Chemin Pyrénéen piémontais (2) : le Mas d’Azil

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Avril 2017, Portet d’Aspet

Ce matin, le pasteur Bernard et moi-même, nous prenons le petit déjeuner ensemble. C’est l’occasion d’un premier partage dû à sa surprise devant mon itinéraire. Et oui, il y aura quelque réflexion philosophique et théologique dans cet article. Devant mon hôte, je développe, un peu maladroitement avouons-le, mon aventure intellectuelle, scientifique, puis théologique et philosophique, mais aussi mon intériorisation, mes expériences, illusions, déceptions, sans trop gloser sur ces derniers points… car je suis globalement paisible. Comme il est curieux, il désire en savoir un peu plus sur la Process Philosophy qui m’a en partie structuré. Sa conviction de protestant est touchée par ce courant d’origine méthodiste qui a été en vogue il y a une trentaine d’années. Une vogue qui a largement débordé les milieux strictement philosophiques, puisque bien des auteurs religieux et agnostiques se sont approprié la pensée de Whitehead, le théoricien initial. Bernard connaît personnellement l’un des promoteurs de la perspective de la Process Theology, dérivée de la philosophie de Whitehead et ses disciples. Il s’agit d’André Gounelle, qui a été son professeur, à Montpellier. Bernard est un homme très à l’écoute, mais qui ne craint pas d’affirmer ses convictions et d’interroger avec pertinence ce qui lui semble étranger à sa vision. Quand je lui explique que dans cette philosophie, tout est en mouvement et en interaction, même le concept de Dieu, il éprouve quelques difficultés, mais qui ne le perturbent pas. Au contraire, il établit des parallèles avec l’univers biblique, monde aussi sans cesse en mouvement, en processus évolutif.

Temple du Mas dAzil, vu depuis la fenêtre du gîte

Tout en avalant thé, jus de fruits, tartines et confitures, je confie à Bernard ma réflexion sur Teilhard de Chardin, ma découverte de la mystique juive, notamment celle de Scholem et de Luria, et leur audace inégalée… J’essaie également de rendre compte du fait que, philosophiquement parlant, je suis plus proche de Hegel que de Kant. J’explique également la difficulté croissante de me sentir chez moi au sein de l’Église Catholique, pour des raisons autant institutionnelles qu’intellectuelles. Aujourd’hui, il est peu probable que je m’attribue une quelconque identité « catholique », en raison de mes désillusions, mais plus encore en raison du choix philosophique dans lequel j’aime me mouvoir. Je conteste l’idée d’un attribut ou d’une qualité « catholique ». Je préfère dire et écrire que mon histoire avec l’Église Catholique est riche, tumultueuse, et que cette histoire commune induit que le catholicisme est un champ de ma structure… mais pas la seule, et sûrement pas une identité. J’aime prier et méditer avec la liturgie chrétienne dans son ensemble, catholique souvent, écrire le fruit de mes cogitations et observations sous ce regard et avec son vocabulaire, mais pas plus que d’autres qui font aussi partie de ma mémoire. Il ne s’agit pas de syncrétisme, ou de pensée ou de « religion à la carte », comme cela m’a été reproché plusieurs fois, mais de récit, de relecture d’une histoire, de relation avec de multiples entités et de mémoire inscrite dans ma structure de pensée et de vie. Bien compliqué, apparemment ? Pas tant que cela. Chacune de ce que nous croyons être nos qualités, nos attributs, voire notre essence est le produit à la fois de notre histoire, du conditionnement naturel et des événements imprévus qui émaillent le processus de la vie. Et puis, soyons honnête, en dehors de ma propre cogitation et de quelques auteurs appréciés, ai-je vraiment pris le temps de creuser plus que ma santé et mes capacités mentales n’en étaient capable ?

