Six mots hébreux pour dire le silence

6 mots en hébreu pour désigner le silence.

Je suis en train de relire le livre d’une intelligence et d’une profondeur vertigineuse d’André Neher : « L’exil de la parole », sous-titré « du silence biblique au silence d’Auschwitz ». Cela faisait longtemps, depuis mes lectures de Hans Jonas, que je n’avais lu un ouvrage aussi abyssal.

André Neher explique, dans un chapitre sur la sémantique, qu’il existe 6 mots différents en hébreu pour désigner le silence. Mille excuses, c’est beaucoup plus développé dans les lignes du livre. Il donne au « silence » un sens dialectique, deux par deux, avant ensuite de tisser une réflexion entre chaque duo. J’y ajoute mes petites gloses personnelles quand son explication est beaucoup plus subtile que la mienne.

L’hébreu est une langue concrète. Il n’y a pas ou très peu de grande et belle abstraction. Il colle au réel.

  • דמה (Damô), c’est le silence des choses inertes, le silence de la mort. Mais aussi le silence de la nuit, du Cosmos, le silence des pierres. Neher ajoute que Damô est aussi celui de ceux qui parlent creux, de ceux qui parlent de choses qu’ils ne connaissent pas : notamment celui des amis de Job qui parlent à la place de Dieu (Adonaï) et qui sont encore pire que le silence divin lui-même. Peut-être aussi le bavardage de ces commerciaux qui essaient de vendre leur vide (ça, Neher ne l’écrit pas !).
  • שתק (Shataq) Il s’agit du silence du calme qui suit la tempête. Beaucoup plus rare dans la Bible. On peut songer au cri « Tais-toi » de Jésus aux éléments déchaînés sur le Lac de Gennesareth (même si Neher, comme juif, ne le cite pas). C’est aussi le silence qui suit la colère ou le silence après la guerre : je pense par exemple à ce formidable film d’Eisenstein, avec la musique de Prokofiev, « Alexandre Nevski », quand la caméra survole le terrible champ de bataille sur la glace où gisent les guerriers morts… après le bruit des armes et des chevaux.

Voir aussi le film Titanic avec ses corps flottants après le naufrage.

Ces deux silences sont du domaine de l’inertie. Le sans vie.

  • חשה (Hashô), rare mais empli de signification, correspond au silence de l’artisan, de l’ouvrier qui n’a pas terminé son œuvre et qui se refuse d’en parler. Il est aussi le silence du laboureur qui sème sa graine et qui attend la future moisson. C’est encore celui du sportif qui reprend haleine.
  • הרש (Harash) , très proche du précédent, représente un peu le silence du « suspense ». Il va se passer quelque chose, il va y avoir une énigme qui se dénoue. Mais là, pour l’instant, les acteurs sont suspendus. Neher propose l’image du silence de l’orchestre, juste après le temps de l’accord des instruments entre eux, et juste avant les premières notes d’une symphonie. Le chef entre, applaudissements, puis silence… André Neher fait le rapprochement avec le chaos qui précède la création du monde par la Parole, dans le Livre de la Genèse.

Ces deux silences représentent plutôt ceux de l’énergie, ceux qui annoncent une création, quelque chose de nouveau.

  • Le cinquième silence, אלמ (Âlâm ou Ilâm) est celui de l’homme muet. Non muet de naissance, mais muet parce que volontairement il se tait. Il joue à être muet, ajoute Neher. Ceci lui permet de se cacher : « j’avance masqué », écrivait Descartes. Ici transparaît tout l’univers du théâtre et du spectacle : je joue avec ce que je sais et ce que je ne sais pas. Il y a un public. Comment l’acteur va-t-il le rencontrer ? Signe sans doute de la liberté de l’esprit et de sa créativité.
  • Le sixième silence est celui de l’attente et de l’espérance : חסהר פּנים (Hastër Panim). À la différence du chef d’orchestre qui, dans le silence qui précède la symphonie, sait ce qu’il va produire, ce silence de l’espérance est celui de l’écoute de l’autre, l’écoute de l’infini personnel : on ignore la réponse. Silence de la surprise, de l’étonnement, celui qui précède l’émerveillement face à l’autre sujet (ça, c’est moi qui interprète !). Le thème est central dans le Judaïsme : le Judaïsme ne se fonde pas sur une foi ou un savoir (« je crois » ou « je sais »), mais sur « Écoute Israël », le « Shema Israël ». Ici le plus important, c’est le rapport « Je-Tu ». J’écoute, j’attends non pas un son, une idée ou une musique, mais la parole de l’autre. L’Autre absolu est naturellement le divin, Dieu, Adonaï, avec qui la relation n’est pas philosophique, le « Je-On », ou le « Moi-Idée », mais elle est dans le « Je-Tu » : et chacun écoute en silence, prie, renonce à sa toute puissance et à son ego, Adonaï compris. Les références bibliques sont ici très nombreuses. L’idée d’une toute puissance et d’un tout savoir divin est anéanti. On peut relire aussi l’hallucinant petit livre de Hans Jonas : « Le concept de Dieu après Auschwitz ».

