Chemin Pyrénéen Piémontais (6) – Bagnères et Lourdes

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Chemin Piémontais (6)

Avril 2017, Lourdes

Moulin des Baronnies

Il est tôt. La lumière du jour est à peine naissante. Dans le vaste hébergement du Moulin des Baronnies, il y a peu de danger à ce que je réveille qui que ce soit. Je suis seul dans le dortoir et les deux dames que j’ai croisées plusieurs fois ces derniers jours, Nicole et Agnès, dorment je ne sais où. Après un petit déjeuner rapide et un nettoyage de la cuisine, me voici sur la route de Bourg-de-Bigorre, village à partir duquel j’ai l’intention de couper à travers la montagne plutôt que suivre le GR. Bagnères-de-Bigorre est trop éloignée et il ne semble pas y avoir de gîte entre le Moulin des Baronnies et la cité thermale. Six à sept kilomètres de moins que par le GR. La petite route repérée paraît tranquille. Jusqu’à Bourg, je marche seul sur la route, peu de voitures me croisent ou me dépassent.

C’est jour d’Élection Présidentielle. En passant devant la Mairie de Bourg-de-Bigorre, puis un peu plus tard dans la matinée devant celle d’Espieilh, on entend des voix et des bruits de tables et de chaises. Seules vraies journées de citoyenneté ? Sur la route, en revanche, il n’y a toujours pas ou presque pas de voiture. La région serait-elle déserte ? Les citoyens réservent-ils leur suffrage cet après-midi seulement ? Ou manquent-ils de motivation ?

Les plaies sur le moignon sont moins douloureuses. Mais quelques centaines de mètres avant de parvenir à Espieilh, au cours d’une longue montée plus raide que prévue, une douleur aiguë suivie d’une paralysie saisissent le seul genou qui me reste. Je ne peux presque plus bouger. Cette douleur, je l’ai connue une fois il y a trois ans, durant la marche sur la Via Podiensis, à Eauze. Elle passera, je n’en doute pas, mais cela peut être long. En m’appuyant sur les béquilles, je me traîne jusqu’à l’église du village et j’entre dans le cimetière où j’espère trouver un coin d’herbe pour m’allonger. La vue est magnifique sur les collines qui dominent la région. De longs massages sur le genou apaisent la douleur, mais l’ensemble reste fragile. Je reste sur mes gardes.

La météo est superbe. Au bout d’une heure, le genou calmé et retrouvé, je suis reparti sur la départementale D26 déjà rencontrée depuis plusieurs étapes, mais toujours sans circulation. La solitude permet de chanter en marchant au milieu de la chaussée. La marche devient agréable depuis que je chemine sur les hauteurs et que la route traverse des petites forêts. Le temps passe vite. Les vues plongeantes sur la campagne, sur les vallées et vers les plaines du Nord, évitent les mouvements d’impatience qui pourraient apparaître dans les côtes. L’après-midi est à peine avancée que des panneaux signalétiques indiquent déjà le petit village d’Uzer, à six kilomètres avant Bagnères-de-Bigorre. Se lever et marcher tôt présente des surprises, telle celle d’avancer plus vite que prévu. Pour un pique-nique, je m’assois au bord de la route lorsqu’une voiture arrive en sens inverse, me dépasse, s’arrête, recule et vient stationner près de moi. Une dame en sort. Elle me voit avec une prothèse : « Vous faites le Chemin de Compostelle ? – Oui, oui…». S’engage une conversation qui va durer plus d’une heure. Une conversation à sens unique, car c’est surtout elle qui parle. Elle tient un gîte dans le Gers, connaît des personnes avec qui je bavarde sur Facebook, raconte des anecdotes et s’épanche sur la guerre qui oppose les divers hébergements, hôtels, chambre d’hôtes, aux donativos, ces accueils où chacun donne ce qu’il peut ou ce qu’il veut… dans l’esprit généreux du Camino. Elle détaille aussi les choix de Thérèse, la vaillante hébergeuse de Miradoux, dans le Gers, avec qui j’ai longuement échangé lors de mon passage il y a quelques années. On ne dira jamais assez de bien de tous ces bénévoles ou responsables de donativos qui colorent le Chemin de Compostelle. Nous partageons des adresses diverses et elle repart.