Autre point de notre conversation, Bernard estime que la Process Theology américaine, ainsi que ses maîtres qui l’ont formé à Montpellier, font trop peu de cas du mystère trinitaire. Je partage son opinion. Si la destinée de l’homme et de son environnement est divine, cela signifie que non seulement l’humanité, mais encore la création entière, toutes les créations et tous les combinaisons possibles et réelles d’univers, de multivers ou je ne sais trop quoi encore, participent à la vie divine. Par conséquent, aligner une théologie au seul horizon de l’intérêt humain et de la détresse de sa condition mortelle me paraît dérisoire. Or, le mystère trinitaire est une porte d’entrée existentielle (et pas seulement intellectuelle) à l’expérience d’un tourbillon de vie qui nous dépasse. En d’autres termes, la finalité de notre existence n’est pas notre affaire, ou seulement notre affaire ou l’affaire d’une interface entre un Dieu immobile et éternel, qui s’emmerde dans son ciel et s’amuse avec ses petites créatures marionnettes ; et nous, perdus dans nos petites vicissitudes morales et matérielles. Elle est participante d’une aventure divine elle-même qui déborde cette interface. Si Dieu existe, je ne puis pas le penser avec une petite vision étriquée selon laquelle l’on verrait une sorte de personnage céleste, accompagné de sa cour et de ses serviteurs, en train de regarder du haut de son promontoire l’agitation de ses petits produits créés. Non, nous participons à ses propres mouvements intimes, que ce soit sous ceux du Logos ou sous ceux du process de l’Esprit (« l’Esprit procède », ont écrit les anciens, il dérive d’un processus et suscite un processus éternel). Je ne vois pas le sens de notre vie s’il ne s’agit que d’un salut personnel ou à la rigueur collectif venant d’un Dieu qui voit tout, qui peut tout, qui crée tout, qui fait tout, qui sauve tout… selon le bon plaisir arbitraire de sa volonté. Quelle horreur ! Il est vrai que je n’ai pas expliqué cela sous cette forme à Bernard, mais j’écris ici le feedback de notre entretien. Au fond, mon critère fondamental est simplement la vie. Et je dois cette conviction à ma lecture de la Bible, d’un grand nombre de ses interprètes, à l’imagination symbolique de la mystique (juive surtout), et de ma culture à la fois scientifique et philosophique.

*

Le petit déjeuner est suffisamment copieux pour que je tienne toute la journée. La route jusqu’à Saint-Lizier, la prochaine étape, est longue. J’ai prévu de m’arrêter et de camper quelque part. Bernard me propose une autre solution. Il viendra me chercher à mi-chemin et me ramènera pour dormir au Mas d’Azil. Dans l’après-midi, il m’emmènera, si je le désire, au temple protestant de Lézères pour participer à une petite liturgie avec la communauté locale. Ainsi, je découvre que tout ce coin d’Ariège est protestant, de l’Église Réformée et non luthérienne. Historiquement, cette réalité locale est liée au choix du Comte de Foix. J’ignore les exactes circonstances historiques, et j’accepte la proposition du pasteur.

La route s’engage vers la célèbre grotte du Mas d’Azil. En réalité, le GR78 la contourne, mais la perspective de pouvoir sillonner au milieu de la grotte et rejoindre le GR un peu plus loin est plus excitante. J’avance lentement. Je prends le temps de photographier et filmer les parois éclairées, les effets de lumière, l’entrée et la sortie du tunnel, l’eau de l’Arize qui se cache dans la grotte sur plus d’un kilomètre. Il s’agit, paraît-il, du plus long tunnel naturel d’Europe. Géologiquement, le site est étonnant. Comment la nature, comment la rivière, a-t-elle pu creuser une telle grotte sans que le dessus ne s’effondre ou sans qu’elle ne disparaisse dans le sol. Voitures et camions la franchissent, mais les piétons et les vélos ont la possibilité de la traverser grâce à un trottoir large et des passerelles. Des restes de peinture préhistorique rappellent que des hommes ont vécu ici. Au centre de la grotte, un musée accueille les curieux. Il est un peu cher pour ma bourse et il risque de me faire perdre du temps par rapport au rendez-vous fixé à mi-chemin avec le pasteur. La météo étant agréable, il n’y a aucune difficulté pour marcher très tranquillement d’un bout à l’autre. Après la grotte et quelques centaines de mètres sur la route départementale, le chemin s’engage au-dessus d’un pont sur l’Arize et continue sur une route goudronnée, suivi d’un sous-bois et de prairies. Le GR a été rejoint.

