Camino Mozarabe (1) : d’Almeria à Nacimiento

drapeau andalou

En Mai et début Juin 2019, j’ai eu l’occasion de marcher sur le « Camino Mozarabe », entre Alméria et Cordoba (Cordoue) en Andalousie, durant 30 jours. Ce fut l’occasion d’une marche seul : je n’ai rencontré que deux ou trois fois un autre marcheur. Pas une goutte de pluie, quelques nuits à la belle étoile, des paysages à couper le souffle. Je reprends ici les notes prises et mises sur le site de mon réseau personnel, dans l’ordre où elles ont été rédigées. Bonne lecture.

NB. Pour découvrir encore plus de photos en format original,
et si vous désirez en télécharger quelques-unes, CLIQUER ICI


Prochain départ sur le Camino (Avril 2019)
Dans un peu moins d’un mois, je pense repartir marcher sur le Camino. Deux options se proposent :
– Soit partir d’Irun, sur le Chemin du Nord, en longeant le Golfe de Gascogne. Très beau sentier, m’a-t-on dit, mais qui risque d’être très encombré… et depuis ces dernières années, j’ai pris goût à marcher tout seul des journées entières.
– Soit suivre le « Mozarabe », à partir d’Almeria, en Andalousie. Là, le souci est la chaleur, le désert et le peu d’hébergements, ce qui me conduira à dormir dehors, souvent.
RAPPEL : en raison de mon handicap, je ne peux marcher que 15 km par jour, à 2 km/h, au risque de m’abîmer le moignon et de m’épuiser inutilement. J’AVOUE avoir une préférence pour le second. Vous serez informés de ma décision.

CAMINO : DÉCISION PRISE
– Voilà : le 20 Mai, je prends l’avion (puis le bus) direction ALMÉRIA (en Andalousie) et je m’engage (risque) sur le Camino Mozarabe et essaie d’aller jusqu’à Cordoue. Mes appréhensions a priori : —– La météo (chaleurs paraît-il) —– Des étapes longues qui m’obligeront à dormir dehors – – Jamais au cours de mes 6 précédents départs sur le Camino, je n’ai reçu autant de soutiens, de recommandations, de propositions d’aide, de témoignages d’amitié que ces jours-ci, avant mon départ vers Almeria ! C’est extraordinaire !!! et encourageant….


LE VOYAGE
Voyage de Grenoble à Murcia, en passant par Lyon St Exupéry et Valencia.
– ? Dans l’avion, un petit Boeing 717 de Volotea, je n’ai rien vu (j’étais au fond, loin des hublots, juste à côté des réacteurs) : pas cher, mais le strict minimum.
– De Valencia, je n’ai rien vu non plus, sinon la très belle gare.
– Le train de Valencia à Murcia est interminable. Mais on traverse de jolis paysages et ça tchatche tout le temps (surtout les femmes), et pas très discrètement !

– Murcia : petite ville sympa où les passants marchent moins vite qu’à Grenoble, avec de belles rues piétonnes, mais peu de passages piétons !… et pas de femmes voilées et peu de vélos.

– Je dors à l’auberge jeunesse. Serré dans un petit dortoir. Le soir, un jeune musulman asiatique étale son tapis entre deux lits, à côté de moi, et « fait » sa prière, tout fort. Difficile de bouquiner.

Et ce mardi (21), je poursuis jusqu’à Almeria.

 

 


 

Gare de Valence

MURCIA

 

Camino Mozarabe (1) : Almeria (21 Mai)
Il reste un bout entre Murcia et Almeria. La compagnie ALSA m’y emmène pour quelques euros. Je préfère l’autobus au train.?
Toutefois, la dame espagnole assise à côté a téléphoné durant 1 heure et demi !

➡ Nous traversons de magnifiques paysages… jusqu’à une cinquantaine de km avant Almeria : là, ce sont de vastes espaces couverts de serres à l’infini. On dirait une mer blanche -fruits et légumes pour toute l’Europe-.

➡ J’arrive à Almeria vers 13h30, et suis accueilli par Ruben, dans une « guesthouse » du vieil Almeria. Petite chambre à 2 lits, tout pour boire et manger.
… et surtout, une terrasse extra qui domine tout le quartier, qu’on croirait extrait d’une ville marocaine (sans minarets). Il y a une superbe vue sur l’Alcazar, la forteresse qui domine la cité.
– La sieste s’impose sur cette terrasse : c’est un vrai paradîîîîiiiiiiiiiis

 

➡ Mais la cerise sur le gâteau, c’est Nely, de l’association des amis du Mozarabe. Accueil très affectueux, joyeux et en même temps longuement explicatif ; un tour à la citadelle, en ville et un partage autour de tapas et boissons dans un resto.
– Petit souci : mon espagnol est très balbutiant, mais Nely se fait assez facilement comprendre…

– Il ne fait pas trop chaud. C’est prometteur pour la marche. Il manque juste un piano pour jouer quelques extraits d’Iberia, d’Albeniz… ?

 

La cathédrale

L’Alcazar d’Alméria

 

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Camino Mozarabe (2) : Almeria -Rioja (22 Mai 2019)

Ce matin, je pars un peu après 7h.
➡ La nouveauté, c’est que, suite aux conseils de Philippe, président d’ADEPA (l’association des amputés), je ne marche plus avec des béquilles, mais avec des bâtons de marche.
– Avantages : plus léger et mieux adapté à une marche naturelle.
– Inconvénients : dans l’avion, ai dû payer un supplément.
➡ Personne dans les rues. Les balises du Camino sont faciles. Merci à l’Association.
➡ Vers la sortie de la ville, grosse surprise : Nely me rejoint. Elle a calculé l’endroit où j’étais. Elle a oublié de signer la crédentiale et me donne des dernières recommandations. Et je repars, le cœur joyeux.

➡ Quitter Almeria est long. Mais bientôt, le chemin descend dans le lit d’une rivière asséchée sur lequel je vais cheminer durant plusieurs kilomètres.


– Il y a juste un détour vers le village de Pechina. Le temps d’une pause.

➡ Vers 11h, le Soleil commence à taper. Je marche dans la poussière de la rivière asséchée, sans un poil d’ombre. Heureusement, il y a un petit vent frais.

➡ Rioja, vers 13h30. J’ai marché 15 km. L’albergue municipal est un donativo. On y accède par un code que m’a donné Nely. Je suis tout seul.
– Après midi : douche, sieste, écrit, balade dans le village
. Il y a une piscine au donativo… Mais elle est vide ! ?
– Pas de problème de moignon pour l’instant, mais je suis sur mes gardes en raison de la chaleur.

? PS. J’apprends que dans « Game of thrones », c’est finalement un handicapé gardien de la mémoire (Bran) qui l’a emporté : pas une mauvaise idée !

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Camino Mozarabe (3) : Rioja-Santa Fe (23 Mai 2019)

Aujourd’hui, petite étape entre Rioja et Santa Fe de Mondujar.
➡ Je pars tard, m’arrête pour un desayuno, mais le trompe de chemin à la sortie de Rioja.
– Demi tour. Je ramasse une orange ? sur le bord de la route : infecte, je la recrache. J’en cueille une autre sur un arbre : excellente ! Ai compris la leçon.

➡ Décide de faire un crochet par le village de Gator.

Un temps de silence dans l’église, tapas et jus d’orange dans un bar…
… et je repars. Il est 13h, ça tape, mais il y a toujours un vent frais venu du sud.
– Je marche sur une jolie route déserte, le long de belles propriétés et des arbres en fleurs.

➡ Petite pause sous un arbre.? Mauvaise pioche : je m’assieds dans une espèce de glue collante qui imprègne tout le short, puis les mains et tout ce que je touche !
– Me voici contraint de me changer entièrement !


➡ Les paysages sont de plus en plus sauvages et déserts. La Sierra est là. Magnifique.
– J’arrive à Santa Fe de Mondujar vers 15h. Joli village à flanc de montagne. 10 km de marche avec le crochet par Gator.
– Le logement, « El Olivo y la Naranja », est confortable, bien aménagé, mais il n’y a rien dans le frigo, ni dans les armoires…
Tant pis, quelques courses, une bonne douche, la siesta et la tranquillité du soir.
– Je suis tout seul. Il paraît qu’il n’y a qu’environ 200 peregrinos par an, moins de 1 par jour…

 

 

Camino Mozarabe (4) : Santa Fe-Alboloduy (24 Mai 2019)

L’étape d’aujourd’hui est longue.
Mais extraordinaire.

➡ J’ai quitté Santa Fe juste après 6h. Cela commence par une longue grimpette par une petite route tranquille. Puis une descente jusqu’à la disparition du bitume.
– Le Soleil se lève, mais voilé. D’ailleurs je le verrai peu dans la journée.
➡ Puis commence une longue montée sur une piste. La nature est dépouillée : on est comme dans un « reg » (cf mots croisés !)
– Peu de faune, sauf quelques insectes. Et un immense silence…

➡ Arrivé en haut, surgit une descente abrupte. Je descends prudemment, prudemment… et je savoure la qualité des sandales keen achetées bien cher ! … très efficaces pour accrocher le sol, même sur les cailloux.
– Depuis mon expérience sur le Camino, je préfère les montées aux descentes : les horizons s’ouvrent, la démarche est fluide, on respire et transpire. Dans les descentes, les coups du sol sur la prothèse remontent le long du dos et cassent les genoux !

➡ Nouvelle montée plus cool, avant une jolie descente jusqu’au village de Alhabia. Une pause café.

➡ Le chemin repart en longeant le lit d’une rivière asséchée. On entre dans un « parque natural ». 7 km sur une petite route goudronnée où je ne croise personne.
– Montagnes et falaises rocailleuses : pas d’eau, pas de cascades !
– Heureusement, il y a de nombreux orangers… et je ne m’en prive pas. La cure ! Trop bonnes, les ?. Et puis il ne fait pas chaud.
Mais on peut imaginer l’été !

➡ Le village d’Alboloduy apparaît par surprise au détour d’un virage : j’y arrive vers 14h30. C’est là que je dors, dans un donativo tenu par les Amis du Mozarabe. Francisco m’accueille : son espagnol est difficile à comprendre, mais l’information passe. Il est très attentif.
Cette fois, il y a ce qu’il faut dans les armoires et le frigo. Décidément, les Amis du Mozarabe sont très à la hauteur !

– Le bourg d’Alboloduy est flanqué sur un coteau qui grimpe vers la montagne. Je m’y promène, parcours les petites rues. Il est typique et splendide…
➡ 2 peregrinos allemand(e)s viennent me rejoindre. Mais chacun son dortoir !
▶ Aujourd’hui : 15 km, dont presque 500 m de dénivelé montant… et descentes acrobatiques.

 

 
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Camino Mozarabe (5) : Alboloduy-Nacimiento (25 Mai 2019)

Dure journée !
– Le matin pourtant est prometteur. Petit déjeuner sur la terrasse avec les allemands, Brigita et Wolfgang. Adieu à Francisco.
Quelques dernières photos du magnifique village d’Alboloduy… et à 8h, c’est le départ.

➡ Pendant 2 km, on longe la rivière asséchée, puis on entre dans un canyon.
– Indication douteuse : un chemin part à gauche. Ce n’est pas le bon. Des chiens aboient ? : ça résonne dans tout le canyon pendant plus de 10 minutes. Pénible !
➡ Et bientôt, après la traversée d’un filet d’eau, c’est une rude montée par la droite. Au début, ça va. Puis le sentier continue à flanc de montagne, au-dessus du vide !
… Suis pris de vertige.

—————
Explication : quand on est amputé d’une jambe, le handicap manifeste aussi des symptômes ignorés ♿ :
▶ D’abord l’équilibre beaucoup plus instable.
▶ Ensuite, le centre de gravité du corps est déplacé plus haut.
▶ Enfin, il y a la difficulté de la marche « à devers » où la prothèse sert de point d’appui. En l’occurrence, elle est du mauvais côté.
➕ À cela, s’ajoute le traumatisme de la mort de mon frère JM lors d’une chute dans les Pyrénées.
✔ Tout cela explique mon soudain malaise.
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➡ Je franchis un 1er passage vertigineux, assis sur les fesses.
– Ai trop la trouille : je décide de m’engager dans une cheminée qui rejoint une route plus haut.
Pas de bol : cul de sac ! Je tente d’escalader. Trop dangereux. 1/2 tour.
⚠ Comment faire face au vertige ? Je reprends le sentier du Camino. Nouveau passage vertigineux.
– Je suis terrorisé : j’avance en rampant contre la paroi, en m’accrochant aux pierres et aux plantes… en priant, les yeux fermés !
OUF, je passe, non sans écorchures et épines (la végétation méditerranéenne n’est pas douce !)

➡ Le sentier rejoint la « carreterra » : longue pause pour retrouver mes esprits. Respiration, transpiration, expiration, inspiration, spiration… L’esprit est structuré au corps, pas en dehors (une vieille conviction personnelle qui m’a toujours rendu réservé à l’égard des « spiritualistes » et tout ce qui est « mentalisme »).
➡ Le Camino suit la route. Je croise un troupeau de chèvres ? et de moutons. Les bergers m’indiquent le chemin.

– On traverse un très beau plateau coloré. Puis le chemin redescend dans un canyon par un large sentier. Un peu de faune : gros lézards, serpent ?.

