Chemin Pyrénéen Piémontais (5) – Baronnies

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Avril 2017, Moulin des Baronnies

Saint-Bertrand-de-Comminges. Ce matin, j’ai bien du mal à m’extraire de l’hébergement. Les escaliers qui accèdent à la Cité sont assez faciles et la vue qui s’offre sur le village d’en bas est colorée par les premiers rayons du Soleil. Le froid est toujours présent, pas loin de celui qui a été expérimenté sous la tente, la veille.

Drôle d’idée qu’une cathédrale dans un si petit village : une fois de plus, j’observe le décalage entre l’Histoire et la réalité géographique. L’entrée dans l’édifice procure un choc, de ce choc éprouvé lorsqu’on accède en un lieu où se tisse une histoire millénaire, une architecture qui isole du reste du Monde, des effets de lumières où tout vient d’en haut. Lors d’un voyage en Turquie, le même choc s’était produit en arrivant à la Basilique Sainte-Sophie, à Istanbul. Choc peut-être encore plus grand, du reste, en raison du croisement de civilisations qu’elle représentait : Christianisme d’avant les schismes, Monde romain, Islam… et aujourd’hui société civile. Sans doute, l’émotion psychologique était-elle liée également à ma propre recherche. Ici, à Saint-Bertrand, c’est la distance entre la petitesse du village et la majesté de l’édifice qui surprend. Un orgue sculpté attire l’attention. Je ne crois pas avoir beaucoup vu d’orgues aussi impressionnants, par la richesse des sculptures, le nombre et la disposition très harmonisé des tuyaux, la variété des couleurs du bois. Le chœur est occupé par des stalles et il est inaccessible, mais cela donne du charme à la circulation dans les allées. À travers quelques interstices, il est possible d’entrevoir la richesse du chœur, mais l’angle de vue est étroit. De belles fresques religieuses et bas reliefs tapissent les parois de bois qui cachent le chœur.

Je reste plus d’une heure dans la cathédrale. Dehors sur la place, les compagnes et compagnons du gîte de Marie boivent des cafés et de la bière. Nous restons ensemble jusqu’à midi. Une fois de plus, j’éprouve des difficultés à sortir du climat si particulier, chaleureux et complice, des marcheurs du Chemin de Compostelle.

Le GR78 repart à travers des bois. De dernières plongées vers la Cité de Saint-Bertrand-de-Comminges enrichissent la perception. Plusieurs fois, je me retourne pour contempler la silhouette de la citadelle. Le prochain hébergement est éloigné. Malheureusement, je rate des embranchements du GR ou plus exactement un raccourci repéré le matin, avant de partir. Au bout d’une dizaine de kilomètres, j’en explore un autre possible sur la carte du smartphone. Très bien. Il faut traverser une prairie pour atteindre un petit sentier qui rejoint (théoriquement) le village de Lombrès. De l’autre côté de la prairie, il y a en effet un sentier, mais il ressemble à un chemin de chèvres qui descend dans les sous bois. La pente est assez abrupte, au milieu de ronces, de branchages, de souches et de racines d’arbres. Il m’est impossible de retourner en arrière. Sur la carte du smartphone, un petit ruisseau est indiqué et un petit pont doit le traverser. Le ruisseau existe, il n’est pas si petit, et il n’y a pas de pont. Le fameux sentier qui coupe n’est pas le bon. Je longe vers l’aval la rivière dans l’espoir de dénicher un pont. Pas de chance, la rivière en rejoint une autre plus large et repart en courbe dans la direction par laquelle je suis arrivé. Je remonte vers l’amont à la recherche de ce petit pont indiqué sur la carte. Les accès sont de plus en plus difficiles et bientôt la végétation est telle que je ne peux plus progresser. Le petit pont, je le vois là-bas dans les arbres, mais il est effondré et recouvert de végétation et d’un tronc qui le barre en travers. Je tourne en rond depuis près d’une heure. Il faut donc traverser.