Maintenant, Uzer est dépassé, mais Bagnères n’est pas encore en vue. Dans une descente, une voiture arrive par derrière et s’arrête à mon niveau. C’est une jeune dame : « vous me reconnaissez ? ». Non ? Eh oui, il s’agit de l’hôtesse du Moulin des Baronnies où j’ai logé la nuit précédente. Bien habillée, elle est différente de l’apparence qu’elle présentait à l’accueil, derrière son comptoir. Elle part rejoindre des amies (et amis, semble-t-il) à Bagnères-de-Bigorre pour faire une randonnée dans les montagnes. Elle propose de m’emmener. J’ai marché dix-sept kilomètres depuis le Moulin, il serait malvenu de refuser ! Surtout en si charmante compagnie. L’arrivée en voiture sur la belle ville thermale de la Bigorre est admirable… mais la route qui y accède est très passante. Heureusement que j’évite la marche à pied, grâce à ce nouvel ange compagne de plus. Me voici en ville alors qu’il n’est pas encore 15 heures. Bonne surprise du Camino. Dans une brasserie où je sirote une limonade bien pétillante, la télévision commente bruyamment la journée électorale. J’ai le temps décrire longuement les observations de ces dernières journées.

Après un petit tour en ville, je me rends vers l’hébergement le plus simple, un ancien centre paroissial tenu par une association. L’accueil par Catherine est très chaleureux. Une chambre pour moi seul. Dans le gîte, logent aussi une jeune slovaque, ravissante blonde au joli nom de Madeleine, version slovaque, qui a du mal à s’exprimer en français malgré des efforts évidents… et une autre dame que je n’aperçois qu’en coup de vent. La distance depuis le Moulin des Baronnies nécessitait théoriquement deux étapes, dont une dehors, puisqu’il y avait plus de trente kilomètres et pas d’hébergement. Une journée a été gagnée. Le gîte est accueillant et confortable. Une vaste chambre m’a été donnée, il y a un grand lit, un grand lavabo surmonté par un vaste miroir, et surtout un petit bureau, sous une fenêtre, qui offre un espace pour écrire. Je demande à rester deux jours. C’est OK. Le soir, je me rends dans un restaurant chinois où j’apprends les résultats des Élections Présidentielles. Inquiétude de voir arriver la candidate du Front National au second tour, mais je préfère ne pas commenter. Le prix élevé du repas au restaurant me rappelle les exigences économiques du quotidien et la prudence nécessaire… comme cela s’était produit à Esparros. Le lendemain, je reste à Bagnères-de-Bigorre et je me débrouille avec mon petit budget habituel et les boutiques du coin. Ainsi, je peux faire la grasse matinée, écrire et me reposer.

*

Lourdes. La ville mariale a une saveur particulière dans ma vie. C’est la cinquième fois ou peut-être la sixième fois que je m’y rends. La première fois, j’avais dix-huit ans. J’étais gravement malade et l’hôpital de Bordeaux où j’étais soigné plus ou moins bien depuis plusieurs mois, était très réticent à l’idée de me rendre à Lourdes. J’ignore les raisons qui m’ont poussé à partir à Lourdes, mais il y avait plusieurs influences : certaines externes, celle de ma mère, d’autres intimes, une aspiration spirituelle. Je ne crois pas avoir demandé un quelconque miracle, mouvement étranger à mon âme de l’époque. Non, le but était d’y aller à la fois dans un esprit de curiosité et d’attrait religieux. Logé non loin de la Grotte, j’ai complètement ignoré l’existence des marchands du Temple, vendeurs de fétiches de toutes sortes. Durant ce séjour qui a eu lieu au moment du Pèlerinage du Rosaire, il est arrivé des événements étonnants et assez merveilleux à ma mère qui, après avoir dû traverser la mort d’un de ses enfants, devait maintenant affronter la grave maladie d’un autre de ses enfants. De mon côté, j’ai fait la connaissance d’un dominicain qui, plus tard, est devenu un grand exégète, et d’une jeune infirmière très belle et très troublée par ce que je vivais, dont j’ai encore le souvenir lumineux. Si j’avais pu songer que douze ans plus tard, j’épouserais une infirmière toute aussi exceptionnelle ! Le séjour s’est terminé précipitamment : à la suite d’un malaise, une ambulance m’a ramené à toute vitesse à l’Hôpital de Bordeaux. J’ai l’étrange souvenir de n’avoir éprouvé aucune inquiétude lors de ces instants, alors qu’on avait l’air de s’affoler autour de moi.