➡ Enfin je chemine au milieu d’une forêt de bambous jusqu’à Nacimiento où j’arrive vers 15h30.

– Je suis accueilli comme un prince : bière, plato combinado bien fourni ; une chambre individuelle.
– Sieste, le soir une bonne soupe de légumes… Et je regarde la Finale de la Copa del Rey, où je savoure la défaite du Barça contre Valencia.
➡ Quelle journée !

Camino Mozarabe 2 : de Nacimiento à Guadix

 

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Opinion, fait, incertitude

Opinion, fait, incertitude (et herméneutique). Lors d’une réunion philosophique que j’animais, l’un des participants est intervenu pour affirmer : « rien n’est réel, tout n’est qu’affaire d’opinion »… Ce sur quoi je lui ai répondu : « on m’a coupé la jambe, j’ai de temps en temps des douleurs fantômes (ce n’est pas marrant). C’est un fait réel, pas une opinion ». Les faits sont irréductibles. Il m’a été répondu que j’étais un sale type dogmatique, car tout n’est qu’objet d’interprétation. Absolutisme objectif !

Seconde anecdote : j’explique à un proche, ingénieur de formation, qu’aucune expérience scientifique n’est sûre à 100%. Il me répond que s’il trace un point sur le sol et qu’il lâche une balle dessus, à la verticale, il est sûr que la balle va tomber sur le point. Je lui ai expliqué que non : je peux donner un coup de pied dans la balle au cours de la descente ; il peut se produire une secousse sismique dans la demi-seconde où il lâchera la balle (probabilité de 0,00001 % sans doute) ; un météorite peut tomber sur la maison juste à ce moment (0,0000000001 %) ou un missile (plus probable !). Ici je ne passe plus pour un dogmatique, mais pour un méchant critique.

Absolutisme subjectif ! Me voilà mal barré ! En fait, comme je l’expliquais à mes étudiants autrefois, sans calcul d’incertitude, une expérience physique n’est pas scientifique.Le problème de mon premier interlocuteur, c’est l’idée selon laquelle l’incertitude amène à une « interprétation »… que lui-même a traduit par « opinion ».

Le fait que toute expérience est soumise à une incertitude, même infime, ne signifie pas que la réalité n’est qu’affaire d’opinion. Cette idée, typique d’une sensibilité autiste, a actuellement beaucoup de succès : certains parlent de vérité alternative, la plupart du temps quand la réalité des faits les dérange et quand une interprétation particulière ou complotiste les arrange.

Malheureusement, en ces temps de bavardage conspirationniste et individualiste, les contempteurs des sciences montent en puissance. Les exemples pullulent. En voici un : alors que je donnais un cours sur l’évolution naturelle dans un lycée juif fondamentaliste, plusieurs élèves m’ont dit qu’ils apprendraient volontiers ce que je leur expliquais (ils étaient gentils), mais qu’ils n’y croyaient pas du tout. Ils estimaient que le rabbin traditionnel qui devait intervenir quelques jours plus tard dirait la même chose qu’eux, et que lui au moins était crédible.

Récemment je découvre que la Turquie va désormais enseigner que l’évolution naturelle est une théorie non prouvée, et elle va remplacer les résultats scientifiques par les interprétations plus vraies des imams.

Un jour, un jeune théologien, catholique lui, m’a tenu le même discours sur ce qu’il appelait la théorie de l’évolution. Je lui ai répondu que l’évolution était un fait scientifique établi par les géologues, archéologues, biologistes, généticiens, zoologistes… Ce qui est de l’ordre de la théorie, c’est l’explication (l’interprétation si on veut) qu’on en fait. Darwin a expliqué l’évolution à partir de la sélection naturelle des espèces dans le milieu environnant. C’est pour l’instant celle qui admet le moins d’incertitude. Mais fait et théorie sont deux choses différentes. Rien n’empêche de nuancer cette théorie, voire de la contester. Toutefois il faudra le démontrer par des arguments solides, rationnels et repérables. Les faits restent irréductibles.

Le doute sur les faits, sur l’objectivité, sur les théories scientifiques, et plus généralement sur le réel, est très inquiétant. Il est également imbécile de traiter de dogmatique quelqu’un qui se réfère à des résultats scientifiques prouvés et les préfère à des opinions racoleuses ou médiatiques. Ce n’est pas parce que les faits demandent une interprétation que leur théorisation est affaire d’opinion. Les sciences ont une méthodologie rationnelle qui rend leurs résultats compréhensibles par tous ceux qui la suivent : c’est ce qu’on appelle l’objectivité. Appelons-la inter-subjectivité si l’on veut. Si un processus scientifique intègre toujours un calcul d’incertitude (ou des hypothèses et des limites), cela n’a rien à voir avec une opinion ou une critique, au sens simpliste du terme. C’est juste une question de méthode. Et un de ses buts de la méthodologie scientifique est la réduction maximale de cette incertitude et la généralisation la plus certaine de ses résultats.

Il n’existerait pas de technologie sans cette reconnaissance objective des faits. On ne construirait pas des Airbus si on ne savait pas coordonner les savoirs et les compétences de 70.000 ingénieurs, si ce n’est plus. On n’expliquerait pas la variété des espèces animales et végétales s’il n’y avait pas des milliers de laboratoires qui cherchent, trouvent, démontrent, publient, sur toute la Planète, dans l’hypothèse de l’évolution naturelle… quelles que soient la culture, la religion, les idées politiques ou l’opinion des personnes, praticiens compris.

Trois malheurs : le premier malheur de beaucoup de politiciens et de religieux, ainsi que de nombreux journalistes, est leur incompétence scientifique. Le malheur dérivé est que beaucoup de gens les croient. Et le troisième malheur, c’est que certains en profitent.

Bien sûr, les sciences posent d’autres problèmes que je ne développe pas ici, mais gardons à l’esprit la trilogie irréductible : fait-incertitude-opinion, avec toute la complexité et le process qu’ils cachent, pour éviter de se fourvoyer dans des impasses et dans des perspectives simplistes et figées.

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Épopée de Gilgamesh

https://www.swisstransfer.com/d/0430904a-34fc-445a-9644-83afd793858f

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Accès à l’Épopée de Gilgamesh, version Martinu, suite rencontre au Salon de Musique.

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Réussite et échec, deux gros menteurs

Lorsque j’étais étudiant, j’ai eu le bonheur irremplaçable d’un professeur d’éthique exceptionnel. Aujourd’hui encore, son cours reste un arrière-plan de l’ensemble de ma réflexion morale. Il était plutôt traditionnel, pas traditionaliste, et il est devenu aujourd’hui une personnalité reconnue et parfois un peu crainte en Italie. Il m’a fait découvrir ce que sont les normes morales, les valeurs, l’obligation, la structure des vertus, la différence entre éthique et morale (que je ne reprends pas ici) et bien d’autres choses. Nous avons aussi parcouru l’histoire de la morale : dans l’Antiquité et au Moyen-âge, celle-ci est dominée par le concept de « bonheur ». Avec la chevalerie, « l’honneur » est essentiel au point que Dante a mis la traîtrise comme le pire des péchés. Avec la bourgeoisie et surtout avec Kant, c’est la notion de « devoir » qui devient primordiale.

Comme travail de fin d’études, j’avais travaillé sur le Traité de la Béatitude de Thomas d’Aquin, et j’avais fait remarquer à ce professeur que la vision du grand théologien médiéval restait très individualiste et que cela ne me convenait pas. Il m’avait répondu que ma remarque était justifiée et il m’avait mis une excellente note (un 16, si je me rappelle, note très rare de sa part). J’avais en tout cas la meilleure note des étudiants.

Ce qui est très drôle, c’est que j’ai toujours eu une allergie quasi physique à l’égard de toute morale et de tout moralisateur ! Je fuis les donneurs de leçons, les consultants et experts, comme la peste ! Chacun a ses contradictions !

Depuis cette époque, j’ai pu découvrir d’autres morales, d’autres éthiques, comme bien sûr des morales plus révolutionnaires ou plus sociales, et ces dernières décennies, plus écologiques ; l’éthique du travail revendiquée à la fois par le capitalisme, le communisme (mais pas forcément le marxisme), le protestantisme vu par Max Weber ; ou une éthique comme l’éthique de la responsabilité, version Hans Jonas ou Emmanuel Lévinas, qui a ma préférence. Cette éthique s’inscrit dans un contexte de contrat, d’où la responsabilité – c’est-à-dire de question-réponse -, et s’il y a une responsabilité naturelle, comme celle des parents à l’égard des enfants, elle demande à être librement choisie. Cela dit, même la morale de la responsabilité a ses limites. Lesquelles ? Voir ci-dessous.

Je n’ignore pas non plus la violente critique de la morale par Nietzsche, critique à laquelle je souscris en partie, à condition qu’elle soit considérée comme garde-fou et qu’on n’oublie pas que Nietzsche est un poète. J’ai aussi en tête la remarque de Kierkegaard selon laquelle une morale sans humour prive les humains de toute spiritualité. Je rappelle toutefois que Kierkegaard visait surtout la morale bourgeoise. Quant au libertarisme actuel, qui n’est pas une morale à mes yeux, il débouche sur le néant et la tristesse… Mais c’est un autre sujet.

Il est certain que faire de la morale l’alpha et l’oméga de toute réflexion philosophique, sociale, politique ou religieuse est là aussi plutôt triste. Aujourd’hui, il est désolant de s’interdire de rire pour diverses raisons comme celle de ne pas vexer telle ou telle catégorie d’individus ou telle communauté. Pourtant rire est essentiel. Mais il est prudent (belle vertu médiévale) de rire dans des contextes temporels et spatiaux adaptés. Comme handicapé physique, je ris volontiers de moi-même ou avec des amis handicapés proches, mais je me garderai bien de le faire face à une femme ou un homme qui vient de se faire amputer ou atteint d’une maladie invalidante récente ou incurable.

J’ajoute que ma référence ultime dans le domaine spirituel face à la souffrance et au mal, reste le petit traité de spiritualité de Pierre Teilhard de Chardin, « Le milieu divin ». Cet ouvrage recouvre à mes yeux tout système éthique qui aurait la prétention d’être universel et éternel. Petit traité à lire les yeux ouverts, avec la conscience de ses défauts naturellement, de son référentiel jésuite d’autre part, une fois qu’on a bien ri avec Nietzsche ou avec Francis Blanche par exemple.

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Martha Argerich

Bien : et qu’en est-il des valeurs dominantes d’aujourd’hui ? Suite aux JO, suite à la lecture de 90% de nos magazines, suite encore à la vision de nos journaux télévisés et de séries diverses, suite à l’écoute comique des experts en entreprise, on peut dire sans détour que la valeur dominante d’aujourd’hui est la réussite face à l’échec. Bravo à celles et ceux qui réussissent, malheur à ceux qui échouent… quand il n’y a pas un être sarcastique qui souffle : « s’il rate, c’est de sa faute ! ». Réussites et échecs sont relatifs à une échelle de valeurs qui place en idéaux des personnages reconnus qui donnent l’impression d’avoir « réussis »: riches, saints, beaux, puissants, intelligents, virtuoses, révolutionnaires, etc. Albert Einstein, Marguerite Yourcenar, Teddy Riner, Martha Argerich sont des personnages admirables, sans aucun doute. L’admiration devant de grands personnages est une attitude d’adolescent : nécessaire à tel moment de la vie, empoisonnante ensuite. Dans tous ces cas de figure, on oublie que le contexte socio-économique, la chance, la génétique parfois, le hasard aussi, tout autant que le travail, sont des paramètres qui expliquent en grande partie ces réussites. Inversement nombre d’échecs sont liés à ces mêmes paramètres, la chance en moins. Le philosophe de l’École de Francfort, Axel Honneth, y ajoute la reconnaissance… ce en quoi je partage son point de vue. Certains travaillent beaucoup, arrivent parfois à des créations inégalées, mais ne seront jamais reconnus. Et puis le travail est-il la valeur ultime de toute vie sociale réussie ?

Si la morale est un moyen de lutter contre le mal, contre les maux, il convient toutefois de rester très réservé à l’égard de ceux qui espèrent circonscrire l’origine des maux. Ça marche parfois. Nombre de malheurs sont aujourd’hui surmontés grâce aux progrès scientifiques, médicaux, sociaux, écologiques, sportifs, ludiques, voire intellectuels. Cependant tous ne le sont pas et certains ne le seront jamais. C’est le mérite du Livre biblique de Job, et de tous ceux qui se situent dans son aval, de le rappeler avec force : toute tentative de donner raison définitive au mal est vouée à l’échec. Même le dogme du péché originel, spécifique au Christianisme, n’y parvient pas. Même Paul de Tarse n’ose aller si loin. Même chose de la réflexion à moitié juste, mais naïve, de Leibniz. A fortiori, une morale fondée sur la réussite et l’échec paraît d’un ridicule affligeant face à Job, face aux tragédies qui sèment l’épopée humaine, face au malheur innocent, face à la vieillesse et à la mort.

