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Suite : vérité cognitive (2)
Mai 2017
Drôle d’impression que celle d’expérimenter en soi les projections de courants contradictoires de notre monde. Mieux vaut cultiver son jardin, n’est-ce pas ? Mais le démon philosophique revient face aux raisons actuelles de s’inquiéter. Il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive, ni d’analyser sur mes cahiers personnels toutes les interrogations qui me traversent ces temps-ci. Le va-et-vient entre l’unité intérieure parfois expérimentée, comme lorsqu’on marche des jours et des jours seul, et la décomposition permanente des sujets et des structures qu’impose notre société aux multiples facettes, interpelle la raison et les sentiments. Dans les lignes qui suivent, je propose un regard sur un des champs de méditation liée à mes fréquentations de ces derniers jours, c’est-à-dire lectures, participation et parfois animation de groupes de travail, médias, internet et notamment facebook auquel je suis un peu addict depuis quelques semaines. Parmi ces méditations, j’en sélectionne une qui porte sur le concept de « vérité », concept mal en point que je désire défendre. J’ai beau être un philosophe-papillon, la partie philosophique de ma caboche est encore active. Le mot « vérité » y a du prix, en dépit de toutes les attaques et moqueries qu’il subit. L’élévation au plus haut niveau politique de la notion, strictement sophiste, de « vérité alternative » par Monsieur Donald Trump, est le summum de cette dévalorisation. En arrière-plan, l’immense décalage entre le besoin, légitime sans doute, mais souvent égocentrique, de bien-être, et une angoisse latente face aux réalités politiques, sociales, écologiques et même existentielles, plus globales, finissent par obscurcir la question de la vérité et celle du sens. En ce qui concerne la politique, par exemple, je suis impressionné par le nombre de personnes qui alignent leurs convictions sur des petits intérêts personnels ou subjectifs, indépendamment des nécessités des collectivités, de l’État, des États, des exigences du Droit, de l’Europe, du regard sur la marche du Monde.

Horkheimer et Adorno
Commençons avec les lectures. J’ai la mauvaise habitude de lire plusieurs livres en même temps, ce qui conduit souvent à en laisser traîner sur la table de nuit, sur celle du salon ou sur mon bureau… que je reprends parfois au bout de plusieurs semaines. Ces derniers jours, je bouquine le gros pavé de Dominique de Villepin « Mémoire de paix pour temps de guerre », je viens d’achever « James Bond n’existe pas » de l’ancien membre des Services Secrets français François Waroux, ainsi que le décevant livre de Jacques Arnould « Turbulences dans l’Univers, Dieu, les extra-terrestres et nous ». J’étudie ligne après ligne un essai sur les trois sagesses chinoises (Taoïsme, Confucianisme et Bouddhisme) et les idéogrammes de l’Empire du Milieu… et je me suis courageusement lancé dans le redoutable essai philosophique « Dialectique de la Raison », daté de 1947, écrit par Adorno et Horkheimer, les deux compères de l’École de Francfort revenus des USA après la chute du Troisième Reich. Je lis aussi des romans, des témoignages et des articles de journaux ou de blogs. À côté des lectures, je participe à des groupes de réflexion philosophique ou culturelle, musique, cinéma, je coopère avec des associations, et je marche dans la nature (et sur le Camino de Compostelle). J’écris aussi et je déchiffre des partitions de piano, Debussy, Kodaly et Fauré ces derniers mois. Voilà une retraite, depuis un an donc, bien chargée. Bien.
Il existe une étrange filiation philosophique entre l’essai d’Adorno et d’Horkheimer, et les deux ouvrages traitant de diplomatie visible ou invisible, d’intérêts étatiques et humains, que sont les livres de Dominique de Villepin et de François Waroux. Les philosophes allemands dénoncent le glissement de la Philosophie des Lumières, l’Aufklärung (mille excuses pour le gros mot) dans sa version allemande, son culte de la raison (scientifique surtout) et de la liberté individuelle, vers une vision dominée par l’individualisme, les recettes pratiques et techniques pour trouver un bien-être confortable, tandis que la gestion politique, sociale, économique, technologique devient l’affaire des seuls experts. Ils mettent en accusation la perte de travail théorique sur les concepts comme liberté, justice, vérité au profit d’une pensée scientifique qui critique le mythe, mais qui en réalité épouse les mêmes catégories.
