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Soyons direct. Après la relecture des tomes précédents, de mes lectures plus récentes, notamment historiques et théologiques, mais aussi après ma méditation personnelle et l’interpellation des mouvements de pensée et des événements proches ou mondiaux, ma perspective initiale a changé. Le point essentiel est qu’il me paraît difficile d’aborder le tourbillon trinitaire, que j’ai appelé ainsi, autrement que dans le cadre d’une pensée qui accepte l’idée d’une révélation, en l’occurrence chrétienne, et de l’aventure biblique, avec toutes les formes qu’elle a prises par la suite. Contrairement à mon intention initiale, l’espoir de penser la question de l’être nécessaire (sens et existence) sous l’angle du mystère trinitaire s’avère presque impossible. Pas seulement en raison de mes limites intellectuelles, techniques ou morales, mais surtout parce que c’est une impossibilité métaphysique.
Cependant, je continue à penser que l’homme est capable d’infini, comme l’écrivaient les penseurs médiévaux. Ce que je désire avouer, c’est que la médiation philosophique me paraît aujourd’hui insuffisante, même si elle est nécessaire, si elle n’accepte pas de lumières venues d’ailleurs : lumières religieuses certainement, si la possibilité d’une révélation divine, extra-humaine, est acceptée, en tenant compte naturellement des précautions épistémologiques et herméneutiques qui s’imposent. Des lumières scientifiques aussi, car les philosophes et les théologiens ne peuvent se livrer à des spéculations ontologiques sans un minimum de connaissance des phénomènes du réel qui se manifestent à nous et dans lequel nous baignons. Et pourquoi pas des lumières artistiques, musicales par exemple ? Et pourquoi pas l’expérience personnelle dite « mystique », mot dont je me méfie quand même un peu ?
L’idée que la Trinité donne non seulement un sens à nos vies, mais qu’elle représente également l’approche la plus pertinente de la question de l’être, de son sens et de son existence, reste une conviction profonde. Mais je dois admettre qu’il s’agit d’un choix, même le mieux informé par l’histoire de la pensée et de ses multiples expressions, donc aussi de la conviction et de la vision personnelle.
En revanche, le développement proposé dans le premier volume de nos investigations reste valable : toutes les navigations sur l’océan des représentations simplistes, religieuses, sentimentales ou spirituelles du divin se brisent sur les rochers de l’expérience de Job. L’idée que le « tourbillon trinitaire » permette de surmonter cet échouage repose sur une conséquence des propositions sur lesquelles s’achève le livre. Le livre se termine en effet par la confiance qu’Adonaï-Dieu offre à Job et par le déploiement prodigieux de la création devant les yeux émerveillés et respectueux de ce dernier. Deux points donc : l’amitié entre Job et son Dieu, thème fondamental que l’on retrouve çà et là dans la Bible ; l’émerveillement devant la beauté et la puissance de la création, occasion d’une sortie de soi et de sa petite cohérence philosophique et religieuse égocentrique.
Adonaï reconnaît que Job, l’innocent qui souffre, est le seul à avoir parlé de lui avec justesse, malgré les protestations, les révoltes, les blasphèmes et les pulsions suicidaires. Puis, le Verbe parle à son tour pour déployer les merveilles de la création et démontrer ainsi la puissance créatrice de l’Esprit. « Et Elohim vit que cela était beau et bon », lit-on dans la Genèse. La Parole et l’Esprit, venus des profondeurs silencieuses (Adonaï-Dieu ne dit pas un mot pendant les débats théologiques des amis de Job), recouvrent la souffrance, même innocente, et les fausses justifications religieuses. En écrivant cela, je ne minimise pas la souffrance de Job, loin de là. Elle restera toujours en arrière-plan de notre réflexion actuelle.