Il ne s’agit pas de sombrer dans le travers inverse : celui de la fatalité face au malheur. Il sert souvent d’alibi pour se déresponsabiliser face à des maux ou des situations dans lesquelles on s’est soi-même mis ou sur lesquels on peut agir. La fatalité ou le destin ont aussi servi à des inquisitions religieuses ou à des magiciens pour s’arroger le droit de manipuler des esprits simples ou d’exercer des contraintes maléfiques sur des individus et des sociétés. L’équilibre à trouver passe par le procès de la raison analytique, une bonne dose d’esprit critique et un peu d’humour. Penser à Érasme par exemple, bon contrepoids à Calvin ou à Luther, quand ces deux-là étaient un peu trop fanatiques (pas toujours, heureusement) !

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Maintenant peut-être voulez-vous savoir comment je dépasse ce couple mensonger réussite-échec ? J’ai plein d’idées qui me viennent à la fois du monde biblique, de la pensée philosophique (Hegel, Whitehead -un de mes penseurs de chevet-, Bergson ou Ricœur par exemple), des sciences ou simplement de l’amitié. En gros : et si on lisait sa vie non comme une série d’échecs et de réussites, mais comme une histoire à raconter. Une histoire où malheurs et humour se mêleraient (j’ai toujours songé que le souterrain entre tragédie et comédie est plus peuplé qu’on ne l’imagine). Oh, les évènements qui arrivent, qui nous arrivent, ne sont pas toujours drôles. Mais inscrits dans une histoire, un « process », écrit  Whitehead, ils drainent des contextes, des environnements, des temporalités et surtout des rencontres, qui colorisent et parfument les faits. Et surtout ils élargissent notre espace, nos sens et notre esprit. Oui, je le reconnais : ce n’est pas simple, loin de là. C’est pour cela que j’aime la Bible : non pour ses valeurs (bof !), mais pour son tissu d’histoires, pour l’étendue du temps, pour les amitiés et les combats, pour les nuits et les jours, pour les confiances et les trahisons surmontées, pour les cris et les rires, pour un Adonaï (le Dieu proche du peuple) beaucoup plus silencieux que bavard. Et il y a de quoi rire et de quoi pleurer, rager, aimer… Si, cher lecteur, tu ne le crois pas, je peux très facilement te le montrer. C’est aussi pour cela que j’aime toujours autant Teilhard : c’est parce qu’il fait de la terre, du temps et de la vie de chacune et de chacun, quelque chose de divin. Pas besoin d’être brillant et de réussir pour cela.

PS. Je n’ai pas ou plus d’admiration pour Teilhard ! Cela fait longtemps qu’il est descendu à mes yeux de sa sphère céleste. Je l’aime, simplement, avec son histoire, ses défauts, ses amitiés et ses qualités. Et je garde mon esprit critique…

 

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Six mots hébreux pour dire le silence

6 mots en hébreu pour désigner le silence.

J’ai relu dernièrement le livre d’une intelligence et d’une profondeur vertigineuse d’André Neher : « L’exil de la parole », sous-titré « du silence biblique au silence d’Auschwitz ». Cela faisait longtemps, depuis mes lectures de Hans Jonas, que je n’avais lu un ouvrage aussi abyssal.

André Neher explique, dans un chapitre sur la sémantique, qu’il existe 6 mots différents en hébreu pour désigner le silence. Mille excuses, c’est beaucoup plus développé dans les lignes du livre. Il donne au « silence » un sens dialectique, deux par deux, avant ensuite de tisser une réflexion entre chaque duo. J’y ajoute mes petites gloses personnelles quand son explication est beaucoup plus subtile que la mienne.

L’hébreu est une langue concrète. Il n’y a pas ou très peu de grande et belle abstraction. Il colle au réel.

  • דמה (Damô), c’est le silence des choses inertes, le silence de la mort. Mais aussi le silence de la nuit, du Cosmos, le silence des pierres. Neher ajoute que Damô est aussi celui de ceux qui parlent creux, de ceux qui parlent de choses qu’ils ne connaissent pas : notamment celui des amis de Job qui parlent à la place de Dieu (Adonaï) et qui sont encore pire que le silence divin lui-même. Peut-être aussi le bavardage de ces commerciaux qui essaient de vendre leur vide (ça, Neher ne l’écrit pas !).
  • שתק (Shataq) Il s’agit du silence du calme qui suit la tempête. Beaucoup plus rare dans la Bible. On peut songer au cri « Tais-toi » de Jésus aux éléments déchaînés sur le Lac de Gennesareth (même si Neher, comme juif, ne le cite pas). C’est aussi le silence qui suit la colère ou le silence après la guerre : je pense par exemple à ce formidable film d’Eisenstein, avec la musique de Prokofiev, « Alexandre Nevski », quand la caméra survole le terrible champ de bataille sur la glace où gisent les guerriers morts… après le bruit des armes et des chevaux.

Voir aussi le film Titanic avec ses corps flottants après le naufrage.

Ces deux silences sont du domaine de l’inertie. Le sans vie.

  • חשה (Hashô), rare mais empli de signification, correspond au silence de l’artisan, de l’ouvrier qui n’a pas terminé son œuvre et qui se refuse d’en parler. Il est aussi le silence du laboureur qui sème sa graine et qui attend la future moisson. C’est encore celui du sportif qui reprend haleine.
  • הרש (Harash) , très proche du précédent, représente un peu le silence du « suspense ». Il va se passer quelque chose, il va y avoir une énigme qui se dénoue. Mais là, pour l’instant, les acteurs sont suspendus. Neher propose l’image du silence de l’orchestre, juste après le temps de l’accord des instruments entre eux, et juste avant les premières notes d’une symphonie. Le chef entre, applaudissements, puis silence… André Neher fait le rapprochement avec le chaos qui précède la création du monde par la Parole, dans le Livre de la Genèse.

Ces deux silences représentent plutôt ceux de l’énergie, ceux qui annoncent une création, quelque chose de nouveau.

  • Le cinquième silence, אלמ (Âlâm ou Ilâm) est celui de l’homme muet. Non muet de naissance, mais muet parce que volontairement il se tait. Il joue à être muet, ajoute Neher. Ceci lui permet de se cacher : « j’avance masqué », écrivait Descartes. Ici transparaît tout l’univers du théâtre et du spectacle : je joue avec ce que je sais et ce que je ne sais pas. Il y a un public. Comment l’acteur va-t-il le rencontrer ? Signe sans doute de la liberté de l’esprit et de sa créativité.
  • Le sixième silence est celui de l’attente et de l’espérance : חסהר פּנים (Hastër Panim). À la différence du chef d’orchestre qui, dans le silence qui précède la symphonie, sait ce qu’il va produire, ce silence de l’espérance est celui de l’écoute de l’autre, l’écoute de l’infini personnel : on ignore la réponse. Silence de la surprise, de l’étonnement, celui qui précède l’émerveillement face à l’autre sujet (ça, c’est moi qui interprète !). Le thème est central dans le Judaïsme : le Judaïsme ne se fonde pas sur une foi ou un savoir (« je crois » ou « je sais »), mais sur « Écoute Israël », le « Shema Israël ». Ici le plus important, c’est le rapport « Je-Tu ». J’écoute, j’attends non pas un son, une idée ou une musique, mais la parole de l’autre. L’Autre absolu est naturellement le divin, Dieu, Adonaï, avec qui la relation n’est pas philosophique, le « Je-On », ou le « Moi-Idée », mais elle est dans le « Je-Tu » : et chacun écoute en silence, prie, renonce à sa toute puissance et à son ego, Adonaï compris. Les références bibliques sont ici très nombreuses. L’idée d’une toute puissance et d’un tout savoir divin est anéanti. On peut relire aussi l’hallucinant petit livre de Hans Jonas : « Le concept de Dieu après Auschwitz ».

On aura compris que ce dernier couple est celui de la rencontre, de l’amour et de la haine, du hasard et du jeu, du dialogue entre sujets. J’ai été amusé par l’analogie proposée par Neher entre le duo dans la musique et le dialogue. Un duo est un contrepoint, une dualité de deux mélodies parfois très différentes, au sein d’une harmonie globale. Le dialogue, quand il est chargé d’écoute et d’espoir, peut traduire des différences, en vue d’une rencontre dont on ignore la forme et le contenu… Une rencontre possible, mais jamais certaine, vers l’avenir.

Neher essaie de montrer que ces silences (deux par deux), conjugués entre eux, se déclinent sur les plans psychologiques, mais aussi historiques et métaphysiques. Il n’hésite pas à écrire que la Bible, voire les Targums, les Midrashs, les interprétations, ne sont pas la Parole de Dieu, mais le Silence de Dieu. Naturellement, le silence, la nuit et le brouillard d’Auschwitz viennent à l’esprit : on ne peut que se taire devant cette abomination. Non seulement Dieu est mort, comme l’écrivait Nietzsche, mais l’Homme (avec un grand H) est mort dans les camps d’extermination : fin de l’humanisme et des rêves prométhéens. Toutefois à la différence de Sartre qui disait que le silence de Dieu est la preuve qu’il n’existe pas (Je-On, ou Je-Il), Neher plonge sa méditation sur l’exil et l’éclipse de Dieu, vieux thème juif et mystique (le « Je-Tu » qui appelle au silence de l’écoute et de l’espérance, au cœur même de la pire des tragédies) : il n’y a pas de réponse (ou au minimum pas de réponse immédiate et facile), il y a des questions. Il y a l’irréductible question de Job : Pourquoi ? Les survivants ne parlent pas. Une fois les acteurs rescapés disparus, seuls les héritiers commencent timidement à parler : c’est ce qui s’est passé autour du cauchemar des camps de la mort. La vie reprend son souffle (*).

Neher relit encore ce récit hallucinant du Prophète Élie sur la montagne : Adonaï n’est ni dans la tempête, ni dans le bruit ou les flammes, ni dans les tremblements de terre, mais dans le silence d’une brise légère. L’espérance contre tout désespoir ?

J’avais lu ce livre, jeune, juste après des années de maladie, et je me rends compte à quel point il m’avait marqué à l’époque. « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien », m’avait dit un vieux sage, il y a plus de 40 ans. Le mal, malheureusement, est très bruyant au point d’étouffer la parole. Heureusement, dans le gradient qui va du silence au bruit, il y a la place pour la musique et la parole. Et la vie triomphe de la mort, à son rythme.

Que les lecteurs me pardonnent d’écrire tant de lignes sur le silence. Merci.

(*) Cela dit, je marche sur des œufs en écrivant cela. Je ne suis pas juif. Par chance, je suis né la génération suivante… mais mes paroles restent prudentes.

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La réponse de Job à ses amis (2)

INVESTIGATIONS TRINITAIRES (11) – La réponse de Job et au-delà…

Résumé : Face à ses amis, Job proteste, réfute les arguments et engage un procès contre son Créateur à la limite du blasphème. Après de longues disputes, le Créateur se manifeste enfin : seul Job a bien parlé de moi, dit-il, avant de déployer toutes les merveilles de la création. J’interprète le déploiement de la création dans le sens d’une créativité partagée au sein de laquelle l’être humain est un acteur essentiel et qui ouvre une aventure à l’horizon infini.

Théismes face à la souffrance innocente de Job – Article précédent

Face à ses amis contradicteurs, dont j’ai essayé d’analyser les arguments dans l’article précédent, avec projection dans notre actualité, Job, le juste souffrant, tente de répondre. Il ne donne pas de solution, pas plus que le Livre du reste… Nous sommes dans le registre de la « réponse », pas de la « solution », c’est-à-dire celui de la parole et non celui de l’idée et de l’algorithme scientifique ou psychologique. Et donc de la dialectique existentielle.

*

L’expérience contredit les discours.

« Si votre raisonnement est juste, répond Job à ses amis, -traduction avec les mots d’aujourd’hui, à savoir que « tu es malade parce que tu es coupable ou parce que tu es mis à l’épreuve », alors expliquez-moi : la souffrance des enfants et des bébés, et plus généralement celle des innocents, qu’en dites-vous ? » Quand il y a des épidémies, tout le monde est atteint, personne n’est épargné, justes et injustes, bons et méchants, riches et pauvres, savants et simples d’esprit, vieillards et enfants. La maladie se moque bien des culpabilités, des raisonnements religieux et des capacités à lutter.

L’Évangile de Jean présente une scène émouvante et assez drôle d’un aveugle de naissance face à Jésus. Les disciples de Jésus demandent « qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ! ». Jésus répond : « ni l’un, ni l’autre… mais c’est pour que soit manifestée la gloire de Dieu ! ». De quelle gloire de Dieu s’agit-il ? N’est-ce pas pour l’évangéliste une façon de dégager en touche et de réanimer les poncifs spirituels ? Il faut rester prudent dans l’herméneutique ! Je vais marcher sur des œufs pour ne pas être entraîné dans des considérations trop simplistes… L’aveugle-né prend ensuite la parole contre les opposants de Jésus, avec un sens de l’ironie qui vaut la peine d’être relu. En cours d’article, je proposerai une réflexion sur la perspective christique par rapport au combat de Job. Voyons Job et sa réponse.

*

Pourquoi ne pas revendiquer l’innocence.

L’attitude de Job est de défendre, contre toutes ces accusations, son innocence. Mais il refuse d’être seul. Face à ses amis, il supplie qu’on lui trouve un défenseur. Mais où est-il, ce défenseur ? Ses amis ? Il les réfute.