Je ne me presse pas. Moyennant quoi, je prends du retard sur le rendez-vous avec Bernard. Au loin, la route départementale continue parallèlement au chemin. Je suis intrigué par un monumental chemin de croix qui monte en zigzag sur le coteau, en face, du côté de la route. Et si j’allais grimper là-haut, puis redescendre attendre Bernard le long de la départementale ? Je retourne en arrière par un chemin en traversant l’espace qui me sépare de la route et du monument. Pas de chance, l’accès est barré par la Mairie, en raison du danger de chutes de pierres. Vu d’en-dessous, l’ensemble des stations est grandiose. Devant l’entrée, il y a une église. Chaque côté de l’église est entouré de deux grandes maisons symétriques, dont l’une appartenait autrefois à une communauté religieuse, l’autre à une école catholique. Aujourd’hui, tout est vide. Autres temps ! Bernard m’expliquera que ce chemin de croix est la tentative d’un curé du début du Dix-Neuvième Siècle d’instaurer un lieu de culte catholique dans une région protestante. Aujourd’hui, catholiques et protestants s’y retrouvent ensemble pour escalader le chemin de croix et y prier, en dépit des interdictions municipales (ou sans doute plutôt, avec son autorisation exceptionnelle). Il y a un passage derrière la maison de droite.

Bernard et trois paroissiens me ramassent au bord de la route. Je n’ai pas eu le temps de me rendre au village de Clermont, lieu de notre rendez-vous. Ils m’emmènent dans le petit temple de Lézère. On me fait participer à la liturgie à travers des chants et la lecture d’un texte du prophète Isaïe. Un moment de pur bonheur, en compagnie d’une petite communauté où tout le monde se connaît, s’embrasse, se partage les nouvelles avec beaucoup de fraternité. Comme marcheur du Camino, plusieurs me demandent la signification de ce que j’expérimente… question à laquelle je ne sais pas trop répondre. Nous retournons ensuite au Mas d’Azil, avec une pause dans un autre temple du coin où Bernard loge parfois.

Nous continuons à bavarder. Cette fois, je m’arrête plus longuement sur l’interrogation que représente pour moi-même la paternité, notion qui a subi de rudes critiques ces dernières décennies, et plus généralement sur les effets de notre société de plus en plus vieillissante et raidie, peu encline à préparer la route aux générations futures. Avec les kilomètres de la journée qui suit, je me suis beaucoup interrogé sur le refus de vivre et de transmettre la vie qui semble caractériser nombre de jeunes et de moins jeunes de nos pays. J’évoque avec Bernard une conversation échangée avec un auditeur, quelques jours auparavant, suite à une conférence que je donnais. Celui-ci soutenait l’idée que nous étions, si nous le voulions, dans un paradis. Tout dépend du point de vue, du regard que chacun porte sur le monde. Il relisait ainsi le texte de la Genèse, estimant qu’il fallait simplement adopter le point de vue biblique pour retourner au paradis. J’ai répondu que l’Eden de la Bible n’est justement pas un paradis, qu’il n’y a pas d’enfants, qu’il n’y a pas de conscience réelle, encore moins de conscience morale, qu’il n’y a pas transmission de la vie. Ce mythe est écrit pour que nous quittions cette illusion et que nous entrions dans l’histoire réelle et la temporalité… qui commence avec l’épopée d’Abraham. La réalité est dans le vivant, et donc aussi dans la condition mortelle qui autorise l’existence des générations suivantes et fait partie de la vie. Elle n’est pas dans l’idéal intemporel, éternel, ni dans la mythologie.

… En fait, ma conviction actuelle est qu’il n’y a de sens ni dans l’idéalisation, ni dans l’objectivation. La réalité et le sens sont plutôt à chercher du côté de ce vaste process qui transforme les sujets en objets pour devenir acteurs et sujets d’une entité plus riche d’information et de créativité. En d’autres termes, la réalité c’est la vie, et non des idées et des objets. Tout bouge, tout est flux, tout est créativité en tissage avec l’imprévisible, le hasard et les incertitudes des infinies potentialités du réel en acte. Si une « vie éternelle » est accordée aux mortels, c’est par don et non par nature, un don qui est peut-être déjà présent en nous en raison de notre formidable capacité de créer, de donner, d’enfanter… et de mourir (de se retirer). Ensuite, à chacun de voir si son optimisme ou son pessimisme conduit à adhérer à une vision beaucoup plus vaste, comme celle que j’ai esquissée au début de cet article. Bon, tout cela est exposé de manière un peu caricaturale. Il faudrait autre chose qu’un Camino pour développer cette perspective.