Autre aspect des investigations précédentes : la Trinité se révèle à mes yeux comme une réalité active et tourbillonnaire. J’utilise le terme « tourbillon » de préférence à « spirale », qui caractérise souvent le mouvement de l’esprit et dont l’étymologie est semblable. Dans le jargon théologique, on parle en effet de « spiratio » avec les connotations d’inspiration, de respiration, d’expiration (et donc de vie et de mort), de conspiration (le « cum » latin de l’ensemble spiral, malgré la signification complotiste du mot) ou de transpiration (indiquant l’énergie et la lutte) pour désigner l’origine, la finalité et le mouvement de l’Esprit. J’utilise de préférence le concept de « tourbillon » en songeant d’abord au fait que celui-ci monte en hélice ou s’élargit en spirales qui repassent par les mêmes rayons, mais aussi aux théories du chaos et des structures dissipatives en thermodynamique et en biologie. Le tourbillon est au cœur des êtres vivants : prenons l’exemple de la molécule d’ADN et de son hélice. Il s’agit d’une structure dans un système turbulent débordant d’énergie. Il s’agit également d’un processus permanent de création et de rétroaction. Et bien sûr, parce que nous sommes sur un terrain théologique, le tourbillon est une métaphore, voire une analogie qui me parle densément des relations interpersonnelles de la vie divine, et parallèlement de nos vies et rencontres de tous les jours. Je pourrais développer cette image pendant des kilomètres de lignes…
Par conséquent, je ne mets plus de guillemets autour du tourbillon trinitaire.
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J’ai écrit ci-dessus que ma méditation s’était déplacée. Les points auxquels j’attachais de l’importance ont pâli ou se sont amoindris au fil de ma navigation.
Par exemple, dans le premier tome, je cherche à justifier la position du croyant face à l’athéisme ou à l’agnosticisme contemporains. Aujourd’hui, cette justification ne me semble plus très pertinente, car il me paraît de plus en plus évident que l’athéisme est une forme de « foi » ou de croyance. De plus, l’évolution de la pensée de certains philosophes et écrivains montre qu’ils sont plus prudents dans leurs déclarations lorsqu’ils abordent les questions religieuses ou métaphysiques. La vague de demandes de « spiritualité » dans les nouvelles générations interpelle tout le monde. Par ailleurs, il est difficile pour les intellectuels d’éviter la question religieuse face aux événements mondiaux, qu’il s’agisse des guerres ou de la montée du fondamentalisme. L’idée que toute cette actualité n’est que le signe de combats d’arrière-garde obscurantistes derrière la majestueuse avancée du progrès se désagrège peu à peu. Face à ces nouveaux phénomènes, il devient embarrassant d’opposer avec désinvolture la raison, les idées philosophiques issues du Siècle des Lumières ou les théories du soupçon.
Ce n’est pas une raison pour renoncer à l’esprit critique non plus. Il est simplement demandé de l’élargir. Comme la spirale qui s’ouvre ou le tourbillon qui aspire.
Quant à l’agnosticisme, c’est-à-dire l’attitude intellectuelle et pratique qui consiste à dire qu’on ne sait rien, il apparaît à beaucoup comme une marque d’humilité. Je ne suis pas si convaincu : l’humilité d’un vieux chercheur qui a passé sa vie à naviguer et à plonger dans de multiples mers, conceptuelles ou concrètes, et qui découvre qu’il se perd à ne contempler que des horizons sans fin, d’accord. Mais l’humilité de celui qui ne veut pas penser, en restant au fond de la cale sans sortir de sa zone de confort, comme l’écrit Pierre Teilhard de Chardin, me laisse pantois. Ce même Pierre Teilhard écrit qu’on n’empêchera jamais l’homme d’expérimenter. Affirmation effrayante, je sais, mais écrite par un homme profondément optimiste qui croit en la puissance de l’esprit. De l’Esprit ?
En théologie chrétienne, notamment orthodoxe, il existe toute une réflexion qui relève de ce qu’on appelle « l’apophatisme ». Il s’agit de parler de Dieu ou des choses divines par ce qu’il n’est pas. L’agnosticisme peut être apparenté à cette réflexion, sous une forme inversée, à condition que l’agnostique accepte de continuer à chercher et ne renonce pas par fausse humilité morale.
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Par ailleurs, le mot « foi » est un terme vaste et polysémique. On peut se demander ce qui se cache derrière ce terme, que ce soit dans la bouche de journalistes ou d’athées des médias, ou dans celle de nombreux croyants. La Seconde Alliance (le Nouveau Testament) ne se polarise pas sur « la foi » en général, mais sur la foi en la personne du Christ Jésus. Sans cette référence interpersonnelle, le mot « foi », galvaudé ou caricaturé, perd sa signification et ne devient qu’une forme particulière d’opinion.