La seconde fois eût lieu deux ou trois ans plus tard, où je suis venu, caché, comme simple pèlerin. J’étais arrivé en voiture, après avoir traversé la France depuis Besançon, pris des auto-stoppeurs allemands inquiétants (c’était l’époque de la Fraction Armée Rouge de Baader et Meinhof), dormi dans une communauté charismatique à Saint-Guilhem-le-Désert où je suis repassé l’an dernier. Mais ma mémoire se trouble un peu, donc je n’en écris pas plus. Le spectacle des marchands ne m’avait pas trop choqué, mais j’ai le souvenir d’une mendiante qui avait réussi à m’escroquer pas mal d’argent jusqu’à ce que plusieurs commerçants interviennent pour me libérer de l’emprise de cette femme. La troisième fois, je suis venu à Lourdes une huitaine d’années plus tard, en 1981, pour aider. Mon assistance consistait en l’animation de groupes bibliques aux Rotondes. Malheureusement, durant une de ces animations, j’ai été victime d’une syncope et je me suis effondré dans la salle… Les participants m’ont sauvé, et j’ai fini le séjour dans un fauteuil roulant. Il me semble y être allé une ou deux autres fois depuis, en passant. L’avant dernière fois, je me suis rendu à Lourdes, suite à la mort d’un autre de mes frères qui s’est tué dans la montagne, tout près d’ici, au Pic du Midi d’Arros. Et voici la cinquième, sur le Camino de Santiago, après 290 kilomètres de marche sur le Chemin Piémontais.

En attendant, je suis à Bagnères-de-Bigorre et il faut se rendre à Lourdes. Catherine, la responsable du gîte de Bagnères m’a confié un papier qui propose un raccourci : 23 kilomètres au lieu de 30. Pourquoi pas risquer une distance qui me paraît parfois trop importante. Et puis, on est si bien dans ce gîte ! Mais j’y suis resté deux jours. Je me lève à cinq heures du matin pour partir tôt, mais je traîne un peu pour le petit déjeuner. Finalement le départ réel se passe à sept heures trente.

La route est particulièrement dangereuse au départ de la ville. On longe une nationale, les trottoirs ne sont pas adaptés et il faut marcher au milieu de la circulation lors de travaux qui barrent à moitié la chaussée. Les bords de la chaussée, même asphaltés, sont humides, suite à la pluie de nuit. Bon, ouf enfin, je rejoins une petite route, la bonne et fidèle petite D26 qui, après avoir serpenté dans les faubourgs de Bagnères-de-Bigorre, continue tranquillement son chemin vers l’ouest. Le temps est couvert, mais il fait bon pour marcher. Les nuages sont hauts, ce qui permet d’entrevoir de belles échappées sur les Pyrénées. Les prairies et le bord de la route sont couverts de fleurs. Je ne résiste pas à les photographier et à admirer la capacité de la nature à produire de telles merveilles. Vraiment, les logiques du vivant ne sont pas celles de nos catégories mentales qui se sont soumises à l’efficacité et au rasoir d’Occam. Pourquoi ces fleurs sont-elles si belles… Harmonie et complexité.

Sur cette route, s’est produit un incident que j’ai d’abord considéré comme une anecdote, avant de me rendre compte que décidément, les anges m’accompagnent. Je marche sur le côté gauche de la route, dans l’herbe. Le rebord est un talus. Depuis que je marche sur cette petite route, je n’ai vu personne et pratiquement aucune voiture ne m’a croisé, ni dépassé. Il y a un virage à gauche. Je m’apprête à le rejoindre, lorsqu’une dame survient de l’autre côté et me crie : « ne restez pas là, le tournant est dangereux, les voitures le prennent à la corde…». Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai immédiatement obéi à cette dame et j’ai traversé la route. À cet instant, est arrivée une voiture, comme un bolide et a coupé le virage à gauche, exactement comme la dame l’avait prédit. J’aurais été là, j’aurais été emporté comme un fétu de paille. Ouf ! Un ange de plus ! Quand j’ai voulu remercier la dame, elle avait disparu, elle avait dû entrer dans une des maisons qui traînait là, un peu en dehors. J’en suis encore tout ému. Chose amusante, la dame était habillée tout en bleu. Quand j’ai raconté cette histoire à des amis, j’ai eu droit à des allusions appuyées sur la proximité de la Cité des Apparitions mariales. Alors j’ai dû préciser qu’il s’agissait d’une dame âgée et que la couleur bleue qui l’habillait était plutôt celle d’une robe et d’un tablier bleu marine d’une femme de la campagne… Bon n’imaginons rien de plus ! Il reste qu’il n’est pas le premier petit incident de ce genre qui m’est arrivé sur le Camino. Sur le coup, j’ai lu cet incident comme un coup de chance, mais avec le recul, je m’en émerveille sous l’angle de la confiance qui doit habiter à chaque instant le pèlerin. Confiance en une présence bienveillance qui nous dépasse, comme je l’avais si intensément éprouvé dans les dernières semaines de la marche en Espagne.