Il faut éviter que la prothèse ne soit mouillée, en raison du circuit électronique du genou et des fils électriques dans l’armature de la jambe. Je maintiens la prothèse en l’air et, en m’appuyant sur les béquilles et en sautant d’une pierre à l’autre, je parviens à un premier îlot d’herbes. Mon habilité me surprend, je n’ai rien à envier aux flamants roses de Camargue. La seconde moitié de la rivière est plus étroite, mais le courant plus fort. Je marche dans l’eau et parviens de l’autre côté, le pied mouillé et la prothèse sèche. Mais ce n’est pas terminé, il faut maintenant grimper le talus qui, de près, est plus élevé que je ne le devinais depuis l’autre berge. Je m’agrippe à des racines et des branches et j’escalade du mieux possible la rive, non sans la crainte qu’une prise ne lâche ou, pire encore, que la prothèse ne se détache du moignon et chute dans la rivière en contrebas. Il ne faut pas rire, cela m’est déjà arrivé dans mes escalades de montagne, notamment lors d’une montée à Montségur en Ariège où la prothèse avait cassé net dans la chute.

Ouf, ça y est. Je dois encore marcher dans la forêt, au milieu d’orties et de ronces. Voici le GR78 que j’aurais dû prendre, mais qui est si boueux et pierreux que je ne sais pas si je dois regretter de ne l’avoir pas pris. Mon « raccourci » n’était pas pire. Voici le village de Lombrès auquel on accède par un joli pont piétonnier. Heureusement, les paysages sont apaisants et illuminés de Soleil. Dans le village de Montégut, juste après Lombrès, je m’arrête pour pique-niquer et boire abondamment.

Le gîte que j’entrevois est à Montsérié. Il y a bien un hôtel à Nestié quelques kilomètres avant, mais il est au-delà de mes tarifs. La route départementale qui se dirige vers Nestié est passante à cette heure-là. Parfois le rebord d’herbes coupés est à peine suffisant pour que je marche en sécurité. Arrivé à Nestié, j’aborde deux dames habillées en marcheuses qui semblent un peu perdues. Ce sont deux femmes qui débutent le Camino et qui sont parties le matin de Saint-Bertrand-de-Comminges. Mon podomètre indique vingt-trois kilomètres depuis la citadelle, mais j’éprouve quelques doutes en songeant aux tours et détours auxquels m’a amené mon raccourci à travers les ronces et les broussailles. Je les informe qu’il y a un hébergement municipal à Montsérié, à cinq kilomètres, et que le Maire du village nous attend. Elles semblent hésiter, je pars en avant d’elles, elles me rattrapent au très beau site du village de Hautaget, puis elles s’engagent sur le sentier qui semble l’officiel du Chemin Piémontais. De mon côté, je préfère continuer à cheminer sur la route goudronnée sur laquelle plus aucune voiture ne circule et qui se rend directement à Montsérié. La soirée est commencée et la marche est très agréable, sous un ciel dégagé, tandis que la fraîcheur enveloppe les corps et les sens. En arrivant à Montsérié, le Maire m’attend dans sa maison au bord de la route, en jardinant tranquillement. Il m’indique le gîte municipal et je le préviens des deux marcheuses. En effet, elles ne sont toujours pas arrivées. Les voilà : Nicole et Agnès. Nous nous installons. Le Maire, sympathique mais un peu bourru et inquiet, vient nous expliquer le règlement. Il semblerait que les marcheurs précédents aient laissé le gîte dans une saleté qui l’a agacé. Il y a ce qu’il faut dans les placards pour grignoter et le Maire reviendra le soir nous apporter de quoi compléter. Il y a une télévision. J’apprends que l’équipe de foot de Monaco s’est qualifiée pour la demi-finale de la Coupe des Champions. Pourquoi pas ?