Pour cette raison, j’ai presque fait disparaître le mot « foi » de mon vocabulaire, sans précision de sa visée. De plus, il est important de déterminer ce que recouvre le terme « religion » associé à celui de « foi » : la confusion est importante dans les médias, mais aussi chez des intellectuels avertis. Est-il si sûr, par exemple, que le christianisme soit une religion ? La question est posée dans le protestantisme libéral. Ou pour nuancer : la dimension religieuse du christianisme, telle qu’elle s’est développée dans l’histoire, est-elle si fondamentale ? N’existe-t-il pas également des religions sans « foi », voire sans croyance en un Dieu ? Je ne reviendrai pas sur ce qui est induit par le mot « Dieu », dont j’ai parlé dans le volume 1.
Dans la théologie chrétienne classique, le mot « foi » est associé à l’adhésion intellectuelle et croyante à une confession, notamment celle de Nicée-Constantinople, devenue par fossilisation excessive une doctrine, ou, si l’on veut, un ensemble de dogmes. Or, nous savons à quel point le mot « dogme » est devenu péjoratif, alors qu’il n’avait pas cette signification à l’origine. Face à la critique historique, philosophique et populaire, cette vision de la foi est difficile à accepter aujourd’hui. Personnellement, j’y souscris dans la mesure où, dans la liturgie chrétienne, elle apporte un énoncé objectif face aux rhétoriques pas toujours très pertinentes de nos prédicateurs. Les habitués des messes catholiques savent qu’après avoir écouté un sermon ennuyeux, moralisateur, sentimental ou infantilisant, comme on en entend beaucoup dans les églises, la proclamation du Credo ramène le calme et le détachement.
Le mot « foi » détaché de toute référence ou de tout contexte, je le remplace souvent par le mot « confiance » qui se situe dans un rapport à la fois de relation interpersonnelle et de regard positif sur le monde (le « cum » latin déjà cité, qui signifie « avec » et évoque la collectivité, l’interpersonnalité et l’échange). Le Christ Jésus demandait une « foi » en sa personne. Je la renforce par la vertu théologale qu’on appelle « espérance ». La confiance et l’espérance relèvent de la relation et non de l’opinion ou de la conviction qui arrange notre petit confort intellectuel ou moral.
Par conséquent, réfléchir à la Trinité avec détachement, ou plutôt avec une certaine distance, m’apparaît aujourd’hui voué à l’échec, ou, pour reprendre mes propres mots, comme l’expression de la vanité de celui qui se pensait capable de connaître l’océan et ses horizons. C’était mon ambition initiale, ai-je écrit, avec un peu d’humour toutefois, pour éviter d’être pris trop au sérieux. Bien sûr, il n’est pas interdit d’inférer quelque développement ontologique de la confession chrétienne trinitaire. Je garde toujours cette intention, telle une boussole, mais elle est devenue secondaire au milieu des creux et des vagues, au milieu des méditations. La raison se décompose face à des interrogations qui tentent de concilier une théologie positive et une théologie négative, apophatique. Le va-et-vient entre ces deux formes de théologie implique un engagement personnel qui va bien au-delà d’un essai ou d’une thèse. Il en va de même dans la transposition philosophique, avec les oscillations entre rationalisme scientiste, agnosticisme positiviste et athéisme. Je reviendrai sur tous ces aspects.
Toutefois, s’appuyer sur la « confiance » et « l’espérance » dans le seul tourbillon trinitaire pour dépasser les idées simplistes sur Dieu comporte un risque : celui de l’univocité, c’est-à-dire la réduction d’une réponse complexe à une seule perspective, et par-delà, le risque d’une dérive vers l’enfermement doctrinal, confessionnel ou idéologique. Ou simplement sentimental. J’essaierai de circonscrire ces risques.
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Cela dit, nos investigations ne relèvent pas seulement de la « raison », même informée par quelque révélation divine, mais aussi de la question du « sens », dans le domaine du savoir, et plus encore du sens de l’existence de notre vie immédiate et concrète, de notre vie au sein d’une communauté humaine, mais aussi au cœur d’un écosystème naturel et cosmique.