Au bout de huit kilomètres, la départementale D26 se scinde en deux autres départementales, toutes les deux nommées D18. C’est normal, D26 divisée par deux égale D18, n’est-ce pas ? Quelques centaines de mètres plus loin, il faut bifurquer sur une petite pente raide, la rue Saint-Jean, qui accède au joli village sur une ligne de crêtes, Neuilh. Je suis fatigué et le moignon a besoin d’être massé et reposé  : il me reste de quoi manger et boire. Bien que caché dans un abri bus, des promeneurs passent juste au moment où j’ai enlevé la prothèse et que je soigne le moignon et ses plaies. Les gens détournent leur regard par pudeur, semble-t-il, mais comme ils sont en groupe, ils s’éloignent en riant.

À partir de Neuilh, je vais traverser parmi les plus beaux paysages que j’ai vus sur le Camino. Après une marche sur la chaussée, le Chemin Piémontais s’engage sur une ligne de crêtes toute nue, sans arbres… Les Pyrénées se dressent au Sud sans écraser. Cet avant-pays pyrénéen déploie ses collines et ses vallées qui surviennent brutalement quand on arrive du Nord. Ce n’est pas mon cas, puisque je longe les Pyrénées depuis Carcassonne. Cette grande paix, si souvent éprouvée sur le Camino, est là. Je suis seul, cela suffit. Je prie simplement, en silence, peu de bavardages dans la caboche. Quel bonheur. Il faut franchir une barrière métallique. Il est indiqué de bien la fermer en raison des troupeaux. Le sentier épouse la crête et les autres lignes aux multiples coloris se déploient dans toutes les directions. Je m’arrête pour grignoter des fruits, avec l’idée d’une bonne sieste. Personne, sauf ceux qui l’ont expérimenté, ne peut imaginer le plaisir d’une sieste, loin de tout, dans un paysage splendide.

Ah, il commence à pleuvoir et même à neigeoter. De fait, la nuit suivante, il va neiger sur tout la région au-dessus de 500 à 600 mètres. J’ignore à quelle altitude le chemin se situe. Sans doute pas loin de 800 mètres. Je n’ai pas froid et je continue le sentier qui redescend doucement la plupart du temps vers la vallée, un peu abruptement vers la fin. Il traverse des bois incendiés. Dommage, le charme du chemin se disperse quelque peu. Pas trop quand même, puisque je m’amuse à photographier un bourgeon au milieu des cendres.

Voici le village des Angles. Ma jambe me fait souffrir, mais le calme apaisant des paysages que le Camino sillonne aide à supporter les difficultés. Je pensais voir la ville de Lourdes, mais toujours rien. Il faut encore marcher sur une petite route à peine asphaltée et aisée à arpenter. Des troupeaux de vaches et de moutons distraient, surtout quand ils s’avancent vers le promeneur dans l’espoir, peut-être, de sortir de leurs prairies encloses. L’engourdissement d’une marche qui dure depuis près de dix heures empêche la conscience des douleurs des plaies d’envahir. Le plaisir de la marche recouvre tout. Maintenant, j’arrive sur une route un peu plus grande. Puis cette fois, ce sont des faubourgs, des suites d’habitations individuelles. Lourdes n’est plus très loin. Malheureusement, apparaissent les sources du refrain sempiternel de mes expériences caminesques : marcher dans une ville est extrêmement fatigant. Bitume, odeurs d’hydrocarbures, enseignes lumineuses agressives et surtout le bruit… les bruits mécaniques et métalliques des rues encombrées de véhicules. Sans omettre le vacarme des travaux de voirie. Et je ne sais pas où se trouve la Cité mariale.