Fresque sur centrale nucléaire de Cruas

Au Mas d’Azil, le pasteur m’invite à partager un goûter avec plusieurs personnes du village. Nouveau temps fort d’écoute mutuelle. Au gîte, trois pèlerins nous attendent. J’en ai déjà parlé dans l’article précédent : la petite Myriam qui travaille une thèse de géographie, le chef d’entreprise Jean-Claude et sa compagne Claire. Lors du petit déjeuner du matin, Jean-Claude essaie de me persuader, non sans impact sur mes a priori de physicien, que d’ici dix ans, l’ingénierie permettra de stocker l’énergie électrique, industriellement parlant… autrement que par des procédés électro-chimiques. Je suis sceptique, mais pourquoi pas ? Voilà une révolution technologique qui bouleverserait nos procédés actuels, si dépendants des énergies fossiles. Je me promets de vérifier tout cela en rentrant chez moi.

*

Bernard me conduit au village de Lescure, à mi-chemin entre le Mas d’Azil et Saint-Lizier, pour la seconde partie de l’étape. Nous nous saluons longuement… et je m’enfuis sur une petite route, puis un petit sentier qui grimpe doucement à flanc de colline. Des rochers granitiques jaillissent çà et là au milieu des prairies. De belles échappées vers les Pyrénées encore blanches de l’hiver permettent d’imaginer qu’elles créent un pont entre les collines vertes du printemps et le bleu sans nuages du ciel. Je longe de grosses propriétés isolées, puis un lac sur lequel des poules d’eau plongent, disparaissent en faisant croire qu’elles ne me voient pas. Une petite taupe toute affolée essaie de se sortir du chemin caillouteux sur lequel elle s’est aventurée. Elle est aveuglée par le Soleil et impuissante à retourner dans l’ombre de la terre et de ses galeries. Je la prends et la dépose délicatement dans un champ qu’elle laboure à toute vitesse, avant de s’enfoncer. De belles vaches rousses viennent à ma rencontre, tandis que j’arrive et que je les photographie.

Des barbelés (et des fleurs) sur la prairie

Une bergère, de la soixantaine, vient me rejoindre et me tenir compagnie. Elle possède un troupeau un peu plus bas et m’a entendu. Elle parle beaucoup, elle parle tout le temps, elle a besoin de parler. Elle s’appelle Josepha. Elle raconte surtout ses vicissitudes. Les conditions de vie des petits éleveurs de montagne sont difficiles face à la concurrence, la mondialisation, les normes et le poids des administrations… mais aussi face au vieillissement et à la marginalisation de ces populations des campagnes. Ma compagne de l’instant raconte les haines et rancœurs familiales, les conflits avec le voisinage qui sont en partie les effets des bouleversements sociaux et économiques. Mais en partie seulement. Les querelles de famille parasitent aussi les relations. Josepha me remet un panier de champignons, puis m’escorte un long moment de marche, et m’empêche, par mauvaise modestie de ma part, de m’arrêter pour une pause et la surveillance du moignon. Grave erreur. Conséquence, une plaie est apparue et je ne parviendrai plus à la soigner. Je vais la traîner et la contenir pour qu’elle ne s’infecte pas trop. Chaque pas devient une douleur. Cette situation, je l’ai déjà vécue dans le Gers et en Espagne, lors de ma longue marche les années précédentes. Je sais comment la gérer.

Quant aux champignons, je vais les conserver deux jours dans le sac à dos, vérifier sur internet leur nocivité ou leur innocuité, découvrir qu’ils ne sont pas répertoriés… et finalement les rendre à la nature.

Suite : vers le Col du Portet d’Aspet

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