Lorsque je me suis engagé dans ces investigations trinitaires, je désirais aborder le mystère de la Sainte Trinité sous les angles à la fois métaphysique et existentiel. Cette démarche s’appuyait sur une expérience personnelle de ma jeunesse, au cours de laquelle j’avais perçu la Trinité comme un tourbillon de vie. Les effets éthiques, politiques et religieux d’une telle connaissance restaient secondaires, même s’ils étaient nécessairement présents en filigrane ou en illustration de tel ou tel point de la réflexion. Il s’agissait également d’écrire un texte permettant de faire le point sur mes méditations concernant la Trinité depuis ma jeunesse. Pas uniquement la Trinité, d’ailleurs. Le point de mes convictions et de mes réflexions les plus personnelles dans d’autres domaines également. Toutefois, le « tourbillon trinitaire » est resté présent, tel les abysses habitées, mais invisibles, du fond de l’océan, derrière toutes choses, dans ma vie quotidienne et dans ma prière contemplative, en proportion de mes capacités, de mes moyens et de mes limites.
Le cap métaphysique, que j’ai un peu perdu de vue, était marqué par de nombreuses recherches, suite à des formations suivies ou offertes par le passé, à des lectures choisies en fonction des angles de ma navigation, mais aussi de mon histoire. Heureusement, l’opportunité d’enseigner à l’université et d’animer des groupes de travail interdisciplinaires a structuré nombre de mes réflexions. J’ai enseigné les sciences physiques, puis surtout la philosophie des sciences et l’histoire de la pensée. La question de l’être, de la nécessité et de l’existence, était fondamentale, même lorsque j’assistais, dans ma jeunesse, à des cours de mathématiques.
Eh oui ! Les mathématiques me donnaient le vertige. Construire ou déduire des théorèmes ou des hypothèses logiques sur l’infini, que ce soit en topologie, en algèbre, en arithmétique ou en analyse, me conduisait à transposer leurs conclusions dans le domaine métaphysique, voire religieux. Par exemple, les théories du transfini de Cantor. Ceci est important, car les outils rationnels, informés par la logique et, pourquoi pas, par les méthodes mathématiques, me paraissent essentiels en philosophie et en théologie. On ne peut se contenter de raisonnements fondés uniquement sur des logiques aristotéliciennes ou des métaphores mathématiques euclidiennes, comme j’ai pu en entendre. Il en va de même dans des considérations anachroniques sur l’espace, le temps ou la matière, dans le domaine métaphysique ou en théologie fondamentale.
Cela dit, il ne s’agit pas d’être imprudent et de discourir n’importe comment à partir d’un éblouissement conceptuel instantané. On me l’a reproché un jour, lors d’un cours de philosophie des sciences que je suivais à Toulouse. Je n’étais pas assez réfléchi et je risquais de passer d’un domaine à l’autre sans prendre de précautions épistémologiques.
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Celles et ceux qui ont lu les tomes précédents auront remarqué l’intérêt que j’ai porté à la philosophie et à la théologie américaine du process, et notamment à la pensée d’Alfred North Whitehead : sans aucun doute, elle me paraît toujours être la seule alternative pertinente aux vieilles théories substantialistes et aux philosophies post-cartésiennes et post-kantiennes. Pourquoi ? Ce n’est pas l’objet de ces méditations, mais l’immense connaissance de la logique, des mathématiques et des sciences de la nature de Whitehead, ainsi que son audace, constituent le meilleur contrepoids aux pensées exclusivement centrées sur l’anthropologie philosophique et théologique, ainsi que sur l’histoire. Certains philosophes l’ont remarqué et l’ont écrit : je pense à Jacques Merleau-Ponty et à Isabelle Stengers.
Un autre penseur m’a imprégné à une époque. Il s’agit du philosophe allemand Hegel, qui était à la fois opposé à la philosophie du processus de Whitehead et, curieusement, plus proche qu’on ne l’imagine. Anecdote amusante : Whitehead a avoué n’avoir jamais réussi à lire la philosophie de Hegel. Or, la pensée du philosophe berlinois est profondément trinitaire, même si elle n’est pas théologique. Si j’ai su avec le temps me démarquer de lui, sa pensée demeure une échelle à laquelle je me raccroche quand je me surprends à errer dans les nuages des concepts et des facilités spéculatives.
Il existe bien d’autres influences philosophiques et théologiques dans ce que j’essaie de partager. Je pense notamment à Pierre Teilhard de Chardin et à certains de ses disciples, mais aussi à d’autres courants de pensée, comme ceux de Michel Serres et d’Isabelle Stengers, ou encore à la pensée de Hans Jonas et d’Hannah Arendt. Je m’inspire également de la spiritualité et de la philosophie juives. Je dois beaucoup à Edgar Morin, dont j’ai eu la chance d’enseigner quelques éléments. Je pense surtout à l’Edgar Morin de la « Méthode » où il dissout les logiques traditionnelles dans des flux beaucoup plus vastes et turbulents. Edgar Morin m’a aussi appris à penser et écrire en ternaire, c’est-à-dire d’essayer d’aller au-delà des oppositions et des dualismes. J’en oublie certainement beaucoup, et je suis loin d’avoir tout exploré. Les influences seraient trop longues à développer ici, chacun les remarquera sans doute. Quant aux anciens, ce sont surtout Aristote d’un côté et Lucrèce de l’autre.