Ma fréquentation de facebook, d’internet, mes propres expériences de marche dans la nature, les animations des groupes de réflexion me font rencontrer plutôt des personnes, très sympathiques du reste, en recherche d’elles-mêmes, en quête spirituelle qui camoufle souvent un besoin de réconfort psychologique et moral. Cette quête s’accompagne d’un mépris plus ou moins avoué à l’égard de la réflexion critique et théorique. La mode actuelle du « développement personnel » dans les entreprises, où l’on part chercher des recettes dans les sagesses dites orientales ou exotiques relève de la même contradiction… Elle détourne le regard des injustices au cœur des structures économiques et sociales. Inversement, les grandes questions concernant le politique, l’évolution des institutions, le droit, les combats à mener pour plus de justice, plus de raison sociale, plus d’équilibre écologique, font l’objet de discrédits, de moqueries même. Ces questions apparaissent aux yeux des médias, réservées, voire récupérées par quelques spécialistes plus ou moins menteurs, et elles induisent des colères, suscitent des rumeurs, des campagnes médiatiques à la fois irrationnelles et infantiles. Le besoin de remèdes pour se sentir mieux n’a jamais autant bouillonné. Il n’y a qu’à se rendre à la FNAC ou dans n’importe quelle librairie généraliste, non spécialisée, pour constater l’importance des vitrines consacrées au bien être, à comment réussir sa vie, comment être heureux, atteindre la sérénité, etc. J’ai donc décidé de prendre des distances à l »égard de facebook et de ses brouillards, et de me retirer pour réfléchir, tel le sage taoïste du traité des sagesses chinoises.
Les livres d’Adorno et d’Horkheimer d’un point de vue philosophique, de Dominique de Villepin et de François Waroux, d’un point de vue politique et stratégique, démontrent ou rappellent simplement que notre monde est loin d’être un pays de bisounours. Violences, trahisons, meurtres, périls divers, stupidités, même au plus haut niveau, reflètent la réalité de bien des structures et des évolutions de notre vie politique. Mais le repli vers un prétendu « bien-être » intérieur suffit-il ? Combien de fois ai-je lu ou entendu qu’« avant de changer le monde, il faut se changer soi-même ». Ce proverbe est, à mes yeux, illusoire, parce qu’il n’y a pas d’avant et d’après, mais dialectique entre les deux propositions : tension et nécessité de conjonction organique. Il faut à la fois se changer soi-même et changer le monde et ne pas attendre que l’un se fasse pour que l’autre suive. De grands réformateurs extrêmement lucides étaient des gens odieux dans la vie quotidienne, et inversement des grands sages ont été de mauvais politiques ou de mauvais capitaines. Il existe bien sûr des personnes qui conjuguent les deux, tant mieux. Mais la causalité est discutable. Il faut quitter l’espace des bons sentiments et des bons principes, pour entrer dans une vraie réflexion philosophique. En tant que lépidosophe, la déconsidération du mot « vérité » m’interpelle, me blesse même, et je vais essayer de la traiter.
