Opinion, fait, incertitude (et herméneutique). Lors d’une réunion philosophique que j’animais, l’un des participants est intervenu pour affirmer : « rien n’est réel, tout n’est qu’affaire d’opinion »… Ce sur quoi je lui ai répondu : « on m’a coupé la jambe, j’ai de temps en temps des douleurs fantômes (ce n’est pas marrant). C’est un fait réel, pas une opinion ». Les faits sont irréductibles. Il m’a été répondu que j’étais un sale type dogmatique, car tout n’est qu’objet d’interprétation. Absolutisme objectif !
Seconde anecdote : j’explique à un proche, ingénieur de formation, qu’aucune expérience scientifique n’est sûre à 100%. Il me répond que s’il trace un point sur le sol et qu’il lâche une balle dessus, à la verticale, il est sûr que la balle va tomber sur le point. Je lui ai expliqué que non : je peux donner un coup de pied dans la balle au cours de la descente ; il peut se produire une secousse sismique dans la demi-seconde où il lâchera la balle (probabilité de 0,00001 % sans doute) ; un météorite peut tomber sur la maison juste à ce moment (0,0000000001 %) ou un missile (plus probable !). Ici je ne passe plus pour un dogmatique, mais pour un méchant critique.
Absolutisme subjectif ! Me voilà mal barré ! En fait, comme je l’expliquais à mes étudiants autrefois, sans calcul d’incertitude, une expérience physique n’est pas scientifique.Le problème de mon premier interlocuteur, c’est l’idée selon laquelle l’incertitude amène à une « interprétation »… que lui-même a traduit par « opinion ».
Le fait que toute expérience est soumise à une incertitude, même infime, ne signifie pas que la réalité n’est qu’affaire d’opinion. Cette idée, typique d’une sensibilité autiste, a actuellement beaucoup de succès : certains parlent de vérité alternative, la plupart du temps quand la réalité des faits les dérange et quand une interprétation particulière ou complotiste les arrange.
Malheureusement, en ces temps de bavardage conspirationniste et individualiste, les contempteurs des sciences montent en puissance. Les exemples pullulent. En voici un : alors que je donnais un cours sur l’évolution naturelle dans un lycée juif fondamentaliste, plusieurs élèves m’ont dit qu’ils apprendraient volontiers ce que je leur expliquais (ils étaient gentils), mais qu’ils n’y croyaient pas du tout. Ils estimaient que le rabbin traditionnel qui devait intervenir quelques jours plus tard dirait la même chose qu’eux, et que lui au moins était crédible.
Récemment je découvre que la Turquie va désormais enseigner que l’évolution naturelle est une théorie non prouvée, et elle va remplacer les résultats scientifiques par les interprétations plus vraies des imams.
Un jour, un jeune théologien, catholique lui, m’a tenu le même discours sur ce qu’il appelait la théorie de l’évolution. Je lui ai répondu que l’évolution était un fait scientifique établi par les géologues, archéologues, biologistes, généticiens, zoologistes… Ce qui est de l’ordre de la théorie, c’est l’explication (l’interprétation si on veut) qu’on en fait. Darwin a expliqué l’évolution à partir de la sélection naturelle des espèces dans le milieu environnant. C’est pour l’instant celle qui admet le moins d’incertitude. Mais fait et théorie sont deux choses différentes. Rien n’empêche de nuancer cette théorie, voire de la contester. Toutefois il faudra le démontrer par des arguments solides, rationnels et repérables. Les faits restent irréductibles.
Le doute sur les faits, sur l’objectivité, sur les théories scientifiques, et plus généralement sur le réel, est très inquiétant. Il est également imbécile de traiter de dogmatique quelqu’un qui se réfère à des résultats scientifiques prouvés et les préfère à des opinions racoleuses ou médiatiques. Ce n’est pas parce que les faits demandent une interprétation que leur théorisation est affaire d’opinion. Les sciences ont une méthodologie rationnelle qui rend leurs résultats compréhensibles par tous ceux qui la suivent : c’est ce qu’on appelle l’objectivité. Appelons-la inter-subjectivité si l’on veut. Si un processus scientifique intègre toujours un calcul d’incertitude (ou des hypothèses et des limites), cela n’a rien à voir avec une opinion ou une critique, au sens simpliste du terme. C’est juste une question de méthode. Et un de ses buts de la méthodologie scientifique est la réduction maximale de cette incertitude et la généralisation la plus certaine de ses résultats.
Il n’existerait pas de technologie sans cette reconnaissance objective des faits. On ne construirait pas des Airbus si on ne savait pas coordonner les savoirs et les compétences de 70.000 ingénieurs, si ce n’est plus. On n’expliquerait pas la variété des espèces animales et végétales s’il n’y avait pas des milliers de laboratoires qui cherchent, trouvent, démontrent, publient, sur toute la Planète, dans l’hypothèse de l’évolution naturelle… quelles que soient la culture, la religion, les idées politiques ou l’opinion des personnes, praticiens compris.
Trois malheurs : le premier malheur de beaucoup de politiciens et de religieux, ainsi que de nombreux journalistes, est leur incompétence scientifique. Le malheur dérivé est que beaucoup de gens les croient. Et le troisième malheur, c’est que certains en profitent.
Bien sûr, les sciences posent d’autres problèmes que je ne développe pas ici, mais gardons à l’esprit la trilogie irréductible : fait-incertitude-opinion, avec toute la complexité et le process qu’ils cachent, pour éviter de se fourvoyer dans des impasses et dans des perspectives simplistes et figées.