Chemin Piémontais (1)
Chemin Piémontais (2)
Chemin Piémontais (3)
Chemin Piémontais (4)
Chemin Piémontais (5)
Chemin Piémontais (6)
Avril 2017, Portet d’Aspet
C’est curieux, j’éprouve moins le désir d’écrire sur l’expérience vécue sur le Camino, comme lors des fois précédentes. L’an passé, j’ai marché sur le Chemin d’Arles et ai beaucoup écrit de réflexions et d’observations -les articles du blog les reprennent-, puis quatre jours sur ce Chemin Piémontais en famille… pendant lesquels je n’ai en revanche pas noté grand chose. Et voilà, c’est reparti.
Déjà huit jours de marche pourtant. L’état d’esprit y est : paix tranquille, équilibre serein entre raison, méditation, sensations et émotions. Aucune inquiétude. Il n’y a rien à prouver. Les rencontres sur le Chemin Piémontais, ce chemin méconnu qui longe les Pyrénées, sont rares. Ces premiers jours, les interlocuteurs sont les hébergeurs. Je ne croise aucun marcheur dans la journée. Le premier, ou plutôt la première que j’ai rencontrée à l’hébergement du Mas d’Azil, est une jeune fille, de 25 ans environ. Appelons-la Myriam. Elle est en train de rédiger une thèse de doctorat en géographie sur l’habitat et le quotidien des éleveurs dans trois lieux différents de France : un vrai travail d’éthnologie. Elle est partie de Béziers. Puis c’est un couple, dont l’homme, appelons-le Jean-Claude, est chef d’une entreprise de panneaux solaires photovoltaïques et qui en est à son second jour de marche. Sa compagne, Claire, a déjà parcouru le Camino et est toute attentionnée à son homme. Elle s’amuse des découvertes qu’il constate, comme tous les marcheurs expérimentés et, j’espère, jamais blasés que nous sommes. À Saint-Lizier, puis Castillon, c’est Jeannette, de Foix. Elle est institutrice, se revendique athée, semble assez seule dans la vie.
Sur l’autre face, voici les hébergeurs. Aux seigneurs, tous honneurs, ce sont les hôtes de Mirepoix. Là, je garde les prénoms, puisque tout le monde les retrouvera sur les guides. Elle, Marie, est venue me chercher à Carcassonne après une attente de trois heures due à un voyage épique avec la SNCF. Bon, je ne raconte pas, c’est à mourir de rire et il semblerait qu’à chaque fois que je voyage avec la SNCF, il se produit des incidents : là, en l’occurrence, il s’agit de travaux sur la voie, puis de voie bloquée à cause d’une bâche qui s’est prise dans les catenaires, puis d’une pagaille et de contradictions dans la communication, puis de transport homérique dans des cars affrétés, dont les conducteurs ne savaient même pas où il fallait aller ! « Comme chez nous », racontait en s’amusant un indien assis sur le siège derrière moi. Les voyageurs sont passés successivement de la surprise, puis de l’inquiétude, de la colère, à la parole et aux rires, tant la situation devenait de plus en plus absurde. Bref, notre société nationale des chemins de fer part à la dérive… Mais personne ne s’en étonnera.
Revenons au Camino. Marie, mon hôtesse de Mirepoix, a organisé une conférence à Varilhes, près de Pamiers, pour que je puisse raconter mon aventure de marcheur handicapé. Une trentaine de personnes sont venues, j’ai vendu quelques livres. Elle, son mari, Jean, d’origine rwandaise, moi-même et quelques autres personnes présentes, nous avons eu de longs partages passionnants et tous simples, comme si nous étions des amis de toujours. Le Chemin de Compostelle crée des liens qui sont difficiles à expliquer à des personnes qui ne l’ont pas vécu.
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Le samedi, le 8 Avril donc, je pars sous le Soleil, avec un sac à dos assez lourd, en direction du petit village de Vals. Le sac est lourd parce qu’il porte, en plus de l’équipement habituel et des accessoires de la prothèse, une tente et un matelas. Les hébergements semblent rares et espacés sur ce chemin. Retrouvailles avec les insectes bourdonnants, les papillons virevoltants, les vaches dans les prairies à flan de coteau. Les paysages traversés sont splendides, frissonnants des premiers émois du printemps, vallonnés, égayés par la présence de petits villages, dominés par des églises, véritables monuments. Elles semblent disproportionnées par rapport à l’ensemble des habitations qui l’entourent. Je me permets une première pause près de l’une d’entre elles, à Manses.