Dans le gîte d’hébergement des pèlerins de Compostelle, on m’attend. En cette saison, il ne risque pas d’y avoir beaucoup de monde. Encore faut-il le trouver. Je tourne en rond. Voilà. Route de Pau, « La Ruche ». Jean-Louis, au doux nom de Doux, est maître à bord. Il pleut, mais il m’invite immédiatement à découvrir le point de vue unique que la maison offre sur le sanctuaire. Une des plus belles perspectives de toute la ville de Lourdes, certainement. Une petite prière, un petit mot. Et puis voilà. Me voici dans un dortoir, seul ou presque (quelqu’un viendra me rejoindre plus tard). Jean-Louis ne réalise pas tout de suite qu’un handicapé, un amputé comme moi, a besoin de quelques commodités confortables… Il m’installe d’autorité dans un lit, mais je dois lui expliquer que celui-ci doit m’être accessible d’une part, et que je dois pouvoir recharger le genou électronique de ma prothèse pas trop loin du lit d’autre part. Mais son accueil chaleureux, presque paternel, est réconfortant. Il demande simplement le respect de son propre univers qui est à l’étage. C’est là qu’il accueille les pèlerins pour le repas.

Il est tard, mais pas trop. Je monte manger. On entend en bas les cantiques des processions. Jean-Louis m’apprend que la petite Myriam, que j’avais rencontrée chez le Pasteur Bernard Bordes, au Mas d’Azil, est ici, dans le gîte. J’ai souvent pensé à elle durant le chemin, car elle m’avait alors confié d’une part ses combats intérieurs, d’autre part le contenu d’une thèse de géographie qu’elle avait du mal à terminer. De fait, elle viendra un peu plus tard rejoindre la tablée du dîner.

Je suis resté deux jours à Lourdes. Inévitablement, quand on se retrouve en un tel lieu, on est saisi par l’ambiance humaine avec ses misères, ses dévouements et ses grandeurs. Tout le monde le sait bien. Il y a aussi les petites arnaques du jour, comme le coût himalayen d’une crêpe dans un restaurant. Mais globalement, je ne suis pas allé dans les lieux commerçants. En revanche, j’ai consacré du temps à la prière silencieuse dans une église moderne et vide dans la prairie, que je n’avais jamais vue. Un désir d’acte d’humilité, forme de remerciement à l’aventure vécue ce mois-ci, m’a conduit aux « piscines », là où tant de pèlerins viennent se baigner dans l’eau de la source découverte par Bernadette et revivre, selon la terminologie, leur baptême  : froid glacial. Il a neigé sur les hauteurs, là où je suis passé la veille. Eau glaciale. Comme handicapé, je passe devant tout le monde. Il est touchant et significatif de voir toutes ces personnes faire la queue pour un tel acte qui, au regard de la modernité, doit sembler bien absurde. Significatif, parce que l’on se rend compte du silence de nos cultures sur cette marginalité si intense. Les personnes viennent de toutes les nationalités, méditerranéennes comme nordiques, elles attendent peut-être un miracle, mais il m’a semblé qu’elles venaient surtout pour accomplir un acte rituel. Je me suis laissé faire et j’ai été assez étonné de constater que les bénévoles étaient impressionnés par mon handicap et mon attitude. Heureux de vivre une fois de plus une telle expérience… qui plonge aussi dans l’ensemble de ma recherche intérieure depuis l’adolescence : l’interaction signifiante entre la vie, la mort et l’eau. Lourdes m’a toujours étonnée par son atmosphère à la fois humide et vivifiante.

J’ai constaté que les pèlerins de Lourdes ne sont pas les mêmes que les pèlerins de Compostelle. Les marcheuses et marcheurs de Compostelle, même s’ils emportent avec eux des blessures profondes, comme je l’ai maintes fois constaté, sont plus embourgeoisés que ceux de Lourdes. Ce n’est pas un reproche, loin de là. Il en faut pour chacun. Ici, à Lourdes, les pèlerins du Camino représentent un tout petit noyau à peine visible. Les pèlerins de Lourdes, avec leurs colonnes de malades, de handicapés, avec leur encadrement bénévole, efficace et parfois un peu autoritaire, sont rassurés par cette prise en charge sûre et affectueuse.