*

L’étape prochaine est Esparros. Nous sommes entrés dans de vrais paysages de montagne, en gros depuis le Col du Portet d’Aspet, avec l’exception de la plaine de Comminges. Aujourd’hui, trois lignes de crêtes sont à franchir. Elles ne laissent pas de répit. Montée, descente, montée, descente, montée, descente. Il n’y a cependant que quatorze kilomètres. Je me lève tôt dans le gîte de Montsérié, avant les deux dames, j’avale un petit déjeuner succinct, puis je m’esquive. Dans le sac à dos, il ne reste que du pain dur de la veille et une orange. Le Soleil est là. Après une pente douce d’où s’offrent d’admirables plongées sur la Chaîne des Pyrénées, j’attaque une première montée à travers les bois. Il ne faut pas se tromper. Le sentier est étroit, parfois à peine dégagé. Un tournant à presque 180 degrés échoue de peu à m’induire en erreur, et je crains pour les deux compagnes de la veille qui commencent le Chemin de Compostelle et ne sont pas expérimentées aux embûches. Une fois la crête franchie, une longue descente interminable conduit au Pont de Lortet. Le moignon me fait souffrir, ce qui est naturel après une telle descente. Je m’arrête pour une pause dans le bourg, sur un rebord de béton qui domine la rivière, la Neste, et je commence à grignoter.

Dans la rivière, l’eau jusqu’aux genoux, deux pêcheurs lancent leurs cannes à la mouche. L’un d’entre eux capture un poisson, puis le rejette à l’eau. Je l’interroge : « une truite ? ». « Non, un saumon ». Bonne surprise. Trop petit pour être gardé. Les eaux sont claires. Nous sommes loin de toute industrie et les pentes des montagnes se limitent aux forêts et aux pâturages. Nous bavardons et le pêcheur qui a pris le saumon m’apprend qu’il a déjà fait le Chemin de Compostelle. Le monde est petit.

Voici Nicole et Agnès. Elles ne se sont pas égarées. Elles s’installent sur une table un peu plus loin. Nous nous saluons et je repars. Après la traversée du canal de la Neste, puis d’une voie ferrée abandonnée près de laquelle il y a un panneau indiquant Danger, puis une nouvelle côte, la descente vers Labastide est agréable. Mais la dernière ascension dans les bois est ardue. Quelques jeunes vachettes et taurillons gambadent dans un pré, ils égaient le sentier et distraient le marcheur impatient. Puis une descente acrobatique sur des pierres lisses accède au Col routier de Coupe. Le village d’Esparros est visible en bas. Le GR78 continue à travers la forêt et rejoint le site du Gouffre d’Esparros, connu pour ses cristaux d’aragonite. Je n’en avais jamais entendu parler et l’après-midi s’avance suffisamment pour que j’éprouve pas le besoin d’aller le visiter. Malgré les quatorze kilomètres, la journée a été difficile. Le Soleil brille et les superbes panoramas de la montagne éclairée sont suffisamment dignes d’émerveillement. Nous sommes dans la région dite des « Baronnies ».

Le tout petit village d’Esparros ne dispose, en termes commerciaux, que d’une boutique de produits régionaux tenue par une association et, par bonheur ou coïncidence, est ouverte à l’instant où j’arrive. J’achète une tourte locale en prévision du petit déjeuner du lendemain. Il y a aussi un restaurant pizzeria. Le gîte est tenu par un propriétaire privé. De l’extérieur, il semble assez joli. Mais on ne peut éviter une grosse déception : cher, rien dans les armoires, frigo vide, dortoirs où les lits sont enchevêtrés les uns sous les autres sur trois niveaux, toiles d’araignée partout, douches inaccessibles pour un handicapé, pour un amputé. Pas de réseau, ni Wifi, ni 3G, ni téléphone. C’est le premier hébergement aussi douteux depuis le départ de Mirepoix, et même depuis Arles l’an passé. Nicole et Agnès arrivent à leur tour. Je leur laisse la meilleure chambre. Le propriétaire revient avec un panier et des victuailles hors de prix. Non, il se moque du monde. Il va encaisser son hébergement sans rien faire. Nous pensons qu’il serait bon qu’il fasse le Camino et qu’il se rende compte de ses abus.