Je marche seul. J’aime la solitude. J’ai toujours aimé la solitude. Pour des raisons pas très avouables, sans doute, quand j’étais plus jeune : peur des autres, tendance autiste, difficulté de partager les blessures encaissées dans la vie, notamment suite à la maladie et le handicap. Pour des raisons plus existentielles aujourd’hui : bonheur de se sentir exister, étonnement devant la vie, les autres, face au monde en mouvement, à travers quelques convictions de plus en plus enracinées. Aucune rancœur, peu de spéculation intellectuelle ou morale, même si je suis encore imprégné des nouvelles du Monde, notamment de l’approche des Élections Présidentielles en France. Comme je chemine avec un smartphone, je suis à l’affût des débats sur Facebook, des courriels, des SMS… et des photos et vidéos possibles à publier en ligne. Pourquoi pas ? La méditation et la prière restent mes activités premières, elles me ramènent au sol et au présent. Peut-être suis-je plus détaché que lors des marches précédentes ? Il est certain que dès les premiers pas, au départ de Mirepoix, je n’éprouve aucune appréhension.
Sur le sentier qui monte dans les collines, je m’autorise un petit détour vers un cimetière mérovingien non loin du village de Teilhet. Un cimetière rappelle notre condition mortelle, ce qui m’angoisse de moins en moins, dois-je l’avouer, et l’oubli que nous laissons dans la mémoire des hommes. Cette mémoire du monde est un des principaux thèmes de ma méditation. Que laisse-t-on, que laissent ces mérovingiens dans l’Histoire, la grande avec un grand H, et dans celle de nos familles, de nos amis, de nos communautés locales ? Pas grand chose, voire rien du tout, même si l’apparition d’internet semble faire advenir quelque illusion. Que sera internet dans mille ans ? En revanche, une de mes plus belles découvertes de ces dernières années est celle, double, de la Présence de quelque-chose de durable qui ne se réduit pas à la fuite instantanée du temps, qui accompagne l’esprit, le corps, les sens, le cœur. Et la présence de ce qu’apporte le récit de cet accompagnement. La conscience humaine, et sans doute celle d’animaux évolués et peut-être d’autres êtres conscients dans l’univers, possède cette capacité de relecture du temps et des événements. Un monde est là, consistant, et en dépit de tous les bavardages qui voudraient qu’il ne soit qu’un produit de nos subjectivités et de nos inter-subjectivités, rien ne peut convaincre de son inexistence ou de son illusion. Les spiritualités de fuite me sont devenues étrangères. J’aime ce monde, qu’il soit actuel ou revisité par la mémoire, pas un « autre monde » qui se prétendrait plus vrai que celui-là. J’ai lu de longues pages de la Process Philosophy avant de partir, preuve du reste que je ne me suis pas coupé de la philosophie, contrairement à ce qui semblait se dessiner après le Camino en Espagne. Aujourd’hui, j’approfondis tranquillement ce qui me rend plus moi-même… sans m’attarder à vouloir embrasser l’ensemble de la pensée. Bref, la Process Philosophy, qui est un des piliers de ma perspective, a la volonté de rendre cohérente cette existence… face à tant de pensées actuelles plutôt axées sur l’incohérence et la déconstruction.