On aura compris que ce dernier couple est celui de la rencontre, de l’amour et de la haine, du hasard et du jeu, du dialogue entre sujets. J’ai été amusé par l’analogie proposée par Neher entre le duo dans la musique et le dialogue. Un duo est un contrepoint, une dualité de deux mélodies parfois très différentes, au sein d’une harmonie globale. Le dialogue, quand il est chargé d’écoute et d’espoir, peut traduire des différences, en vue d’une rencontre dont on ignore la forme et le contenu… Une rencontre possible, mais jamais certaine, vers l’avenir.

Neher essaie de montrer que ces silences (deux par deux), conjugués entre eux, se déclinent sur les plans psychologiques, mais aussi historiques et métaphysiques. Il n’hésite pas à écrire que la Bible, voire les Targums, les Midrashs, les interprétations, ne sont pas la Parole de Dieu, mais le Silence de Dieu. Naturellement, le silence, la nuit et le brouillard d’Auschwitz viennent à l’esprit : on ne peut que se taire devant cette abomination. Non seulement Dieu est mort, comme l’écrivait Nietzsche, mais l’Homme (avec un grand H) est mort dans les camps d’extermination : fin de l’humanisme et des rêves prométhéens. Toutefois à la différence de Sartre qui disait que le silence de Dieu est la preuve qu’il n’existe pas (Je-On, ou Je-Il), Neher plonge sa méditation sur l’exil et l’éclipse de Dieu, vieux thème juif et mystique (le « Je-Tu » qui appelle au silence de l’écoute et de l’espérance, au cœur même de la pire des tragédies) : il n’y a pas de réponse (ou au minimum pas de réponse immédiate et facile), il y a des questions. Il y a l’irréductible question de Job : Pourquoi ? Les survivants ne parlent pas. Une fois les acteurs rescapés disparus, seuls les héritiers commencent timidement à parler : c’est ce qui s’est passé autour du cauchemar des camps de la mort. La vie reprend son souffle (*).

Neher relit encore ce récit hallucinant du Prophète Élie sur la montagne : Adonaï n’est ni dans la tempête, ni dans le bruit ou les flammes, ni dans les tremblements de terre, mais dans le silence d’une brise légère. L’espérance contre tout désespoir ?

J’avais lu ce livre, jeune, juste après des années de maladie, et je me rends compte à quel point il m’avait marqué à l’époque. « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien », m’avait dit un vieux sage, il y a plus de 40 ans. Le mal, malheureusement, est très bruyant au point d’étouffer la parole. Heureusement, dans le gradient qui va du silence au bruit, il y a la place pour la musique et la parole. Et la vie triomphe de la mort, à son rythme.

Que les lecteurs me pardonnent d’écrire tant de lignes sur le silence. Merci.

(*) Cela dit, je marche sur des œufs en écrivant cela. Je ne suis pas juif. Par chance, je suis né la génération suivante… mais mes paroles restent prudentes.

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Une réponse à Six mots hébreux pour dire le silence

  1. Raphaël CHOURAQUI dit :

    Louanges 65 Le silence est louange… André Chouraqui
    « Louanges 65 Le silence est louange… André Chouraqui » https://www.levangile.com/Bible-CHU-19-65-1-complet-Contexte-oui.htm

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