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Bref, pour résumer, l’axe métaphysique que j’avais imaginé n’a mené nulle part, si ce n’est à la contemplation de l’infini actif et de l’inconnaissance qui lui est associée. Face à lui se dresse l’interrogation née de la révélation biblique et chrétienne. Autre axe, mais toujours l’horizon. Non pas le christianisme religieux, mais le christianisme métaphysique et ce qu’il a fait émerger dans l’histoire. Il n’y a donc pas moyen, comme je l’ai écrit, de démontrer que le mystère trinitaire est une nécessité première de l’être et de l’existence, à moins de se satisfaire d’une lunette logique particulière. Celle des scolastiques, par exemple. Une pensée structurée, à mes yeux, traverse l’expérience humaine, collective et personnelle, immédiate ou construite, instantanée ou durable, dialectique, logique ou analogique, et elle inclut aussi des formes de connaissance que des spécialistes scrupuleux rangeraient dans d’autres catégories : l’imagination ou l’intuition, par exemple. Chacun me pardonnera mon amateurisme dans la précision conceptuelle de ces notions : il y a très souvent quelque chose d’à la fois mathématique, musical et ondulatoire derrière ma méditation.
J’ajoute qu’à la relecture des deux premiers tomes, je m’aperçois de certaines maladresses et imprécisions dans les concepts et les propositions exposés. Je les corrigerai. En revanche, le parcours suivi a permis d’éclaircir de nombreux points qui étaient obscurs ou flous au départ. L’écriture est un outil précieux. Elle ressemble à un cabotage sur un fleuve, à une navigation et à des plongées dans l’océan. Elle nous fait découvrir des rivages et des étendues immenses et obscures, non sans traverser des tourmentes et des périls possibles. Mais on avance.
Ici, je dois reconnaître que lorsque la raison accepte ses limites, la confiance et la prière prennent aisément le relais. Confiance en une révélation, même insignifiante ou bannie des yeux des philosophes, confiance dans les autres, et en premier lieu, confiance dans les savants toujours en quête de vérité et dans les grands priants de l’histoire. Savoir que l’on participe à une longue histoire de penseurs, de personnes exceptionnelles, mais aussi d’institutions et d’ordres religieux expérimentés, donne de la force et de la volonté pour ne pas tomber dans l’abîme d’une pseudo-raison qui se désagrège au-delà d’un certain seuil, si l’on s’entête. Bref, de la métaphysique, je suis retombé dans la théologie chrétienne et juive, indépendamment de l’attachement à une Église particulière ou à un courant spirituel.
La confiance est également fondée sur le premier chapitre de la Genèse, selon lequel le monde est fondamentalement beau et bon. L’aventure humaine, voire celle de toute noosphère, ici ou ailleurs dans l’univers, est belle et bonne. Tel est le sens du mot « tov » dans la Bible. Si les apparences semblent contredire cette idée, il me semble qu’après avoir franchi le cap des réflexes de recherche des causes, on découvre le simple bonheur d’exister gratuitement. Il s’agit de quitter la zone des causalités et des finalités pour entrer dans celle de l’être simple. Comme je l’ai rappelé précédemment, j’interprète la fin du livre de Job, l’innocent qui souffre, comme un émerveillement devant l’univers et comme un don gratuit de confiance et d’amitié entre Job et son Dieu, Adonaï. « Ceins tes reins comme un brave », écrit l’auteur du livre, verset que les commentateurs de cet extraordinaire récit ne voient habituellement pas.
Heureusement, il y a la Bible. Bible et herméneutique. La Bible n’est ni un texte philosophique, ni un texte véritablement théologique, malgré les apparences. C’est une bibliothèque. C’est avant tout une histoire d’hommes (beaucoup) et de femmes (aussi). Elle est la rencontre d’individus et de communautés qui racontent, crient et méditent leur expérience, et qui nous ouvrent à l’altérité et au renoncement critique. Je ne suis pas exégète, mais j’ai eu la chance d’étudier la Bible avec des maîtres exceptionnels et reconnus durant deux années à Fribourg, entre 1978 et 1980. Grâce à eux, je me suis détaché des raccourcis, des simplismes et des caricatures que l’on lit et que l’on entend dans les médias, dans les églises et dans les prêches des « spiritualistes ».