Ma petite thèse personnelle sur cette tendance est que les philosophes et intellectuels contemporains de la déconstruction ont du mal à se remettre de l’intrusion de l’aléatoire, du hasard, de l’imprévisible dans les sciences… ont du mal à intégrer l’irréductible existence du temps et de la durée dans la vie, dans l’histoire du vivant. La remarque est symétrique à l’égard des spiritualités qui prétendent connaître le dessein divin ou je ne sais quelle évolution des valeurs humaines. « L’événement », concept-clé de la Process Philosophy, est premier par rapport aux éléments fondamentaux de la matière ou aux atomes de sens de l’esprit et toutes leurs déterminations ou toutes leurs substantification. Il ouvre une véritable créativité. Nombre de penseurs sont héritiers de la philosophie des Lumières qui a espéré en la Raison qu’elle a placée au centre de perspective et qu’elle a inscrite dans des paradigmes mécanistes, post Newton et post Kant ; elle a cru dans le temps linéaire de l’Histoire (celle de nos libérations et de nos combats) qu’elle a voulu spatialiser et rationaliser. Or la Process Philosophy prend le contrepied et, à mon sens, se pose en philosophie alternative post-moderne. Le hasard et l’imprévisible, et donc l’incertain et l’excentrique, sont des catégories fondamentales de son exposé systématique. Même Dieu ! (dans la forme théologique de cette philosophie). Bon, je reviendrais sans doute sur ces thèmes, puisqu’ils ont fait l’objet de mes discussions avec le pasteur Bernard Bordes, au Mas d’Azil. La nécropole des mérovingiens démontre que l’attente des hommes dépasse largement ce que l’histoire factuelle semble en laisser. Illusion ? Et pourquoi donc ? Ce n’est qu’une question de perspective. Seulement, il est sûr que nombre de présupposés et de de préjugés inscrits dans nos mentalités, la mienne comprise, ont besoin d’être révisés.
Je m’approche de Vals par une petite route goudronnée qui part, sinueuse, de Teilhet. Une voiture me croise, s’arrête, fait demi-tour et revient vers moi. Quatre passagers. Que veut-on, m’interroge-je. La vitre s’ouvre et on me parle en espagnol… ‹ c’est bien vous ? Nous vous avons vu à Sarria, il y a deux ans, en 2015 ! ». Mais oui, pourquoi pas. Cela correspond. Un des visages féminins me rappelle quelqu’un. Décidément, je ne suis pas passé inaperçu, avec ma jambe de ferraille, de mousse et toute colorée. Que font-ils ici, ces espagnols… sans doute explorent-ils le Camino Piémontais pour une association ou un groupe de pèlerins ? Nous nous saluons, très étonnés, et chacun repart dans sa direction. J’arrive à Vals. Une belle jeune femme néerlandaise, Lisa, son mari et leur petite fille m’accueillent dans le « Café-Vals ». L’ambiance est très familiale. Le petit dortoir, où je suis seul, est très astucieusement aménagé. Chaque couchette est abritée derrière des rideaux et possède sa petite lumière. On pourrait se croire dans une tente, en pleine nature.
Il est tôt dans l’après-midi. Je prends un long moment à visiter l’exceptionnelle église de Vals. Bâtie sur un roc, on y accède par une fissure dans la pierre comme si on pénétrait dans une grotte. Érigée sur trois niveaux, elle donne l’impression de monter du plus profond de la terre vers la lumière. La crypte ressemble à une grotte, un peu comme lorsqu’on remonte d’un de ses gouffres ou avens touristiques. Les guides indiquent qu’il s’agit d’une église dont l’origine, et donc la base, est plus ancienne que les premières églises romanes. Depuis le sommet, on peut sortir dehors sur une terrasse qui domine toute la région et qui projette la vue jusqu’aux Pyrénées.
Retour au « Café-Vals ». L’hébergement est encore inachevé, en travaux. Le repas est bon et je le prends avec la famille et des habitants du village. Le soir, quatre d’entre eux restent au café et jouent à un jeu de société, juste à côté de moi… Ils rient beaucoup. Je les regarde et m’initie à ce jeu, mais sans oser m’y introduire. Lorsque je repars le matin, c’est avec un petit pincement au cœur que je photographie le lever de Soleil au-dessus de la colline qui domine Vals.