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Sur Facebook, dans un petit commentaire, j’ai rappelé en quelques mots, les plus simples possibles à mes yeux, que la notion de vérité est polysémique (plusieurs sens à décliner en fonction des catégories de pensée). Toutefois la multiplicité des interprétations ne justifie pas le discrédit de la vérité et la nécessité de sa recherche. Très peu de réactions. Bref, mon laïus n’intéresse personne. Facebook n’est pas le lieu pour écrire de telles lignes. Admettons. Si j’avais écrit une plaisanterie ou une recette pour être bien dans sa peau, il est sûr que les réactions auraient fusé. Si j’avais publié une petite phrase édifiante du Dalaï Lama, de Gandhi, du Pape François, de quelque chef sioux, d’un sage papou ou d’un Soufi du Yemen, il est sûr que de nombreux likes l’auraient approuvée. J’avoue que ces maximes qui pullulent dans les réseaux sociaux commencent à m’agacer, surtout quand elles sont au service de quelque intérêt commercial, thérapeutique ou idéologique caché. Le nombre de personnes qui veulent guérir les autres et en tirer profit est incommensurable. Même si elles sont de bonne volonté, inconscientes de la manipulation dont elles sont l’objet. Réciproquement, quand on parle de vérité, invariablement on entend dire, soit « la vérité n’existe pas », soit « chacun sa vérité ». Et notre nouveau et loquace Président des USA amplifie cette sottise, en élevant le concept de « vérité alternative » au niveau politique, quand un fait contredit son idéologie, ou simplement quand ça ne lui plaît pas. Amusante cette notion de plaisir, quand une réalité ne convient pas ! Rien de nouveau, m’écrira-t-on. Pas si sûr. Et même si ce n’est pas nouveau, ce n’est pas une raison pour ne pas en faire la remarque. Je vais essayer de déblayer le terrain.
La misère, la violence, l’injustice, l’ignorance, et naturellement les contraintes de la condition humaine, restent actives, en dépit de toutes les luttes et de tous les dénis. Il faut regarder la finitude et la mortalité en face, rappellent les grands philosophes. Les plus belles théories du monde ne permettent pas de les dissoudre dans de séduisants conforts mentaux. A fortiori les recettes des psy ou des pédants qui se prennent pour des sages en publiant des dictons sentencieux et racoleurs. Diminuer les maux de cette Planète, oui, bien sûr, c’est possible et nécessaire : sciences, médecine, droit, éthique, politique, culture ont permis de résoudre bien des malheurs. Le courage, la prudence et le risque pratiquées par certains, vertus qui ne sont pas des porte-bonheur, ont vaincu des détresses et des calamités et ont servi à la fois la liberté intérieure et la dynamique sociale. Le combat vaut la peine. Dès lors, si l’on désire approcher le concept de « vérité », il est nécessaire d’y intégrer bonheur et malheur, paix et violence, jouissance et souffrance, vie et mort… et de travailler sur le curseur entre chaque alternative, ce que l’absurde proposition « chacun sa vérité », ajustée et confondue avec le bon plaisir matériel ou spirituel, contredit. La part de mort est toujours présente. Elle est même nécessaire à la vie, vie organique et vie humaine dans toutes les dimensions. Et donc diminution de soi, échecs, vieillissement, chagrin, renoncement, passivités… y compris dans les structures collectives, les nations, voire dans les civilisations. Qu’on soit clair : je ne prêche pas le défaitisme face aux douleurs du monde. Je rappelle des faits. Les recettes de bien être, matériel hier, spirituel aujourd’hui, ne pourront éviter le choc avec la matière, le face à face des corps, la rencontre conflictuelle avec les autres, la nécessité des institutions et des garde-fous. Bref, une recherche authentique de vérité, c’est tout cela, c’est-à-dire d’abord une acceptation analytique et globale de tout le réel, même celui qui déplaît.