Job revendique l’innocence. L’idée de la culpabilité de tous a servi d’argumentation afin de trouver une explication morale au mal, à la souffrance, à la mort. Malheureusement, elle sert aussi à maintenir des situations d’injustice : j’en ai parlé. Tout le monde est coupable, directement ou indirectement. Il existe un fatalisme, pas uniquement religieux, qui évite de s’interroger sur les mécanismes structurels éthiques et socio-politiques, lesquels conduisent certains à être pauvres et d’autres riches, à être malades ou bien portants, à être doués ou débiles. Il y a même, dans l’arrière-boutique du libéralisme, l’idée selon laquelle la liberté d’action politique et celle de l’entreprise doivent permettre aux meilleurs et aux justes d’arriver à l’abondance, grâce à leurs qualités personnelles et naturelles (par grâce divine), indépendamment du conditionnement physique, social et économique… La solidarité sociale n’est qu’accessoire ou seconde ; elle sera un effet de la bonté des riches dont les biens, chèrement acquis, ruisselleront vers les miséreux, les nécessiteux, les malades et les faibles. Les capitalistes sont des gens vertueux. Ceux qui combattent le capitalisme sont des jaloux et des haineux.

Omission des conditions sociales et économiques. De plus, pense-t-on, il y a transmission de l’injustice d’une génération à l’autre, le riche transmet à ses enfants ses biens, le pauvre transmet à sa progéniture ses tares. Là, l’idée d’une transmission d’un « péché originel », comme structure d’injustice, retrouve, de manière détournée, du sens. On peut élargir.

Malheureusement, explique Job avec les mots de son temps, dans son contexte immédiat de société religieuse et de morale familiale, l’expérience démontre le contraire. Il n’est pas nécessaire d’être dans la situation de Job pour s’en apercevoir. Les maladies et la mort frappent les justes et les injustes, les innocents et les coupables, les riches et les pauvres, les génies et les handicapés. Au-delà d’un certain seuil, le mal est indifférent aux conditions sociales, morales et naturelles des femmes et des hommes.

J’ai le souvenir de cette anecdote qu’on raconte à propos d’une responsable de monastère -sans doute, Claire d’Assise-. Elle explique que si une sœur casse une assiette, elle lui donne une réprimande. Mais si cette sœur met le feu involontairement au couvent et que tout est détruit, quel sens aurait une réprimande ? Ceci les dépasse toutes les deux.

*

Sauveur ou défenseur ?

Job demande un défenseur. Ici s’introduit une bifurcation. Les amis de Job et nombre de moralisateurs religieux ou laïques affirment que face à la culpabilité, nous avons besoin non d’un défenseur, mais d’un sauveur. Le défenseur, l’avocat, défend l’innocence de son client. Le sauveur arrache le coupable de son état de malheur, de sa faute, même s’il n’en est pas directement responsable. La perspective est différente.

Nombres d’églises, dans le Christianisme, ont hypertrophié l’image du sauveur, en l’occurrence celle du Christ Jésus… Le nom Jésus signifie « Dieu sauve », Dieu au sens du tétragramme. De plus, il est présenté comme l’innocent condamné, ce qui ajoute du poids à la culpabilité de ceux qui l’ont condamné, sous-entendu nous tous. Le Christ sauveur a souffert pour les fautes que nous avons commises, pour les péchés. Nous souffrons parce qu’il faut payer l’addition avec lui… ou sans lui. L’esprit de la dette évoquée dans l’article précédent envahit le champ de la réflexion. Il existe une analyse de la Passion qui est un terrible piège pour la liberté et la vie spirituelle. Une telle présentation place les églises dans la position des amis de Job. La revendication de Job est pervertie. Lui, Job, demande que soit reconnue son innocence et il appelle un défenseur.

À mes yeux de lépidosophe, le schéma Création-Péché-Salut m’apparaît très superficiel face à la souffrance, en dépit des terribles débats et conflits qui ont eu lieu dans l’histoire à son propos. Il y a une dimension au-delà de ce schéma réducteur : c’est celle de la souffrance de l’innocent face à l’étendue du mal qui déborde de partout nos responsabilités et a fortiori nos capacités de le résoudre.

*

Innocence et culpabilité métaphysique.

Le Livre de Job déplace la question de la culpabilité personnelle, sociale ou héréditaire vers un autre niveau. Dans l’article précédent, je l’ai évoquée à travers l’idée de « culpabilité métaphysique ». De quel droit le fait d’exister, sans l’avoir choisi, rend-il coupable et engendre-t-il la souffrance personnelle ? Pourquoi l’existence place-t-elle le sujet en situation de dette ? Faut-il rendre au Créateur cette vie qui est donnée sans consultation ? Et puis, je suis là, dans cet espace particulier, dans ce temps, avec des conditionnements ontologiques, sexuels, socio-économiques, physiques ! Sans rien demander. Et maintenant, serais-je redevable d’une dette ? Pourquoi suis-je né ? Pour souffrir ?

Job maudit le jour de sa naissance. Il n’en peut plus. Le chapitre 3 du Livre de Job est bouleversant : « périsse le jour où je suis né !… Qu’il se change en ténèbres… Cette nuit, qu’elle attende en vain la lumière, car elle n’a pas fermé le sein qui me conçut, ni dérobé la souffrance à mes regards. Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ? Pourquoi n’ai-je pas expiré au sortir de ses entrailles ? Pourquoi ai-je trouvé des genoux pour me recevoir et des mamelles pour m’allaiter ? Je serai couché maintenant, je serais tranquille, je dormirais, je reposerais… »…

La situation de Job et de nombre de souffrants m’a souvent fait dire et écrire que certaines souffrances peuvent être perçues comme des situations pires que la mort. La mort est le retour au rien, au zéro. La souffrance, et plus encore la souffrance de l’innocent, est négative ! La preuve : l’homme ou la femme qui souffre, réclame la mort, le zéro, comme un bien préférable à sa situation négative. Le chemin du bonheur vers le malheur est plus vertigineux que celui du bonheur vers la mort, vers le rien, et inversement. La chute dans un gouffre est pire que celle sur le sol. S’il faut en plus entendre les bavardages des bien-portants et des vertueux, la solitude semble encore plus profonde. Il ne reste au souffrant que le cri, que le silence qui enveloppe le cri, que le silence où le cri s’est perdu. Longtemps, dans un contexte de moralisation religieuse extrême, les suicidés qui ne supportaient plus leur état de souffrance ont été maudits ! Les sciences psychologiques et psychiatriques, et l’éthique philosophique, ont heureusement rétabli la réalité de ce qu’est le mal, par-delà les apologies de la culpabilité.

Bien sûr, il y a des maux dues à la responsabilité humaine. Si je frappe quelqu’un, si je répands la calomnie, etc., il y aura des retours de bâton. OK. Une des forces de l’histoire humaine est d’avoir su se munir, contre les méfaits responsables, d’un droit et d’une justice, avec accusations, défense, avocats, procureur et… un juge. Il est tellement plus simple d’être accusateur ! Le juge a la Loi et la jurisprudence, et donc la collectivité et l’histoire, avec lui. Mais au-delà de la capacité humaine au jugement, au soin, à la connaissance, il existe des maux contre lesquels il est difficile de poser une appréciation justifiée. Il n’est pas facile, comme cela a été évoqué dans l’article précédent, de naviguer entre ces trois récifs : celui de la moralisation à outrance qui, sous prétexte de responsabiliser chacun, le culpabilise ; celui du fatalisme qui conduit à l’inaction et parfois décharge les monarques et les administrations de leur responsabilité ; et celui d’une justification religieuse qui se résoudrait dans la dialectique de l’épreuve et de la conversion. À ces récifs, ajoutons le tourbillon de l’explication rationnelle de la souffrance et du mal, sous l’angle philosophique, scientifique ou politique. Job conteste toutes ces mauvaises solutions.

Voilà le drame ultime de Job : la maladie est absurde. La souffrance de l’innocent est absurde. L’existence peut-être même est absurde ! A-t-elle une raison d’être, si mon être est atteint, si je dois souffrir sans raison ? Si j’ai eu le bonheur d’avoir vécu dans telle ou telle circonstance favorable, la souffrance est-elle une manière de rendre une dette, parce que j’ai joui de la vie qui m’est donnée ? Si le mal est pire que la mort, alors pourquoi vivre ? Pourquoi exister ? Pourquoi un tel monde existe-t-il ? Job veut mourir.

*

La piste incomplète du plus grand bien

La traversée de la souffrance et du mal ne trouvent pas non plus d’explication dans un plus grand bien, ai-je expliqué dans l’article précédent, que ce soit en Adonaï, dans un au-delà, que ce soit encore dans une utopie politique et sociale, ou dans un retour à la Nature. Un grand bien a priori, et programmé, j’entends. Il a existé et il existe encore des cynismes politiques qui sont prêts à justifier des massacres ou des morts au nom d’un plus grand bien. Lors de la crise du coronavirus, on l’a bien vu : certains responsables de nations étaient prêts à sacrifier une partie de leur peuple, pour maintenir l’économie du pays et l’état de leurs finances… qu’ils considéraient comme un plus grand bien. Nous pouvons dire merci à Kant, à l’Esprit des Lumières, aux Déclarations des Droits de l’Homme, d’avoir placé la dignité humaine avant tous les intérêts économiques et avant toutes les idéologies.

Le Dieu tout puissant, tout connaissant, tout libre ou tout transcendant est mis en procès depuis le début de ces articles. L’idée d’une réparation des fautes et d’un salut qui à la fois culpabilise et infantilise les femmes et les hommes, comme des parents qui prennent en faute leur enfant, ont eu leur temps et ont induit nombre de dégâts spirituels. Les explications religieuses, morales et intellectuelles, théologiques, se pensent objectives, vraies, neutres, au-dessus de la mêlée. Mais le sens du vécu subjectif de la souffrance innocente et de celle du juste est omis et il reste insoluble. Il est inacceptable de donner raison au mal. Il est comme un grumeau que le discours rationnel ou symbolique ne parvient pas à dissoudre. Job se refuse à ces solutions toutes faites.

*

La révolte contre Dieu. Le droit au procès et au blasphème.

Face au mal qui le ronge, expose le Livre, Job se révolte. Il retourne l’accusation et met Adonaï en procès. Ce n’est pas lui le coupable, c’est Adonaï. Toutes ces belles constructions religieuses, rituelles, morales s’effondrent. L’athéisme existentialiste reprend le procès de Job et complète les athéismes qui vitupèrent contre les pouvoirs qui ont exploité les pauvres et les exclus.

Je me permets ici une parenthèse très importante : dans l’univers biblique, l’innocent et accusateur Job parle à Adonaï à la deuxième personne comme s’il s’adresse à un sujet, alors que les grands athées du Dix-Neuvième Siècle parlent de Dieu à la troisième personne, comme d’un objet. Ce point est important pour la suite de notre méditation. Continuer à parler, même quand tout devient absurde… Nous sommes dans le registre de la question et de la réponse, et non dans celui d’un problème et de sa solution. Il s’agit de celui de la parole et non celui des idées.

Ce point nous ancre un peu plus dans le sujet. Le mal, la maladie, la souffrance dérange un ordre établi et l’entourage. Soit. Mais la révolte, le cri, le blasphème de celui qui souffre, dérangent plus encore cet ordre établi. Avec les mots, avec le pouvoir de la parole et le hurlement de l’esprit, Job touche l’humain dans ce qu’il a de plus spécifique, dans sa condition de sujet. Le risque est celui de la solitude. C’est celui que prend Job. La souffrance n’est pas seulement un scandale objectif, elle atteint le sujet, le moi profond.

Certes, on peut se révolter à plusieurs. OK. La révolte collective fonctionne jusqu’à un certain degré. Mais elle dissout la douleur subjective dans un bain collectif où les acteurs qui la gèrent ne prennent souvent plus le temps de l’écouter. Dérive, pardon de le ressasser, de la parole vers les idées. La révolte qui est évoquée ici est au-delà de la revendication sociale et politique, au-delà d’une formulation objective de la situation de souffrance. Elle est infiniment personnelle, irréductiblement subjective. Elle déborde celle des revendications collectives.

*

Impuissance ou sadisme divin ?

Contre Adonaï, contre la Providence, contre le Destin, la révolte et le procès s’expriment en trois propositions, des propositions que l’on retrouve, par exemple, dans l’ouvrage de Hans Jonas sur Auschwitz, plus que dans le Livre de Job à proprement parler :

1) Si Adonaï est tout-puissant, pourquoi laisse-t-il le mal se déchaîner ? Serait-il impuissant contre le mal ? Vieux et vertigineux sujet religieux, et même philosophique et scientifique. Job et Jonas renvoient l’énigme du mal à la philosophie. Quoique insoluble dans des solutions simples, apparemment logiques, objectives ou conceptuelles, quoique inachevée à travers des techniques et des moyens instrumentaux, l’énigme de la souffrance doit pouvoir être saisie par des mots, par un langage qui permet sa circonscription : imaginaire, littéraire, poétique et dramatique, dialectique, révolte et cri… Tant que Job continue à parler, à crier, à hurler, même contre d’apparentes évidences, le mal n’a pas raison. Pouvoir de la parole contre les idées. Adonaï, celui du début du Livre de Job, paraît bien impuissant !