L’estomac et vide et je suis contraint de me rendre au restaurant dans l’espoir de manger une bonne pizza. Pas de chance, le restaurateur s’est fait mal au dos et n’a pas pu préparer le nécessaire pour des pizzas. Les deux dames viennent aussi et s’installent de leur côté. Je suis obligé de me rabattre sur un menu, cher, plus de vingt euros, sans entrée, ni dessert, et une bonne bière. Bref, l’arrêt à Esparros a considérablement élevé la moyenne de mes dépenses qui, depuis le départ de Mirepoix, était restée aux alentours de vingt euros par jour. Nicole et Agnès subissent les mêmes désagréments.

*

La nuit est calme. Le lendemain matin, je m’enfuis le plus tôt possible de cet accueil pas très hospitalier pour les pèlerins. Çà et là, je photographie les maisons à vendre, nombreuses dans le secteur, en imaginant tel ou tel acheteur courageux prêt à créer un hébergement accueillant. La longue montée de cette matinée est une des plus belles grimpettes du GR. Au cours de la montée, des chevreuils traversent la route et vont « aboyer » dans les futaies. Je les écoute un long moment, c’est le printemps, j’essaie de filmer et d’enregistrer les cris. Longtemps j’observe leurs silhouettes dans l’ombre. Ça drague derrière les arbres. La route, puis un chemin de pierres et d’herbes, échoue sur une ligne de crêtes qui s’ouvre de tous les côtés. Au loin, surgit la cime de l’Aiguille du Midi de Bigorre. Sans aucun doute, me voici sur un des plus beaux sites de cette année, un lieu où l’envie de flâner balaie les précipitations. Je m’assieds un long moment auprès d’un arbre en songeant, sans doute avec quelque illusion, au bonheur que doit ressentir un berger sur ces hauts plateaux. Justement, j’entends les tintements des clochettes d’un troupeau de chèvres. Y aurait-il une bergère, une Manon des Sources des Pyrénées, cachée quelque-part derrière les rochers ?… et peut-être en train de se baigner près d’une source ? Bon, ce n’est plus de mon âge et pas pour un handicapé voyeur qui marche difficilement dans des hautes herbes, accompagné du tintamarre des béquilles qui tapent sur le roc.

Dans le village d’Espèche, le GR dégringole vers la rivière Arros, puis remonte, raide, vers une route départementale et le village de Batsère. Ce passage casse les jambes. Un chemin de terre longe l’Arros ainsi qu’une route goudronnée longent l’Arros. La route bifurque et traverse de nouveau l’Arros. Je ne suis pas très content : depuis Espèche, une petite route directe rejoignait directement la route départementale sur laquelle je chemine et permettait d’éviter le crochet et les deux traversées de la rivière. J’aurais dû regardé le plan. Le GR78, lui, continue du côté gauche le long de l’Arros, mais la route départementale fait de même du côté droit. Le Moulin des Baronnies n’est pas loin. Je continue sur la route goudronnée et j’arrive dans ce lieu tranquille, véritable havre de paix au bord de la rivière. Quel soulagement ! L’hôtesse m’installe dans un dortoir tranquille et confortable avec vue sur la rivière, le moulin et l’ensemble des bâtiments. Il n’y a personne en cette saison et possibilité de se ravitailler, de profiter des vaste et modernes installations, cuisine, salon, salle à manger. Je peux laver le linge et le sécher dans le vent, sous un beau Soleil de printemps. Les deux sœurs, Agnès et Nicole sont également arrivées et commencent à goûter le bonheur de la marche du Camino. Nous prenons une bière et partageons un pique-nique ensemble. Deux nouvelles personnes contaminées !

Seul souci : la prochaine étape, Bagnères de Bigorre, vingt-huit kilomètres, est trop éloignée. J’analyse les plans. Y aurait-il moyen de couper ? Et pourquoi pas ? Il y a une petite route à travers la montagne qui permet de rejoindre la cité thermale en économisant cinq à six kilomètres. Le sommeil vient vite, bercé par l’écoulement apaisant de l’Arros.

SUITE : Bagnères-de-Bigorre et Lourdes

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