Je tisse le mot « vérité » avec l’aide de cinq fils, ou quatre fils plus un tissu. Pardon pour l’analogie textile, mais j’aime penser en termes de tissus et de topologies, comme le tissage du continuum spatio-temporel, celui de la théorie des cordes ou celui des ailes de papillon qui succède à la chenille et son cocon. Le premier fil est le fil cognitif, celui de la logique et de la connaissance. Le second est le fil éthique, celui de l’action et des valeurs. Le troisième est le fil politique et juridique. Le quatrième est le fil existentiel, celui lié à notre condition humaine. Enfin, je me risque à nouer ces quatre fils autour d’un cinquième, caché, que j’appellerai pompeusement un fil philosophique, voire méta. Méta-physique, si vous voulez, méta-éthique ou politique, si vous préférez, méta-humain en tout cas. Une métaphysique de lépidosophe, naturellement. On peut aussi songer à ces fils comme les cinq lignes d’une portée musicale, à cela près que les sonorités diverses et les mélodies qui y sont écrites s’appuient sur la ligne harmonique fondamentale, la cinquième. Je n’oserai parler de vérité religieuse ou théologique, en raison du fait qu’elle est parasitée par une histoire marquée par de sombres inquisitions. Même chose du reste, en ce qui concerne une prétendue vérité idéologique. Emmanuel Kant et Karl Popper sont passés par là. Je suis en partie immunisé.
Longtemps, à titre personnel, je me suis réfugié dans une philosophie négative, consistant à expliquer que toute pensée affirmative de l’être, du bien, du beau, du vrai qui se veut définitive est suspecte. Cela me venait du transfert de l’admiration religieuse de ma jeunesse pour les penseurs de la nuit des sens et de l’esprit, de Grégoire de Nysse à Jean-de-la-Croix, qui m’ont alors paru respecter la transcendance de Dieu en refusant de les idolâtrer par un discours systématique et fermé. Or se réfugier dans la théologie négative peut aussi conduire à se laisser prendre par une pensée totalitaire, au nom de la transcendance qui devient vite une croyance en l’arbitraire divin : « Dieu fait ce qu’il veut », et hop, on se défile de toute réflexion. Je crois que la notion de transcendance divine est une des raisons qui m’ont éloigné de la théologie facile. Elle tombe sous le crible de la contestation que Hegel a adressée à Kant, à savoir qu’il est facile de critiquer la raison avec les outils de la raison, de nier l’accès aux noumènes au nom de catégories limites. Par un effet de retour, l’esprit critique devient aussi totalitaire que le dogmatisme. Ainsi en est-il de toute affirmation de la transcendance divine qui justifie le refus de toute réflexion sur l’être divin. Je pense que Kant en avait conscience, puisqu’il a rééquilibré sa critique par une éthique. J’ai aussi cherché dans la philosophie, à mon insu sans doute, des approches similaires à cette théologie négative. Certes, le langage a ses limites, l’expérience a des limites, la logique elle-même a ses limites. Je ne rejette pas cette limite cognitive évidente. Il faut conjuguer la réflexion philosophique avec ces limites. J’ai été sauvé du danger de renoncement à la raison et de fuite dans la nuit philosophique, grâce à la dialectique, grâce à la mystique, juive notamment, grâce à une méditation sur l’être et le temps, grâce à mes marches, mes pauses et mes rencontres, grâce enfin à la simple observation intuitive de la vie. Une pensée de la nuit n’interdit pas, loin de là la quête de vérité.
Je vais essayer de dénouer, sans approfondir, les quatre fils proposés et de les tisser autour du cinquième fil, ou mieux, si on préfère, autour d »une trame philosophique. Une trame ouverte vers l’infini et vers le sens, naturellement. Contrairement à maints discours de la pensée moderne post kantienne, je pense que le langage a quelque-chose à voir avec l’être. Les phénoménologues l’ont cru. Avec quelques précautions, bien sûr, précautions logiques et épistémologiques, précautions liées à notre histoire, notre récit et notre perspective. Et parfois même notre intérêt, ce qu’il faut essayer d’éviter le plus possible. Un jour, j’ai lu dans je ne sais plus quel traité philosophique, chez Bergson je crois, que l’être n’est pas une sorte de couche au-dessus du néant ou du rien, mais l’inverse : le néant et le rien sont constitutifs de l’être. J’ai retrouvé la même intuition, sous une forme symbolique, dans la Kabbale d’Isaac Luria. Mais je suppose qu’elle doit traverser toute l’histoire philosophique, ce qu’un papillon philosophique oublie sans doute de butiner.