Ici, je transpose cette situation dans le monde médical et face à l’administration, suite à des parcours que j’ai proposés à plusieurs reprises dans des milieux de soignants, et dans la ligne d’une expérience personnelle de la maladie. La révolte se traduit ainsi : « non, vous n’êtes pas tout puissant ». Bien sûr, jamais un soignant ou un médecin ne prétendra être tout puissant. Toutefois, bien souvent, le corps médical et son arrière-fond scientiste aspirent à la toute puissance. Même chose du côté des services sociaux, de l’administration et des mutuelles de santé. Ces derniers temps, il a fallu l’épidémie du Covid-19 pour secouer le paradigme de la toute puissance médicale, comme présupposé de la puissance politique… ou inversement le paradigme politique tout puissant qui enveloppe la puissance médicale.

2) La seconde proposition de Job se situe dans l’attribut de bonté divine. Si Adonaï est bon, pourquoi persécute-t-il ceux qu’il aime ? Quel bien curieux amour qui fait souffrir l’être cher ! Du pur sadisme ! Pas de l’amour, en tout cas… J’ai déjà invité le lecteur, dans un article antérieur, à mettre en procès certaines notions sur l’amour de Dieu, afin, non de le nier, mais de lui donner un autre sens que celui d’une condescendance divine d’un côté, et celui d’une affectivité excessive ou défective de l’autre. Job crie qu’Adonaï est un chasseur qui traque une proie : hop, une flèche par ci, hop un coup par là. Ce Dieu-là ne peut être bon.

Il est possible là aussi de projeter cet énoncé dans le cas du malade face à son médecin ou au personnel soignant. Le malade est traqué jusque chez lui, parfois sous des formes froides. Parfois même, le corps médical de certaines institutions essaie de débusquer des malades pour obtenir des subventions… Et qu’en est-il de l’acharnement thérapeutique ? Est-il vraiment de la bonté d’âme, de l’humanisme ? Veut-on nier la souffrance vécue comme expérience plus négative que la mort ? Ne peut-on pas laisser les personnes âgées ou en fin de maladie mourir tranquillement chez elles ? Attention ! Je ne me prononce pas sur la validité morale de l’acharnement thérapeutique. Chaque situation est unique.

Voici l’aporie traditionnelle, sous-jacente à la révolte de Job, et récemment posée par Hans Jonas : si Adonaï est tout puissant, il ne peut être bon. Si Adonaï est bon et amour, il n’est pas tout puissant. Ou alors acceptons que son dessein est inconnaissable. Hans Jonas refuse cette troisième alternative, qu’a en revanche adoptée le Coran : Allah, l’équivalent de l’Elohim biblique, est insondable : la souffrance appartient au mystère divin. Et hop, le Coran envoie le ballon dans les tribunes, ce que j’ai souvent tendance à lui reprocher. Transcendance ! Autant se taire ! Hans Jonas, lui, face à l’aporie, opte pour l’impuissance divine, en s’appuyant sur des traditions de la spiritualité et de la mystique juives, notamment celle de la Kabbale. Job également, d’une certaine manière.

Certaines spiritualités juives et chrétiennes ont essayé de répondre à l’aporie en affirmant que Dieu souffre avec les souffrants. Israël est le messie souffrant, ou le serviteur souffrant. Le Christ Jésus est l’image du Dieu souffrant avec les hommes. Oui, pourquoi pas ? Toutefois l’accent est alors porté sur la passion au détriment de l’action et de la créativité, au risque de sombrer dans un dolorisme qui agace prodigieusement nos contemporains.

Et Auschwitz ? Et l’effondrement des civilisations ? Et les génocides ? On peut imaginer qu’à l’instar de la vie individuelle et familiale, les cultures et les civilisations meurent également selon la nature des choses et de l’histoire – cynisme de ma part, bien sûr -, de même que les espèces animales et végétales s’éteignent. Hitler et sa bande de crapules deviennent alors des instruments du Destin, de la Fatalité ou de la nécessité biologique étendue à la noosphère. Piège qui fait basculer la contradiction vers le fatalisme.

J’invite à garder de la distance vis à vis de toute « solution », que le Livre de Job, du reste, ne propose pas. Nous pouvons tenter de maintenir le cœur près de la misère, d’être « miséricordieux », comme le dit une notion religieuse vieillotte. Ce n’est pas simple. En rester là serait incomplet et bien triste !

*

Pour un juste équilibre, il est préférable de conserver à l’esprit et méditer la dialectique action-passion, et son corollaire responsabilité-innocence sans en essentialiser l’une ou l’autre. Sachons toutefois, comme le rappelle Pierre Teilhard de Chardin dans un remarquable petit traité de spiritualité, que la dimension des passivités et donc des souffrances, est bien plus vaste et profonde que celles des activités.

Ici survient une autre trappe : celle de la victimisation de l’innocent. La victimisation, affective ou justiciable, n’est pas plus efficace que la confiance absolue en la toute puissance, qu’elle soit divine ou humaine, religieuse ou naturaliste, spirituelle ou scientifique. La parole du juste qui souffre doit être entendue en vérité, c’est-à-dire dans son innocence et non dans son état victimaire, même si parfois l’état de victime est réel. Ce n’est pas le cas de Job -sauf par rapport au Satan-. En ce sens, nous le verrons plus loin, l’approche trinitaire peut offrir une direction prometteuse à cette dialectique, sans sombrer dans des schémas simplistes du style péché-salut ou souffrance divine par empathie, ou confiance en l’humanisme universel… ni prétendre y trouver une « solution ».

Un mot sur la prière. La prière, tant décriée dans les milieux forts et sarcastiques, trouve ici une de ses significations. Laquelle ? La révolte et le cri sont des invariants des psaumes bibliques, et le cri de Job a un parfum psalmiste. Le blasphème fait partie de la prière. Oui, et je le maintiens contre les dragons de vertu religieuse et contre les semeurs de mort de certains courants intégristes et fondamentalistes. Malgré tout, Job ou le psalmiste, à travers le blasphème et la révolte, conservent la relation avec Adonaï, échangent une parole avec Lui, ne se taisent pas, même quand les événements portent vers la souffrance et la mort. Dans le Judaïsme, m’a un jour expliqué un rabbin, on peut être pour Adonaï ou contre Adonaï, mais jamais sans Adonaï. Faire disparaître la prière, refuser la révolte, hurler contre le blasphème, c’est tuer la parole, c’est détruire la communication et toute communication… Job est accusé de blasphémer. Ce blasphème est une prière. Le Christ Jésus a aussi été condamné à mort pour blasphème. Non : la prière peut et doit parfois aller jusque là.

*

Injustice divine.

3) Dernier point de la réponse révoltée de Job, Adonaï est injuste. Ou très exactement, Adonaï, tu es injuste. La justice divine est prise en défaut. La raison divine est prise en défaut. En d’autres termes, le mal n’obéit à aucune logique rationnelle ou religieuse. L’univers dans lequel nous vivons est fait de cohérence et d’incohérence, d’apparente logique et d’absurdité, de raison et de déraison. Les deux !

Voilà un paradigme d’arrière fond, un horizon fuyant, qu’il faudra conserver à l’esprit tout au long de notre navigation. « Tu ne mettras pas Adonaï à l’épreuve », dit la Torah et le récit des tentations dans les Évangiles. Et pourtant : Job ne craint pas de mettre son Dieu en procès.

*

La passion du Christ résout-elle la souffrance de Job, le juste ?

Dans ma jeunesse, j’ai croisé des courants religieux catholiques qui estimaient que, dans le Christianisme, la Passion du Christ et la Résurrection offraient une réponse à la souffrance de Job. Et ils ajoutaient que l’Église Catholique symbolisait cette réponse. Je n’entrerai pas dans l’analyse de cet ajout. En revanche, la première proposition a de la valeur, puisqu’elle a conduit à un bouleversement historique et à de grands déploiements culturels, littéraires et artistiques.

Pour répondre à cette affirmation, il est important de déployer toutes les facettes : innocence ou culpabilité ? Fatalité ou responsabilité ? Le Christ Sauveur ou Défenseur ? De quel côté se situe le Ressuscité ? Du côte de son Père ou du côté des femmes et des hommes ? Du côté de Zorro, le sauveur des victimes, ou du côté de la solidarité avec les souffrants ? Et la création là-dedans, quel sens a-t-elle ? Création du monde, oui, mais plus encore création d’un être conscient et sujet de sa propre histoire ?

Une bonne philosophie, même lépidosophique, répond que le « ou » est abusif : chacun des points de vue est analysable et peut-être même à reconstruire dans une méthodologie dialectique ou organique. Par exemple, pourquoi ne pas lire l’épopée christique à la fois comme celle d’un sauveur et celle d’un défenseur. L’enfant qui se noie dans une piscine a besoin d’un maître nageur, donc d’un sauveur, et non d’un avocat qui explique autour de lui qu’il ne l’a pas fait exprès. Je prends l’exemple d’un enfant à dessein. Dans un second temps, le sauveur ne servira plus : c’est le défenseur de l’enfant qui reprend la main, contre la maman ou le moniteur qui voudront l’engueuler. Par conséquent, pourquoi les chrétiens n’accepteraient-ils pas le double rôle de leur Christ : sauveur et défenseur. Le souci, c’est que le premier aspect a été hypertrophié, et le second effacé dans l’histoire. Le dogme du péché originel n’a rien arrangé. En réalité, en théologie trinitaire, la dualité existe.

Signalons en effet que dans l’Évangile de Jean, Jésus parle d’un défenseur qu’il appelle par ce mot étrange « le Paraclet », qui représente dans le contexte johannique l’Esprit ! Le Mystère Trinitaire sort du brouillard et se dessine à l’horizon.

Je reste toutefois réservé sur la démesure qu’a pris dans l’histoire et la spiritualité l’idée du Dieu Sauveur dans la personne du Christ Jésus. L’idée est peut-être consolante et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Qu’une petite partie de l’enjeu soit la « réparation du péché », le nettoyage de « la faute originelle » qui explique la souffrance, et autres fadaises, je veut bien l’accepter comme hypothèse. Mais elle me paraît une bien basse idée de l’interrogation sur la Passion et de la Résurrection. Elle omet plusieurs aspects : d’une part, comme cela a été dit, la défense de l’innocence du souffrant, ce que justement revendique Job ; le sens de l’histoire et de la durée : sauver, cela semble une action immédiate et instantanée, mais il n’y a pas beaucoup de place pour la parole, pour la Justice, pour le « process », au sens où je l’entends, c’est-à-dire le Procès Créateur (le Credo chrétien parle du « Process » de l’Esprit) ; enfin, s’arrêter au simple Salut oublie la dimension à laquelle j’attache tant d’importance, à savoir la Création, sa longue genèse, et plus profondément, la signification de la Création et de l’existence… une Création qui, dans notre conditionnement physique et cosmique, est une vaste dérive, une évolution des entités vers plus de vie et de conscience.

Le Christianisme n’est pas seul à tenter d’assumer une réponse au cri de Job, sous l’angle de la Passion. La tradition juive a adopté l’idée selon laquelle le peuple juif était le peuple messianique, avec en arrière-fond la figure du Serviteur souffrant que l’on trouve dans le Livre du Prophète Esaïe.

Par ailleurs, bien des penseurs, des philosophes, ont également tenté de démontrer que la souffrance surmontée des peuples est la véritable source du sens de l’histoire, voire de l’existence elle-même. La lutte des classes peut être lue comme une douteuse, mais réelle, projection de la Passion christique au plan social, de même que la loi de la jungle et les combats dans la nature permettraient, explique-t-on, l’amélioration des espèces. La souffrance est-elle rédemptrice, voire créatrice ? Dans un article précédent, j’ai déjà exprimé ce que je pensais de cette double proposition. Non, ce qui est « rédempteur », c’est le combat mené contre le mal… et l’histoire de l’humanité court dans ce sens : médecine, droit, sciences, religions, pensée, arts, littérature, musique, toute la vie de la Noosphère rappelle le combat permanent contre le mal. Mais attention de ne pas voir l’épopée humaine exclusivement sous l’angle du combat, au risque d’une surenchère éthique. Il demeure ici une autre perspective : celle de la création et de l’alliance. Ce sera l’objet des prochains articles.

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Comment interpréter la dernière partie du Livre de Job ?

Les lignes suivantes relèvent plutôt d’une herméneutique encore plus personnelle que les lignes précédentes. Elles anticipent ce que j’écrirai plus loin, sous l’aune de la navigation trinitaire.

La partie dialectique du Livre de Job met, enfin dira-t-on, le grand accusé en scène : Adonaï. Tout le monde a parlé de lui, mais lui, n’a rien dit. Adonaï sort de son silence après avoir laissé Job et ses amis débattre durant des pages et des pages… À la fin du Livre, il est écrit que la colère d’Adonaï s’enflamme contre les amis de Job, forme ancienne pour demander d’arrêter les bavardages sans fin. Il affirme ensuite : « le seul qui a bien parlé de moi, c’est mon serviteur Job ». En d’autres termes, celui qui s’est révolté, qui a revendiqué son innocence contre toutes les accusations, contre toutes les explications rationnelles ou morales, celui qui a intenté un procès contre Adonaï lui-même, jusqu’au blasphème, est le seul à avoir « bien parlé de lui ». Comme si Dieu se manifestait aujourd’hui en disant : les athées existentialistes, les non-croyants, les blasphémateurs, ont raison quand ils se révoltent contre le mal, contre l’injustice, contre la souffrance de leurs sœurs et de leurs frères… voire contre les méfaits qu’on impose à la biosphère. Ils ont raison quand certains, religieux ou moralistes, s’arrogent le droit de faire la leçon aux souffrants, de se servir de la souffrance pour les manipuler, de donner des explications simples au mystère du mal. Ceux qui parlent vrai et sensé ne sont pas ceux qui le justifient par des manipulations religieuses, des doctrines, des discours lénifiants, style « New Age », quiétisme (oriental ou non), stoïcisme… La souffrance a droit à la parole. Ce n’est pas le loup de Vigny : « souffre et meurs sans parler ».