J’aurais toutefois quelques réserves à l’égard de certaines interprétations déduites des textes bibliques, et plus généralement à l’égard des méthodes utilisées pour en tirer le sens qui arrange telle ou telle religion, institution ou communauté. Je reviendrai régulièrement sur la pertinence des méthodes de lecture, y compris celles qui semblent les plus intelligentes.
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Le deuxième axe des investigations trinitaires s’est voulu existentiel. En raison de la maladie qui m’a frappé durant mon adolescence, de mon handicap et des séquelles dont la plupart de mes amis ignorent l’existence, sauf les plus proches, l’interrogation sur le sens de cette expérience personnelle, sur la solitude à laquelle elle conduit, sur le sens de la vie et de la mort, et sur le sens de l’existence contingente, m’est apparue autrement plus importante que les bavardages moralisateurs des sermons et des prétendus textes de spiritualité. Face à la mort, à la souffrance et à l’injustice existentielle, les homélies et les belles sentences ont quelque chose de risible, pour ne pas dire d’absurde. Dans ce domaine, les Églises catholiques et protestantes, ainsi que nombre de spiritualités qui se veulent religieuses, restent, sauf exception, de grosses machines à culpabiliser et à infantiliser. Ceci explique mon désintérêt pour les spiritualités écrites par des personnes sans expérience, même quand elles sont de bonne foi.
Heureusement, les Églises et les religions en général ont d’autres richesses, insuffisamment connues et diffusées. J’ai eu l’opportunité et la chance de donner un long cours sur la théodicée à un groupe de l’Église réformée. Malheureusement, ce cours n’a pas eu de suite. J’ai également donné un cours dans une école d’ingénieurs sur le hasard de notre condition existentielle, abordé sous les angles mythologique, théologique, philosophique et scientifique, en passant par les interrogations des athées et des mystiques. Je suis fier de ces cours.
La question de notre condition existentielle peut sembler absente de la Bible lue rapidement sous l’angle moral et juridique. C’est faux. Il y a d’abord le livre de Job, qui est le censeur impitoyable de toute théologie facile pour quiconque a lu les deux tomes précédents. Un autre lieu de ce cri existentiel est le livre des Psaumes. Quelle chance pour les moines catholiques et les communautés religieuses de pouvoir les méditer et les chanter chaque jour ! Les Psaumes sont le fondement de ma prière personnelle et je ne connais aucun texte capable de les égaler. On remarquera que les psaumes sont des dialogues et non des monologues, même si parfois, les réponses du « ciel » semblent vides.
Si les textes bibliques, lus trop précipitamment, servent à beaucoup de gens de puits de sentences moralisantes et de gazouillis spirituels, ils sont d’abord des rencontres avec des vies. Abraham, Jacob, Moïse, Samuel, David, Élie, Jérémie, Ézéchiel, Jésus, Luc, Jean, Paul, etc. sont des personnes concrètes qui ont tenté d’associer, non sans difficulté, l’esprit, la parole et les gestes. Je n’oublie pas non plus les femmes étonnantes qui apparaissent ici et là, en tant que mères, épouses, combattantes, voire prophétesses, révélatrices ou actrices capitales dans telle ou telle situation. « Bifurcatrices », dirais-je, dans le vocabulaire de la philosophie du processus. Sarah, Rebecca, Débora, Ruth, Esther, Marie, les sœurs de Béthanie, Marie-Madeleine, la Samaritaine, les amies de Paul, etc.
Le fait que Jésus ait très vite été reconnu comme la « Parole de Dieu » dans le quatrième évangile, comme « égal de Dieu » dans les lettres de Paul et chez les premiers chrétiens, et comme « Fils unique engendré du Père » au sein du tourbillon trinitaire lors des débats futurs, ne doit pas faire oublier que toute l’histoire biblique est celle de ces personnages qui nous ressemblent et qui, à leur manière, offrent une image de la divinité. Derrière les récits bibliques se cachent des significations de nombre de nos situations, de nos progrès, de nos émerveillements, de nos difficultés, voire de nos échecs et de nos diminutions. Avec une constante : la confiance et l’espérance, malgré les épreuves, les injustices et l’absurdité apparente de notre condition. La tradition juive ne l’a pas oubliée, elle qui estime que les textes bibliques n’ont de sens que dans la mesure où ils sont interprétés non seulement de manière abstraite, mais aussi dans le concret de chaque vie. L’Esprit avant la Lettre.