*

Avec Myriam, nous nous sommes rendus à un accueil, où il est question des pèlerins de Compostelle, notamment pour le tampon de la crédential. Nous sommes dans un climat très différent de la chaleur habituelle des hébergements. Nous avons beaucoup bavardé, Myriam et moi… J’ai le sentiment d’être un père auprès de sa fille. Le lendemain, nous sommes allés ensemble à une eucharistie, sous une pluie pénétrante et froide, dans la basilique supérieure. Une fois de plus, ma sensibilité anti-cléricale et ironique va être mise à l’épreuve. À ma grande surprise, je suis complètement enveloppé par la liturgie et agréablement touché par le sermon d’un évêque, visiblement théologien, qui préside la cérémonie. L’autorité et la compétence de sa parole n’ont rien du racolage sentimental qu’on entend tellement dans les messes… et qui m’insupporte. Je suis sorti de cette eucharistie apaisé et joyeux, en dépit des kilomètres de nuages au-dessus de la tête. Le soir, dans le dortoir, je me suis retrouvé avec un marcheur assez étonnant, plus proche du clochard et du gitan que du pèlerin ordinaire. Il m’est apparu extrêmement intimidé… et très surpris de mon handicap et de ma prothèse.

Bon, il faut retourner chez soi. Je dois rentrer pour l’anniversaire d’une grande amie qui fête une dizaine de plus. Au revoir Myriam, Jean-Louis et tout le petit monde de La Ruche. Il y a un piano. J’ai pu jouer un peu de Schubert et de Ravel avant de partir. Puis train, arrêt Toulouse, et retrouvailles familiales. Mais je prévois de repartir de Lourdes et passer par le Col du Somport vers Puente la Reina, dès que possible. Mon épouse et moi aurons l’occasion de parcourir le Chemin du Portugal à l’automne.

*

Que retenir, rapidement de l’expérience de ce nouveau Camino le long des Pyrénées, depuis Carcassonne et surtout depuis Mirepoix. La solitude est incontestablement l’aspect le plus évident. Et je ne vais pas le reprocher, car j’adore la solitude. On ne rencontre personne, ou presque. Durant les temps de marche, là je suis bien certain, je n’ai croisé personne, excepté deux cavaliers sur un sentier de montagne. Le nombre de marcheurs côtoyés dans les hébergements doit à peine dépasser la dizaine. Plus de femmes que d’hommes, et plusieurs jeunes, ce qui est surprenant en cette saison. Des français qui ont déjà parcouru le Camino, ou là, des canadiennes.

La plupart sont des personnes courageuses et généreuses qui n’hésitent pas à sortir des sentiers battus. Les hébergeurs sont pour la plupart des personnalités notables :

Au-dessus de chez Marie, à St Bertrand de Comminges

je songe notamment à Marie et Jean, à Bernard le Pasteur du Mas d’Azil, à Marie de Saint-Bertrand-de-Comminges, Chez Mémé à Juzet, ou à Jean-Louis, de La Ruche, à Lourdes. La plupart s’inscrivent dans l’esprit du Camino. Et ils sont seuls : il n’y a pas d’institution derrière eux. J’ai expérimenté le fait que les hébergements apparaissent au fur et à mesure de la progression. Les guides n’ont pas été très concluants. Ils font ce qu’ils peuvent, en raison du manque de témoignage, sans doute. Deux fois, toutefois, les hébergements ont été des arnaques : l’un à Hounoux, après Fanjeaux, -beaucoup trop cher-, l’autre à Esparros -sale et cher également-. En revanche, un des plaisirs a consisté dans l’accueil familial : plusieurs fois, j’ai été reçu au cœur des maisons de famille, expérience réjouissante. J’avais pris la tente, en m’imaginant que le manque de fréquentation de ce Chemin m’obligerait à dormir dehors. En fait, cela ne m’est arrivé qu’une seule fois. De nombreuses maisons abandonnées doivent offrir la possibilité de squatter les lieux.

L’isolement conduit toutefois à un problème important : celui du ravitaillement. Mieux vaut être précautionneux. À plusieurs reprises, je me suis retrouvé avec un quignon de pain, ou un ou deux fruits, voire avec plus rien du tout. Je suis parvenu à me maintenir à une moyenne de vingt-deux euros par jour, sauf à Lourdes où je me suis laissé aller. Dans les hébergements familiaux, le petit déjeuner était copieux et assure une sécurité. En complétant avec quelques fruits et quelques charcuteries, je m’en suis bien sorti.