Qu’on soit clair : il s’agit là d’un contexte qui est celui de la souffrance intolérable de l’innocent dans un contexte familial et personnel. Le Livre de Job ne parle pas de la haine, du mensonge ou de la suffisance qui peuvent habiter certains anti-religieux primaires et certains intégristes. La haine est complètement absente du Livre. Bien au contraire. Le mensonge également. Job n’est nullement orgueilleux. Il est simplement humain. Et là est le lieu où tous les théismes et athéismes se crashent. Où tous les faux-fuyants, agnostiques, métaphysiciens, moralistes, se dissolvent. Et pourtant, le Livre écrit que seul Job a bien parlé d’Adonaï, de son Dieu.

Adonaï montre alors qu’il souffre avec ceux qui souffrent, thème récurrent de toute la tradition biblique, juive et chrétienne. Cette fois, il le démontre lui-même. Un travail d’enfantement ? La vie a-t-elle un prix si élevé qu’elle doit traverser les douleurs de l’enfantement ? Prudence, naturellement. Je renvoie à ce que j’ai écrit de l’intuition de Dietrich Bonhoeffer, dans l’article précédent. Propos à ne pas dire à un malade qui sait qu’il va mourir ! Quoique ! Qui sait ? Une lueur est pourtant possible dans cette direction, mais j’ai déjà exprimé ci-dessus ma réserve à l’égard d’un discours excessif sur la souffrance divine, dans la mesure où elle hypertrophie la passion au détriment de l’autre dimension, celle de l’action et de la création.

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L’Hymne à la création

Le Livre de Job, en effet, s’achève par un formidable hymne à la Création qui est un des plus beaux parmi la « bibliothèque biblique ». Oh, il n’offre pas une solution à l’interrogation de la souffrance. Mais il ouvre une piste. Même si la théophanie, c’est-à-dire la manifestation divine, demande à Job et à ses amis de se taire et d’écouter ce qu’elle a à dire, elle n’empêche pas Job de répondre… Elle a été précédée par un premier discours sur la Création, un peu obscur il est vrai, d’un des amis de Job, le jeune Elihu. L’hymne de la Création de la Théophanie commence par « Quel est celui qui obscurcit mes plans par des propos dénués de sens ? ». Je trouve ce verset très drôle. Il vise sans aucun doute Elihu. Puis elle se tourne vers Job : « ceins tes reins comme un brave ». L’hymne divin à la Création prend la forme de l’adresse personnelle, celle d’un appel à la réponse : en gros, « tu n’étais pas là, quand je fondais la Terre, quand j’assignais l’aurore à son poste, quand les petits des bouquetins crient vers Elohim… ». La théophanie parle à Job à la deuxième personne, ce qui signifie qu’Adonaï le considère comme un sujet qui peut, voire qui doit répondre. Ce n’était pas le cas du discours d’Elihu.

J’interprète l’hymne de la Théophanie, à titre personnel, dans trois directions.

Tout d’abord, la question du mal reste un mystère, une pierre sur laquelle chacun trébuche et qui n’a pas de raison d’être en soi. J’espère avoir suffisamment insisté sur ce point dans les lignes qui précèdent, même si une part de responsabilité dans le mal existe chez les êtres conscients. Au-delà d’un seuil, l’énigme demeure. Je ne suis pas sûr que le récit de Job cache une apologie du « plus grand bien ». Le texte montre plutôt une bascule entre le mystère de l’absurdité du mal vers celui de l’être, au sens métaphysique du terme. Le miracle n’est pas la guérison du mal ou le salut, mais l’énigme de l’existence d’un monde. Comme je le montre, le déploiement du monde est un « process », aux deux sens du terme : processus et procès. Il est une montée de l’Esprit aux deux sens du terme : émergence de sujets libres et souffle créateur.

D’autre part, l’hymne à la Création correspond à une remise en place de l’expérience religieuse. Le Livre de Job est le passage de l’angoisse à l’émerveillement, d’une religion de crainte -début du Livre- à une religion de l’étonnement. Originellement, certains historiens des religions fondent le sentiment religieux et leur structuration rituelle et morale sur la dualité tremblement-fascination. La peur et le vertige, ai-je tendance à penser : sur le sommet d’une montagne ou seul sur un voilier au milieu d’un océan déchaîné, chacun peut expérimenter le double sentiment de la peur et de la fascination. Or le Livre de Job commence par une piété fondée sur la crainte d’Adonaï. Au fond, je suis juste parce que je crains Dieu. Religion bien tranquille et rassurante, celle que dénonce Karl Marx dans sa célèbre formule selon laquelle « la religion est le soupir de la créature opprimée, l’opium du peuple… », un lieu d’où « l’esprit est exclu », écrit-il ensuite. La traversée de l’océan de souffrance du malheureux Job ne le conduit pas sur une autre rive de crainte, mais sur celle de l’étonnement, et même de l’émerveillement face à la Création. Avec quelques formules fortes, vertigineuses et parfois inquiétantes, j’en conviens.

Je suis très sensible à l’argument selon lequel la philosophie naît de l’étonnement, formule socratique et aristotélicienne. Le « é », « Ex » est la sortie de soi, l’ouverture. Ex-ister signifie « sortir de », sortir du néant, de l’uniformité, du sans forme, dirait Aristote. Dans le cadre de la souffrance de Job, l’étonnement et l’existence se traduisent par la reconnaissance réciproque. Celle d’Adonaï qui affirme que seul Job a bien parlé et qui est digne d’un dialogue avec lui ; celle de Job qui s’émerveille devant la Création et affirme son respect envers le Créateur. La Parole fait exister. Je ne suis pas loin de partager l’idée contemporaine selon laquelle la Bible est le Livre des religions de la fin des religions, parce qu’elle libère la parole et le sujet religieux contre les rites magiques, les idolâtries, les superstitions et les mauvais idéaux. En tout cas, telle est ma manière de lire l’histoire de Job qui n’est qu’apparemment religieuse et qui est avant tout existentielle. Une religion centrée sur soi du début du récit bascule vers une religion, puis une philosophie et une poésie ouvertes au monde : je sors de moi-même et je m’Ex-tonne de cet univers admirable et étrange -mot d’Einstein de la fin de sa vie pour exprimer son « sentiment religieux » personnel !

Il serait imprudent d’en rester là. Émerveillement, étonnement OK. Demeurer sur le terrain d’une admiration, d’une contemplation éternelle face aux merveilles de la Création, de la nature, de la vie, et derrière elles, du Créateur, peut faire surgir une nouvelle forme de soumission… même si elle semble plus libérée que celle de la crainte : celle de l’égocentrisme contemplatif, ignorant de l’autre comme sujet. Le travail de la philosophie, de la pensée religieuse, de l’expérience spirituelle (au sens fort du terme) a pu se continuer grâce à de nouvelles occasions d’étonnement à travers la parole du monde, que ce soit celle de la nature, celle de l’histoire, celle de l’esprit… jusqu’à la science moderne.

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Pour cette raison, j’ajoute aux deux directions proposées par l’hymne à la création, une troisième qui sera un des fils conducteurs de la réflexion qui se continue, un des fils de la méditation sur le mystère trinitaire. La Création, il ne s’agit pas seulement d’une création à simple sens : celle qui va du divin créateur vers le monde surgi du néant, et qui serait un résultat du passé. Elle est une création partagée qui plonge vers l’infini de l’avenir. Le texte de Job est ici insuffisant. L’être humain, comme le reste de la biosphère et peut-être d’autres formes vivantes et conscientes de l’univers, sont les produits de processus qui les ont précédés. Mais chacune de ces formes, vivantes et surtout conscientes, développent leur propre autonomie d’extension, de spéciation, de complexification et de communication. Elles prennent le relais de la création à deux niveaux : le premier est l’achèvement de ce qui semble inaccompli et parfois bien mal fichu. Le second est celui de la créativité de leur être propre, à travers des process qui mènent à des formes nouvelles, voire des mondes nouveaux. Je ne parle pas d’utopie, ici, mais du simple regard sur le réel. Arrêtons nous simplement à l’aventure humaine, sans extrapoler sur d’autres formes vivantes et conscientes.

Jamais, ni la Bible de la Première Alliance, ni l’esprit évangélique ne revendiquent une quelconque valeur de la souffrance en soi. Ce contresens a conduit à d’énormes catastrophes spirituelles dans l’histoire et dans les consciences personnelles. Ils ne suivent pas non plus l’idée de destin ou de fatalité. La Croix du Christ, par exemple, n’est pas une valorisation de la souffrance. Elle est celle de la lutte à mener d’une part contre les maux et d’autre part, pour plus de créativité : la résurrection est une « re-création », écrit Paul. Ainsi médecine, connaissance, sciences, techniques permettent de lutter contre les maux et déformations physiques et psychiques ; tandis que politique, droit, justice offrent les moyens de combattre les maux moraux et sociaux… Mais ce n’est pas tout : non seulement, l’histoire humaine est celle de luttes contre les maux divers, mais encore elle est celle d’émergences de formes nouvelles dans le domaine de la pensée, de la sensibilité, de l’imagination, du jeu : arts, musique, littérature, poésie… regards infiniment subtils sur le monde et sur les frères et les sœurs, jusqu’à l’amitié et l’amour créatif et procréatif. Non seulement, les hommes prolongent l’épopée de la nature, mais en plus ils ont fait surgir de nouvelles figures d’existence. Et ce n’est sans doute pas fini.

À leurs risques et périls… car la créativité est une aventure où est engagée la liberté et le jeu éternel de la parole, de la question-réponse. Au commencement, le monde était informe et vide. Puis vient par la parole l’alternance des nuits et des jours, de la lumière et des ténèbres.

Je lis le formidable récit de création de la fin du livre de Job non comme un appel au silence face aux merveilles, mais plus encore comme une invitation à en débattre, à stimuler la recherche et le combat contre les maux, et surtout à participer à cette création…

 

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Théismes face à la souffrance de Job (1)

Théismes et autres regards face à la souffrance de Job.

Résumé : Job, le juste et innocent qui souffre, s’oppose à toutes les justifications du mal, au nom du divin ou autres raisons : ce qu’on appelle la « théodicée ». Dans cet article, j’essaie de passer en revue toutes les tentatives d’explication et de consolation (peu consolantes, finalement) des amis de Job : culpabilité, épreuve, plus grand bien, etc. Toutes les religions, philosophies, idéologies se heurtent à cette interrogation. Dans un second article, je proposerai les réponses du Livre de Job et les pistes qu’elles ouvrent.

Le Livre de Job.

Combien de fois entendons-nous face à une souffrance intolérable : « Où est Dieu ? Que fait donc Dieu face à ce malheur, face à cette horreur ? ». Pas besoin d’aller jusqu’aux grandes catastrophes naturelles, aux épidémies comme la récente pandémie de Covid-19, ni aux monstruosités historiques pour entendre cette accusation. Chacun d’entre nous a pu l’appréhender, voir l’affirmer soi-même, face à une épreuve qui paraît insurmontable et traumatisante. Non seulement l’accusation posée contre le divin, le destin, la providence semble légitime, mais encore ceux qui la contestent ou justifient religieusement ou rationnellement la souffrance, paraissent naïfs ou aveugles.

La question du mal et de la souffrance face au divin est appelée, en philosophie et en théologie, la « théodicée ». Le concept est ancien, mais il a été rendu populaire par le célèbre « Traité de Théodicée » de Leibniz. Le philosophe allemand semble justifier le mal et la souffrance pour des raisons d’organisation ou de programmation divine, ce qui a provoqué en son temps l’ironie de Voltaire. Or il existe, dans les mythes de sagesse biblique, un personnage qui concentre en lui toutes les procès et toutes les ondes de culpabilité diffusées par la question du mal. Le personnage biblique se nomme Job. Toutes les figures théistes, monothéistes et polythéistes, et athéistes, athées et agnostiques, se heurtent à la question de Job : pourquoi le mal, et surtout le mal innocent ?

Pour les lecteurs qui ne connaissent pas les enjeux de l’interrogation posée par Job, en voici l’essence. J’aborde la situation de Job, le juste souffrant, celui des jeux de culpabilité et de justification du mal qui sont indiqués dans le livre, les protestations de Job, à travers des réinterprétations et des extrapolations -non exhaustives- que j’en extrais. Le mythe de Job est un récit que l’on lit dans la Bible, mais aussi dans d’autres traditions. Le Coran en touche un mot. J’avoue que l’interprétation coranique ne me convainc pas. Les herméneutiques posées par nombre de traditions juives et chrétiennes sont autrement plus persuasives.