Cela ne va pas de soi. Les textes bibliques ne proposent pas de solution. Il peut y avoir des réponses à diverses interrogations, et il y en a. Mais ces réponses suscitent de nouvelles interrogations. Une réponse est rarement une solution. Jeu de clarté et d’obscurité, non statique, mais dynamique.
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Cela dit, le troisième tome se risquera à aborder les thèmes éthiques, politiques et spirituels que j’ai jusqu’ici voulu éviter, car les axes métaphysiques et existentiels me semblaient plus essentiels. Je continuerai à suivre ma propre voie, tout en tenant compte de ce que disent et écrivent les savants, les prophètes, les sages et les institutions.
Dans le premier tome, j’ai imaginé placer Basile de Césarée et les Cappadociens en opposition avec Augustin. L’idée était que, si l’analogie psychologique de la Trinité développée par Augustin avait permis bien des ouvertures théologiques et philosophiques, sa vision ouvrait également les portes de l’individualisme contemporain et d’un moralisme envahissant, voire exaspérant.
La philosophie en a été à la fois bénéficiaire et victime. Il est facile de deviner dans le Cogito de Descartes une forme de pensée proche de la spiritualité d’Augustin. Individualisme et subjectivisme. Du côté de l’ecclésiologie, la hiérarchie de nombreux théologiens et textes doctrinaux qui établissent le célibat comme un état supérieur à l’état de couple et le justifient pour le clergé me paraît aussi être une conséquence fâcheuse de cette spiritualité : un époux ou une épouse dérangent l’individu, moine ou religieuse, dans son activité spirituelle. Dans ma jeunesse, j’ai expérimenté à deux reprises les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et je suis frappé à la fois par leur actualité et par leurs limites. « L’autre » au sens de l’altérité et la « personne » au sens philosophique d’aujourd’hui comme au sens théologique de la Trinité y sont absents, même si, de temps à autre, un rappel doxologique trinitaire semble y être plaqué arbitrairement. Je présente mes excuses à mes amis ignatiens : les Exercices spirituels restent un excellent guide pour la prière, la connaissance de soi, l’imagination, la méditation biblique et l’action, je le reconnais. Nécessaire, mais pas suffisant. Derrière, on devine la figure d’Augustin. Lors de mes études de théologie, j’avais fait remarquer à l’un de mes professeurs, un solide thomiste, le poids énorme de la spiritualité individualiste dans la pensée de Thomas d’Aquin, qui se rapproche ici d’Augustin. Il l’avait reconnu, mais avait expliqué et justifié cette tendance par le fait que le futur « docteur angélique » vivait dans une société chrétienne. L’altérité et la dimension communautaire allaient de soi.
Quant à la question existentielle qui taraude nos contemporains et qui est au cœur de l’athéisme, elle était absente des préoccupations spirituelles traditionnelles.
Face à Augustin, j’ai positionné Basile de Césarée et sa famille, ainsi que les deux Grégoire de Cappadoce. À la différence d’Augustin, ils semblent avoir mis l’accent sur les relations interpersonnelles plutôt que sur l’aspect psychologique. Ces derniers temps, j’ai relu des textes consacrés à Basile et à Grégoire de Nysse, y compris des textes originaux, et j’avoue avoir été un peu hâtif dans mes affirmations du premier tome. C’est plutôt l’autre Grégoire, Grégoire de Nazianze, qui met l’accent sur la singularité des relations interpersonnelles au sein de la Trinité. Dans sa polémique avec le philosophe grec Eunome, Basile a introduit l’idée de « relation » pour définir les personnes divines. C’est essentiel, et les lecteurs de mes volumes antérieurs comprendront pourquoi la philosophie de Whitehead, qui suit le même chemin, est l’une de mes lubies.