S’il y a solitude, en revanche, j’ai été plus gêné par les bruits artificiels que sur le Chemin du Puy. Le GR longe des routes départementales, parfois passantes, et traverse des villages. Les bruits attachés aux habitations sont plus sensibles : véhicules divers, tracteurs et motobineuses, tronçonneuses, etc. Mais n’exagérons rien. Sans doute, suis-je sur le coup des dernières étapes, du côté de Bagnères-de-Bigorre et de Lourdes. Globalement, le silence est nettement plus dense que, par exemple, sur le Camino Francés, en Espagne, qui transperce des villes sur toute leur longueur, et qui longe des autoroutes ou des voies rapides pendant des dizaines de kilomètres.

La solitude a également été faussée par le fait que j’ai beaucoup communiqué avec Facebook. Bonne ou mauvaise idée, j’ignore. Il est certain qu’à la différence des premières marches vers Santiago de Compostelle, sur le Chemin du Puy et plus encore en Espagne, où j’étais coupé de tout, j’éprouve le désir de communiquer mon expérience à d’autres. Comment les lecteurs de Facebook l’ont-ils perçu ? Parfois je m’interroge, mais avec le recul, je m’en moque. Il me semble même que les résumés des journées vécues ont soutenu certains d’entre eux et ont créé des liens par delà la rencontre physique.

Les paysages sont de toute beauté. C’est naturel, nous sommes proches des Pyrénées qui régulièrement, dressent leur muraille et réfléchissent la neige dans les sommets. Elles apparaissent comme une sorte de guide rassurant et maternel, toujours orienté du levant vers le couchant. De plus, l’avant-pays pyrénéen est varié, très différent entre le monde méditerranéen et le monde atlantique. Le Département des Hautes Pyrénées nous permet d’expérimenter la vraie montagne, alors que les douces collines de l’Aude ou de l’Ariège, du côté de Pamiers ou du Mas d’Azil, sont reposantes. La végétation, la faune et la flore, sont multiples et changeantes. Je garde le souvenir de magnifiques grandes forêts où respirer, seul, dans la journée ou le soir couchant, emplit l’esprit et les sens d’une vitalité débordante. On aurait envie d’être un animal, un chevreuil ou une chouette… Je suis déjà papillon et un peu léopard, mais comme handicapé, je ne peux pas me servir de ces qualités aussi facilement que les vrais. De ce point de vue, mise à part la solitude, le Chemin Piémontais ressemble beaucoup à la Via Podiensis. De plus, je l’ai parcouru au printemps, époque où les couleurs, les parfums et l’animation volatile sont plus bouillonnants et pétillants qu’en d’autres saisons. Entre début et fin avril, j’ai eu le temps de voir les bourgeons s’ouvrir, les arbres fleurir et les prairies se couvrir de mille coloris. La faune rencontrée est plutôt pastorale ou domestique : moutons, vaches, ânes, chevaux, chèvres… Un sanglier une fois, quand même, et des chevreuils. Côté météo, je n’ai eu que trois jours de pluie et une seule journée de pluie pénétrante et glacée : à Lourdes donc. J’en ai parlé ci-dessus.

Côté humeur, c’est sans doute un des chemins où mon esprit et mon cœur ont été le plus paisibles. Une grande paix intérieure et pas une once d’inquiétude. La bonne humeur est restée présente tout au long de la marche. J’ai continué la pratique de la prière intérieure, celle du Pèlerin Russe, l’hésychasme des moines du Mont Athos, assaisonnée à ma sauce occidentale, et la médiation des psaumes et de la Bible. J’en mesure, au-delà des convictions personnelles, l’efficacité sur le long terme. J’ai terminé, hier, sur la lecture du Livre de la Sagesse qui m’est apparu d’une brûlante actualité. Naturellement, tout cela est à mettre en perspective, celle d’une expérience solitaire qui libère des inhibitions. Je dois avouer toutefois que la plaie sur le moignon contractée à partir de Saint-Lizier a été pénible à supporter. Mais, combien de fois ai-je expérimenté que les bobos ou les fatigues sont recouvertes par la confiance et le sentiment d’une présence qui nous déborde, quand on a l’esprit paisible et joyeux. Je me sens plus lépidosophe que jamais, volant, papillonnant, conscient de ma finitude et heureux de participer à la grande aventure de la vie, de la Vie avec un grand V.

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