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Le cadre de la souffrance de Job se situe dans l’espace familial. Cependant il est possible de l’étendre au-delà. L’introduction du livre de Job n’est pas très intéressante : il s’agit d’une sorte de conte, où un être surnaturel, Satan, demande à Dieu (Adonaï), de mettre à l’épreuve le prétendu juste qu’est un certain Job, homme riche, aimé et pieux. L’esprit biblique dans le Livre de Job joue sur plusieurs sens du nom divin, à savoir « אֱלֹהִים » ELOHIM, le nom collectif de Dieu, un peu le Dieu du Panthéon, Créateur de l’Univers, que l’on retrouve dans le premier récit de la Genèse ; « יְהוָה », YAHVE, le tétragramme dont le nom mystérieux est révélé à Moïse, et qui représente plutôt celui qui parle au peuple et qui fait alliance avec lui ; et parfois d’autres noms… Pour cacher le tétragramme, la tradition juive préfère dire ADONAÏ. C’est le terme que j’utilise ici, qu’on me le pardonne, sans que soient respectées les subtilités du texte hébreu du Livre de Job. Ceci permet d’éviter des confusions par rapport aux figures divines que j’ai proposées dans les articles précédents.

Suite à la demande du Satan, commence une première série d’épreuves du malheureux Job. Il perd sa fortune, ses troupeaux, ses possessions. Puis ses enfants et sa femme meurent. Malgré tout, Job reste fidèle à Adonaï. Alors arrive une seconde série d’épreuves qui, cette fois, atteignent Job dans son corps. Il tombe malade, côtoie la mort et souffre terriblement. Ce ne sont plus ses avoirs et son pouvoir qui sont atteints, mais son être même, dans son corps. À cet instant, Job fait un « burn out ».

À partir de là, la forme littéraire du texte biblique change. Il ne s’agit plus d’une narration, mais d’un dialogue, d’une dialectique même, voire d’un procès à plusieurs faces : le procès des amis contre Job, les objections et plaintes de Job et le procès de Job contre Adonaï. Quatre amis de Job vont intervenir, trois personnes âgées et un jeune. Ils vont tenter d’expliquer plus ou moins maladroitement pourquoi Job souffre. Job ne se satisfait jamais de leurs tentatives et crie sa révolte. Ne soyons pas injustes envers les « amis de Job ». Ce sont de vrais amis. Ils viennent le consoler. Tous ceux qui ont souffert savent que dans les instants de souffrance, de maladie, vieillissement, humiliation, exclusion sociale, désolation, survient une distinction entre les faux et les vrais amis : les faux amis disparaissent, changent de trottoir quand ils vous croisent, tandis que les vrais se révèlent et restent. La maladie et j’ajoute, la vieillesse, sont des excellentes révélatrices des relations affectives, que ce soit sur le plan familial ou sur le plan amical. L’exclusion sociale également… Le chômage par exemple. Les amis de Job sont donc, malgré leur maladresse, de véritables amis.

L’argument majeur des amis de Job se résume ainsi : « si tu es malade, si tu souffres, c’est que quelque part, tu es coupable ». Ou plus généralement, c’est parce qu’il existe une culpabilité autour de toi que tu ne voies pas. Culpabilité dans la cause de la maladie. Culpabilité dans la situation de perturbation que crée la maladie dans l’entourage, mais -j’extrapole- aussi dans la société. Cet argument se décompose en trois sous arguments : (1) Si tu es malade, c’est de ta faute. (2) La vertu engendre toujours une récompense. (3) Nous sommes tous coupables devant Adonaï. À ces trois arguments sur la culpabilité, s’en ajoute un autre sensé expliquer l’origine de ton mal, celui de l’épreuve (4) : Adonaï t’éprouve, ou plus largement « il faut souffrir pour être fort » (songeons à Nietzsche). L’épreuve est, du reste, l’origine même du Livre de Job, puisqu’il est écrit que Satan met Job et Adonaï lui-même à l’épreuve. On peut, sans que ce soit explicite dans le récit de Job, adjoindre (5) les tentatives de rationalisation de la question du mal à travers les théodicées philosophiques et théologiques : celles-ci risquent de nous entraîner très loin. Je suis contraint de restreindre. Analysons chacun de ces arguments et sous-arguments dans la ligne de Job et de la relecture que j’en propose.

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(1) Si tu es malade, c’est de ta faute.

Tu es malade de ta faute. Ne rions pas. Certains affirmeront que cet argument ne prend pas aujourd’hui. Personne n’oserait affirmer que quelqu’un est malade ou est en souffrance parce qu’il a fait le mal ! Ben tiens ! Rappelons-nous ce qui s’est passé autour du SIDA : c’est de la faute de ton identité d’homosexuel, ou du fait que tu te drogues, etc. On peut élargir : dans les milieux alternatifs, écologistes, médecines parallèles, etc. combien de fois n’avons-nous pas entendu affirmer que tel ou tel est malade parce qu’il ne mange pas bio, parce qu’il bouffe au MacDo, parce qu’il respire mal, qu’il ne fait pas d’activité physique, parce qu’il a une mauvaise hygiène, parce qu’il boit… On peut élargir jusqu’à l’infini la sphère des culpabilités. Sans doute, y a-t-il quelquefois une part de vérité dans ces médisances et bavardages calomnieux, mais résolvent-elles l’interrogation posée par la souffrance ?

Les discours de culpabilité commencent très tôt : « tu as la grippe, tu as une angine, tu ne t’es pas assez couvert », enseigne-t-on aux enfants. « Tu es fatigué, tu aurais dû manger plus abondamment ce matin ; tu as des poux ? Tu n’as qu’à pas te frotter à des malpropres à l’école ! Etc. », pour ajouter une petite dose de contrainte sociale. La culpabilisation peut inciter à changer de comportement, si elle est proportionnée. La culpabilité n’est pas mauvaise en soi : il y a une bonne et une mauvaise culpabilité. La première est vectrice de la réflexion, de la compassion et de l’action, la seconde est paralysante, voire source de maux pathologiques. Chacun connaît les dégâts d’un excès d’appel à la volonté ou à la responsabilité personnelle. Elle fonctionne jusqu’à certaines limites. Limites que justement conteste Job. Inversement, tout déculpabiliser peut conduire à la déresponsabilisation, et parfois à la victimisation de difficultés minimes qui sont solvables. Ce n’est pas sur ce dernier terrain que Job se bat…

Le poids de la culpabilité malveillante est particulièrement vif à l’égard des maladies psychiques ou mentales. Face aux dépressions, on entend dire : « il ou elle manque de volonté. Elle ou il n’a qu’à se secouer, etc. ». L’âme, c’est-à-dire la volonté et la raison, doivent dominer les nerfs, les sensations et les émotions, et discipliner, voire asservir le corps. Stoïcisme : souffre et meurs sans parler ! Le rapport de contrôle d’une prétendue « âme » responsable des nerfs et du « moral » empoisonne beaucoup d’approches de la maladie psychique. Sont oubliés la réalité autonome du corps, la part de l’inconscient et surtout le lien ontologique entre notre système physiologique et notre vie psychique, mentale, morale et affective. La tradition dualiste et quelque peu schizophrénique, celle qui oppose l’âme, siège de l’entendement et de la volonté, et le corps, siège des passions et des déterminismes biologiques, fait beaucoup de dégâts.

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À ces culpabilisations directes, s’ajoutent des culpabilités indirectes. Tu souffres par la faute de quelqu’un de ton entourage… Par exemple, celle de l’hérédité. « Il est malade, parce que dans sa famille, ils sont tous comme ça ! Ils sont tous morts de cette maladie ! Ils sont tous tarés ! »… Plus largement, les maux se développent dans des milieux miséreux, au manque d’hygiène et à la moralité corrompue. Combien d’hommes politiques peu scrupuleux ont utilisé cet argument pour des pratiques douteuses : destruction d’habitats, enfermements dans des lieux confinés, exils… et je laisse au lecteur le soin d’imaginer encore pire !

Autre exemple de culpabilisation indirecte : celui de la perturbation dans l’entourage créée par la maladie, par le mal. « Parce que tu es malade ou parce que tu es handicapé, ou je ne sais, tu nous empêches de partir en vacances, en week-end… Tu nous obliges à rester à la maison. Qui va s’occuper des enfants pendant que tu es à l’hôpital ? » J’ai même connu des personnes âgées et souffrantes qui culpabilisaient leur conjoint décédé : « il ou elle me laisse seul(e) ! Il ou elle m’a abandonné ». Ici, le cri est compréhensible. Le deuil efface cet apparent puits sans fond.

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(2) La vertu est toujours récompensée.

Il s’agit du second argument des amis de Job. En d’autres termes, si vous êtes droit, juste, bon, aimant, vous ne serez jamais malade et vous aurez une vie et une vieillesse heureuse. L’argument précédent est inversé : le malheur est dû à votre irresponsabilité et votre vie dissolue. Le bonheur et l’efficacité de votre action sont liés au bien que vous vous faites à vous-mêmes et aux autres. Je ne contredis pas a priori cette opinion qui peut, à une petite échelle et dans des cas statistiquement analysés, être valide. Elle circule, par exemple dans les milieux de conseils en entreprise, dans les services sociaux et parfois dans des cabinets médicaux. Toutefois soyons respectueux de l’échelle de validité de cette allégation. Elle aussi, a des limites, comme va l’affirmer Job.

La proposition selon laquelle la vertu rend sain et heureux est redoutable, peut-être plus encore que la première, celle du reproche d’une culpabilité derrière le mal. Les personnes impuissantes, faibles par nature ou par culture, qui se trouvent en situation de dette et de culpabilité, qui habitent des milieux sociaux défavorisés, n’ont pas toujours les moyens d’une vie vertueuse. Dans le cas précédent, l’argument portait sur la capacité de la personne qui souffre à user de sa volonté et de sa sphère de responsabilité pour lutter ou accepter le mal qui le détruit. Dans le cas présent, les personnes fragiles, qu’elles soient malades, souffrantes ou non, sont elles-mêmes interdites de bonheur… parce qu’elles n’ont pas la potentialité de faire le bien autour d’elle. Je pense aux handicapés, physiques, affectifs ou mentaux ; ou à ces individus qui n’ont pas pu faire d’études, pour des raisons physiques, psychiques ou socio-économiques, et qui sont confinés à des activités dégradantes, voire au chômage. Double peine : non seulement ils doivent subir leur état, mais en plus ils doivent supporter les vendeurs de bonheur ?

Il est plus difficile à un exclu social et économique, à une personne chétive ou un infirme mental d’aspirer au bonheur, via la vertu. Il y aura toujours des conseilleurs, un peu comme les amis de Job, pour affirmer que tout le monde est égal devant le bonheur, et éventuellement de la dite réussite : il suffit d’un peu de bonne volonté et d’acceptation de sa situation. Bref, soyez vertueux, votre entourage et nos enfants en profiteront, vous ne serez pas malade et votre avenir sera radieux. Je ne partage pas cette opinion. Devant le bonheur, il y en a « qui sont plus égaux que d’autres » !

Job va répondre que la vertu n’engendre pas automatiquement le bonheur.

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(3) Nous sommes tous coupables devant Dieu.

Troisième argument qui mérite approfondissement. Il s’agit de la culpabilité métaphysique. Job ne la contourne pas quand il crie pourquoi suis-je né ! L’accusation est portée contre Adonaï ou contre la représentation que les individus de l’époque de Job s’en faisaient. La quasi totalité des gens croyaient en Dieu ou en des divinités surnaturelles qu’ils estimaient tout puissants. Dans le fait que quelqu’un souffre, qu’une famille souffre, il y a démonstration que nous ne sommes pas Dieu, que nous sommes mortels. Il existe toute une tradition religieuse, spirituelle diront certains, selon laquelle la vie nous est prêtée. Cette proposition s’oppose à une autre tradition selon laquelle la vie est donnée gratuitement. De plus, cette vie, qui nous est prêtée, a de la valeur. Elle a du prix. Par conséquent, nous avons une dette morale et religieuse, à défaut de comptable, envers celui ou ceux qui nous ont créés. Ce prix de la vie, il faut le payer.

Un célèbre pasteur allemand, pendu par les nazis, a écrit un remarquable livre qui m’a soutenu dans ma jeunesse : « le prix de la grâce ». Contrairement aux affirmations précédentes, il met l’accent sur la gratuité du don de la vie et non sur son prêt. Il garde l’idée selon laquelle la vie a du prix et associe, moralement et politiquement, le don et la valeur de la vie. Par conséquent l’investissement spirituel et éthique est de l’ordre du désir et non celui de la dette à rendre. Le vieux mot « grâce », mot que j’utilise peu en raison de son lourd et racoleur passif religieux, signifie étymologiquement « don gratuit ». Il n’appartient pas au registre du commerce religieux ou politique où nos bonnes actions, nos prières et nos engagements représentent le paiement de la dette que nous avons à l’égard du Créateur ou de la communauté humaine. Le pasteur protestant assassiné, Dietrich Bonhoeffer pour ceux qui n’ont pas deviné, ouvre une porte que le Livre de Job utilisera. Pour l’instant, les amis de Job n’en sont pas encore à cette vision de la gratuité. Mais la question est posée.