J’ai également été injuste envers Augustin, car il a repris l’idée de Basile, qui a posé la notion de personne à partir des relations : la relation est au même niveau ontologique que la personne, voire plus. Chez Augustin, puis chez Thomas d’Aquin, la personne est définie par sa relation, comme dans la philosophie personnaliste contemporaine. Seuls manquent la singularité de ces relations et la réciprocité, qui sont deux de mes marottes. Il reste une interrogation : comment se fait-il que cette belle vision trinitaire d’Augustin ait eu aussi peu d’effets dans la théologie spirituelle ? Sauf sur un point que j’essaierai de développer plus tard à propos de la querelle qui oppose Orientaux et Occidentaux.
Je vais toutefois rester sur mon intuition initiale, même si elle est partiellement inexacte. Pourquoi ? D’abord, parce que j’aime beaucoup Grégoire de Nysse, qui a longtemps été l’un des phares de ma prière silencieuse. De plus, selon la plupart des spécialistes, Grégoire a été marié avant d’embrasser, après la mort de son épouse, une vie monastique : son expérience conjugale a certainement été utile à sa réflexion théologique. Il a été très amoureux de son épouse, et cela transparaît dans sa méditation et ses écrits mystiques.
Mon épouse et moi avons également eu la chance de nous rendre à Nazianze, en Turquie, sur les lieux de vie de l’autre Grégoire. Nous avons constaté que les habitants ignoraient qu’un des plus grands théologiens de l’histoire avait vécu là. Il ne reste qu’un champ, pas même labouré, et quelques ruines. Le maire de Nazianze, musulman, en était très touché et très honoré. Mon épouse et moi, ainsi que tous les membres du groupe qui nous accompagnaient, avons été peinés de voir que les chrétiens turcs semblaient se désintéresser de ce lieu. Enfin, le troisième Cappadocien déjà évoqué : Basile. J’apprécie beaucoup la personnalité de Basile, le plus solide des trois, un vrai théologien capable de tenir tête aux philosophes grecs les plus rompus à la dialectique et aux sophismes. Les Cappadociens sont trois, et ils ont eu besoin les uns des autres dans leurs combats et leurs théologies… En Occident, en face, il y a Augustin, un saint magnifique, mais seul. Trois contre un. Belle et amusante analogie de la Trinité, si vous me le permettez. Basile est également le fondateur de la vie monastique orientale, aux côtés d’Augustin, puis de Benoît, du côté occidental.
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Nous retournons maintenant au point de départ de notre investigation. Le premier chapitre de la Genèse se termine sur l’idée que l’homme est créé à l’image de Dieu. Plus exactement, « Elohim » crée « Adam » à son image, « Ish ». (mâle) et « Isha » (femelle). (femelle). Il les créa. « Elohim » et « Adam » sont des mots collectifs. Ce n’est donc pas l’individu, mâle en l’occurrence, qui est créé à l’image d’un Dieu unique et solitaire, mais Adam, l’humain collectif. Ils, elle et il sont à l’image d’Elohim, le panthéon divin. La proposition est en effet complétée par la référence au couple homme-femme (Ish et Isha), et derrière eux, aux humains dans leur réalité collective et interpersonnelle. Ce sont eux qui sont créés à l’image de Dieu.
« Adam », qui signifie également « tiré de la vase », est devenu le nom du « premier humain » dans le deuxième chapitre de la Genèse, par opposition à « Ève » qui signifie « Vie ». Cette image renvoie à un espace analogique relevant de la culture néolithique, fondée sur la poterie et l’agriculture. Restons donc sur le premier chapitre, ultérieur au second, et rédigé par des scribes. Même si le second chapitre est plus ancien, les scribes et les prêtres l’ont placé en seconde position. Le choix des rédacteurs bibliques est certainement voulu et non arbitraire. Il est également cohérent.
Or, tel est le point de vue des trois Cappadociens, ainsi que celui de nombreux théologiens et exégètes contemporains, en Orient comme en Occident.
Bref, les premiers chapitres de nos investigations s’attacheront plus longuement à l’homme collectif, à l’image du Dieu trinitaire, toile de fond de la réflexion politique, éthique et religieuse de ce troisième tome. Nous les confronterons aux trois infinis ontologiques définis par Pierre Teilhard de Chardin, qui imprègnent souvent à leur insu les mentalités de nos contemporains, ainsi qu’aux quatre humiliations de l’homme moderne par rapport à ses illusions autocentrées, thème développé par le philosophe et sociologue Edgar Morin.
Pas de souci, l’image de Dieu et son modèle trinitaire en sortiront grandis et dépoussiérés.