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La partie du GR qui mène à Pamiers est moins intéressante que celle de la veille. De petits incidents l’animent, tel ce berger australien qui m’accompagne durant deux kilomètres jusque dans un petit chemin de terre qui rejoint une petite route. Craignant un chien perdu ou abandonné, je finis par m’adresser à lui avec des ordres bien connus : « assis ». Il s’assied. « pas bouger ». Il ne bouge pas. Je m’éloigne d’une cinquantaine de mètres. Il fait demi-tour et retourne vers où il est venu. Le chemin continue, s’engage sur une ancienne voie ferrée, puis fait une petite boucle à travers la forêt avant de revenir sur la voie ferrée. Je m’arrête pour une petite pause au Carlaret, ensemble de bâtisses autour d’une ferme et d’une église. Il n’y a personne. Après une agréable promenade sur des sentiers de plaine, l’entrée à Pamiers est assez pénible : des kilomètres de bitume, des rues qui n’en finissent pas, le bruit stressant des voitures, des camions, des motos et même d’une sirène d’ambulance. Le monde urbain est fait pour les voitures, pas pour les piétons. J’ai à peine le temps et le courage de voir la ville. Heureusement, un neveu m’attend et m’emmène dormir avec sa famille, ma nièce et leurs quatre petits enfants, à Loubens, en pleine campagne. Le bonheur d’une soirée familiale toute ordinaire.
Ma nièce m’emmène le lendemain au centre de Loubens pour un nouveau départ. Mais je suis éloigné du GR78, celui du Camino Piémontais Pyrénéen. Me voilà parti, confiant dans les indications de Géoportail, logiciel que j’ai opportunément téléchargé avant de partir, sur une petite route, puis sur un chemin qui finit sur une barrière et des prairies. Des gendarmes viennent contrôler qui je suis, avant de déduire par mon faciès que je ne suis ni un SDF, ni un demandeur d’asile égaré, ni un contrebandier, encore moins en terroriste en puissance. Quelqu’un a dû leur signaler mon passage, puisque je marche en dehors des chemins balisés. Je croise aussi des troupeaux de moutons, des ânes, des chevaux et même un sanglier. Les paysages sont maternels, arrondis, sans arêtes, sans parois, sans angles, ni verticalité, ni horizontalité. Les Pyrénées, enneigées, apparaissent et disparaissent au gré de l’horizon.
J’ai bien dû franchir une dizaine de barrières et de clôtures, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, et je me suis enfoncé plusieurs fois dans des culs-de-sac. Les sentiers dans les prés sont difficiles à repérer. Il y a un grand Soleil. En traversant un gué boueux, un des embouts de mes béquilles s’enfonce et disparaît. Impossible de le retrouver. Je suis contraint de continuer jusqu’au gîte de Montegut-Plantaurel, plus loin en temps prévisible qu’en distance, avec un tac tac sur le sol. On dirait un pirate des romans de Stevenson. La jeune dame qui m’accueille dans sa maison est toute seule. Elle prépare un repas à réchauffer, puis laisse les clés et part : si j’ai bien compris, elle a des soucis, mais elle ne m’explique pas la raison. Ce tout petit village perdu dans les montagnes de l’Ariège est certainement attrayant pour les citadins en mal de nature, mais il doit être difficile à habiter pour les quelques dizaines d’occupants qui y demeurent à l’année.
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Le lendemain matin, je pars en direction du Mas d’Azil, prochaine étape. Comme toujours, je n’ai rien réservé. Un petit coup de téléphone vers midi est lancé. Une réponse viendra l’après-midi. Un paysan me montre une mauvaise route au départ de Montegut-Plantaurel pour rejoindre le GR78. Me voici contraint de dégringoler une prairie mouillée assez pentue. Puis je suis embarqué sur des routes secondaires pendant plus de quatorze kilomètres. La marche est agréable car le temps est couvert, avec quelques rares gouttes de pluie. Enfin, le GR78 que j’ai pu rejoindre s’engage sur un sentier boisé qui descend assez raide vers un lac artificiel. Je décide de rejoindre la rive du lac et je le longe jusqu’à un barrage. Il est encore tôt dans l’après-midi. Une dame m’accueille et me conduit au gîte du pasteur protestant du Mas d’Azil. Le temps d’une sieste et le pasteur vient me chercher. Ensemble, en compagnie de quelques artisans locaux qui réparent son habitation, et de voisins proches membres ou non de sa communauté, nous prenons l’apéritif. Un lien fort est créé et il va se continuer pendant deux jours.