Autre aspect : certaines théologies et spiritualités chrétiennes en ont ajouté une couche par une généralisation abstractive. Il en a déjà été question à propos de la figure du Dieu des prophètes. Le mythe du péché originel fonctionne sur l’idée d’une culpabilité métaphysique qui déborde le cas concret de Job : il y avait un paradis ; il a été corrompu par la faute de l’homme (dit Paul), de la femme (disent les rieurs) ; donc tu dois souffrir -ce qui est effectivement exprimé dans les textes bibliques, même si les exégètes savent que telle n’est pas la signification première du mythe et qu’il n’y a pas de péché originel dans la Genèse-.

Là, je ne peux pas ne pas mettre en procès avec force le dogme du « péché originel » de nombre d’interprétations des églises chrétiennes, relayées ensuite par la morale laïque (faut arracher les enfants à leur famille inculte et misérable !) et parfois psychologique (les enfants sont tous des pervers !). Il est à l’origine de désastres dans les consciences et dans les sociétés. Dans ses interprétations courantes, il est interprété ainsi : « nous sommes tous pécheurs devant Dieu », à cause de l’hérédité transmise par un fauteur de trouble de la préhistoire. Or, l’idée de « péché originel » est absente de la Bible : il s’agit d’un mythe que l’histoire biblique envoie promener allègrement par la suite. le Judaïsme ne l’accepte pas. Certaines relectures des lettres de Paul de Tarse l’ont toutefois insinué. Augustin, au quatrième siècle, en est le concepteur principal et il est l’inventeur du mot… La tradition augustinienne, mais pas Augustin lui-même, a utilisé cette idée pour expliquer que le péché originel se transmettait par hérédité, et donc par la sexualité. Certaines spiritualités religieuses qui ont suivi s’en sont servi pour exalter la chasteté des religieuses et religieux, abaisser la valeur de la conjugalité et du mariage et discréditer la procréation. Non sans manipulation des esprits et parfois des corps !

Je suis bien conscient que les théologiens d’aujourd’hui n’interprètent plus le dogme du « péché originel » dans le sens d’une culpabilité que chacun porte en soi par hérédité, et qui ferait de chacun un coupable en puissance, avant de passer en acte. Le péché originel, expliquait un théologien récent, n’est pas un péché, au sens moral et religieux du terme. Il signifie simplement que chaque individu qui naît arrive dans un monde où le mal est présent et actif, et où il doit accepter la finitude de l’existence vivante. L’anti-rousseauisme, si on veut -Que le bon Jean-Jacques Rousseau ne pardonne, car lui-même n’a jamais été rousseauiste !- Malheureusement, la représentation malsaine de la culpabilité universelle induite par un péché des origines est stigmatisée dans les consciences.

Insistons donc sur le fait que le concept de « péché » n’est pas à l’origine moral, mais qu’il est religieux. Il définit la distance de l’homme avec le divin. En raison de son histoire liée à celle du Christianisme, puis de l’Islam, il est difficile de le transposer sur le plan de la métaphysique ou de l’éthique. Mais il est plus proche de l’idée de transcendance que de celui de dérive morale. Laissons de côté ce débat qui entraînerait trop loin.

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Aujourd’hui, beaucoup de personnes ne croient plus en Dieu. Les raisons historiques, sociologiques et philosophiques de ce déplacement croyant ne sont pas abordées ici. La culpabilité métaphysique se transpose alors dans l’attitude à l’égard du politique ou de la nature : la plupart d’entre nous avons la chance d’exister et d’être généralement en bonne santé. Nous avons donc une dette envers nos parents, notre hérédité, notre structure naturelle, notre milieu social, nos administrations, nos gouvernants… voire envers l’Être Suprême, la Raison Universelle ou je ne sais quelle puissance créatrice ou génératrice. Bien. Ce n’est pas le cas de tous, chacun le sait. Cette dette, ce jeu de mauvaise culpabilité, est souvent inconsciente et traverse nos mentalités personnelles, nos collectivités, nos nations soucieuses de morale sociale et de soin. Si devant un magnifique paysage suite à une escalade en montagne ou assis sur une plage ensoleillée, je pense « quelle chance j’ai », il y aura toujours un petit diable caché pour souffler dans l’ombre : « ça ne va pas durer ! Il faut souffrir pour payer cette chance ! Il faut penser aux pauvres qui n’ont pas pu partir en vacances, à l’infirme qui reste dans son centre de soins, à la belle-mère que j’ai laissée dans son taudis, etc.»

Kafka a relevé cette terrifiante empreinte dans le « Procès » : son héros K est coupable. Il ne sait pas pourquoi, il ne sait pas de quoi. Comme Job, mais en bonne santé, il crie son innocence. Il sera poursuivi tant qu’il ne reconnaîtra pas sa culpabilité. S’il avoue sa culpabilité et quand il l’avouera, on le laissera tranquille. K est l’anti-Job. Ce sont les accusateurs qui finissent par triompher.

La culpabilité métaphysique se transpose sur les plans sociologiques. « Si tu es malade ou handicapé, tu coûtes cher à la Sécurité Sociale. Si on n’était pas là, tu crèverais ! Heureusement que la solidarité générale est là pour des gens comme toi… avec nos impôts ! », etc. Dans une société de plus en plus individualiste, voici un propos que l’on entend ou que certains n’osent dire, tout en le pensant. En d’autres termes, chacun a une dette existentielle à l’égard des institutions sociales soutenues par les bien-portants. Non seulement mon être naturel reçoit son existence de Dieu, de la nature, de je ne sais, mais encore mon bien-être social tient son existence de la société, de ceux qui travaillent dur et de ceux qui ont la santé. Le malade ou le souffrant paie la dette qu’il doit à la société et à la nature.

Dans la même ligne, il existe également une culpabilité à l’égard du corps médical. J’ai une dette envers les soignants, les chercheurs, les techniciens, les pharmaciens, etc. Heureusement qu’il y a des hôpitaux, des infirmières, des médecins. Je n’ai pas à me révolter, à crier ma souffrance, à moins que cela reste dans les limites du supportable.

Les « culpabilisateurs » de métier ont ainsi un terrain favorable à leur discours. Pensons au récent coronavirus : c’est de la faute des chinois et de leur désinformation, de la mauvaise organisation italienne, de l’abandon de l’Obama Care… ou du libéralisme économique du flux tendu et de la disparition des stocks. Il y a certainement du vrai dans ces affirmations… Gardons toutefois une prudence éthique et politique face à ces condamnations hâtives, sans procès, sans jugement, sans un minimum de raison et de sagesse.

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(4) Tu es à l’épreuve.

L’idée de l’épreuve est inscrite dans le prologue du Livre de Job. Adonaï et Satan mettent la piété de Job le juste à l’épreuve. La fin du Livre de Job fausse un peu le débat, puisque Job est rétabli dans sa condition initiale. Sans doute, l’auteur aurait-il dû s’arrêter sur le splendide hymne à la Création qui la précède. J’y reviens dans l’article prochain.

Il n’empêche que l’idée d’une mise à l’épreuve n’est pas à contourner. Pour devenir un virtuose, un pianiste doit travailler dur et parfois souffrir. Une ballerine ou une patineuse aussi. Mis à part la négation du mal par les vendeurs de bonheur d’une part, et le discours soumis des fatalistes de tout poil d’autre part, l’épreuve est une idée qui a de la valeur. Malheureusement, dans le Livre de Job, elle est réduite au combat singulier d’un homme, seul, contre le malheur et contre les bavards. La célèbre formule nietzschéenne, « ce qui ne tue pas rend plus fort », a beaucoup de succès actuellement. Lue comme aphorisme moral, la formule est toutefois à manier avec précaution. D’une part, elle exclut les maux qui sont au-delà de nos forces, d’autre part, elle omet la solidarité active que d’autres personnes et des institutions humaines peuvent apporter dans ces situations. Elle n’est pas généralisable, tant au plan individuel qu’au plan social.

Je parle d’expérience : une personne qui n’a pas connu la souffrance doit rester réservée et ne jamais imprudemment expliquer à l’équivalent de Job d’aujourd’hui : « tu es à l’épreuve », ou pire encore : « c’est Adonaï qui te met à l’épreuve ». Peut-être les mystiques, les vrais j’entends, ont-ils la capacité de l’affirmer pour eux-mêmes ! Jamais pour les autres. Prudence et sagesse, s’il vous plaît. J’ai le souvenir de cet archevêque prêchant la morale, le stoïcisme, le sens de l’épreuve et la soumission à un malade, tant qu’il était vivant et responsable de ses ouailles… et qui, le jour où il est gravement tombé malade à son tour, a avoué qu’il aurait mieux fait de se taire.

La mise à l’épreuve et son apparente absurdité sont parfois justifiées au nom d’un plus grand bien divin ou d’un plus grand bien social. J’ai lu cette explication dans une sourate du Coran, je ne sais plus laquelle. Apparaît ici le Dieu bouche-trou ou l’hypothèse ad hoc qui arrange bien les pouvoirs religieux et politiques : « taisez-vous donc, Allah sait ce qu’il fait, Dieu sait ce qu’il fait… Notre gouvernement sait ce qu’il fait ». Pour reprendre ce qui a déjà été médité dans un article précédent, on aimerait bien savoir ce qui s’entend sous le concept de « bien », surtout le bien divin, en plus des concepts théologiques que j’ai médités dans les articles précédents. Un philosophe russe contemporain a parlé de la « tyrannie du bien ». Du bien imposé par d’autres, j’entends, ou de ce qu’on croit être bien. N’est-ce pas encore une manière de dégager en touche, de nier la subjectivité de celui qui est en souffrance et de mousser son propre ego ou son propre pouvoir ?

Les grandes idéologies du Vingtième Siècle qui promettaient le bonheur social et qui voulaient nier le sujet au nom d’un Idéal d’État ou d’une Société Parfaite ne résolvent donc pas non plus le procès engagé par Job. Il est possible d’accepter, dans notre capacité limitée d’action et de réflexion -selon notre pouvoir- de subir des épreuves pour plus de justice, plus d’amour, plus de connaissance, plus de bonheur. Admettons. Seulement, chacun affronte tôt ou tard la souffrance d’une passion -au sens christique du terme-, au sein de laquelle il ne voit ni vérité, ni sens. Les idéologies du Vingtième Siècle ont démontré leurs limites à Auschwitz, dans le Goulag ou dans les marécages du Cambodge.

Par ailleurs, vouloir nier la souffrance par des ascèses religieuses comme on le lit dans certaines religions orientales n’est pas très pertinent non plus, même si ça marche à petite échelle.

Je ne nie pas l’idée de mise à l’épreuve. Je propose simplement qu’elle reste située à l’intérieur de ses limites… c’est-à-dire ici et maintenant, tant que la responsabilité personnelle, ou éventuellement collective, est encore possible dans son efficacité et dans sa signification. Il y a, au-delà de ces limites, des souffrances qui sont « insupportables »… et là, l’idée d’une épreuve, imposée par je ne sais qui de plus vaste que soi, vole en éclats. La vraie question du sens est par conséquent au-delà de ces considérations… Voilà la situation de Job face à ses contradicteurs.

Arrive parfois, derrière ces multiples accusations, justifications, explications, l’injonction clé : « convertis-toi »… et ça ira mieux. Ben voyons !… et de quelle conversion s’agit-il ?

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(5) La justification rationnelle du mal.

Les paragraphes précédents se sont surtout arrêtés sur l’aspect moral, psychologique et sociologique de la souffrance et du mal, et sur les discours de culpabilité pour les justifier ou pour accuser le souffrant. La pensée philosophique, celle qui se place en recul par rapport aux événements et aux émotions immédiates, s’est parfois risquée à vouloir justifier rationnellement le mal. On connaît le cas un peu exceptionnel et caricatural de Leibniz et de sa Théodicée. Mais on pourrait en ajouter combien d’autres, parmi les anciens, les médiévaux et les modernes. Job n’aborde pas l’angle de la raison philosophique, dans la mesure où il reste dans un contexte religieux et familial.

Je ne développe pas et aspect des choses, puisqu’il a déjà été avancé dans les articles précédents et reste présent tout au long de ces articles. Il est même possible de se demander si l’ensemble de la réflexion philosophique n’est pas structurée autour de cette question. À titre personnel, je maintiens l’idée que l’origine du mal n’est pas raisonnable, n’est pas rationnelle… et elle ne peut être circonscrite dans un concept. J’ajoute qu’il est même injurieux de prétendre résoudre son énigme d’un point de vue strictement intellectuel… et encore moins scientifique. En revanche, s’il n’y a pas de solution à la question du mal, il y a peut-être des réponses : la dualité « solution-réponse » est une des clés de lecture de ma méditation trinitaire. J’y reviendrai abondamment dans des articles futurs.

Parvenus à ce point, le lecteur acceptera volontiers, me semble-t-il, que toutes les images, mythes et représentations divines exposées dans les articles précédents flirtent volontiers avec les palabres sophistes, religieuses ou morales des amis de Job. Je fais remarquer également la parenté de certaines idéologies politiques avec ces représentations religieuses. Question: résisteront-elles au procès intenté par Job contre le divin, contre les diverses explications et justifications ? En effet, que répond Job face à ses amis, parfois consolateurs, parfois accusateurs, unanimement maladroits ?

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