Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (6)

CONTENU : papillon de nuit.

Job. Étonnante figure biblique. Le passage récent chez nous d’une grande amie de jeunesse a réveillé le personnage enfoui. Elle m’a confié un petit livre très intelligent, lu la nuit et le matin, écrit par une théologienne qui confronte une expérience personnelle de grande souffrance avec le Livre de Job. J’ai perdu l’habitude de lire des ouvrages de théologie et moins encore des possibles ouvrages de spiritualité, si ce mot veut dire quelque chose. La plupart d’entre eux cachent un désir secret d’apologétique, de contrôle des consciences, voire simplement un égocentrisme qui ne veut pas se dire. Je préfère un témoignage vivant, comme celui de cette théologienne qui parle à la première personne, comme un ami parle à un ami.

A priori, la figure de Job n’est pas philosophique, puisqu’elle appartient au corpus biblique. Les mauvaises langues diraient que glisser la Bible dans une réflexion philosophique, ne serait-ce que celle d’un lépidosophe, est une ouverture vers le religieux qui n’a pas sa place. Bon, ce jugement est discutable, puisque la philosophie doit intégrer toutes les expressions de l’histoire humaine, religion comprise, même si elles sont récupérées par ailleurs par des institutions, des rites et des clergés. Mais ajoutons un point pour ceux qui ne connaissent pas la Bible. En dehors de la référence au Dieu d’Israël, Elohim ou El Shaddaï, l’histoire de Job est indépendante des aventures et mésaventures du peuple dit élu et de ce que les traditions juives et chrétiennes nomment l’Histoire Sainte, avec un grand H et un grand S (qualificatif stupide à mes yeux… Soit tout est saint, soit tout est profane, il n’y a pas séparation, du moins sur notre Planète Terrestre). Alors pourquoi est-ce que j’introduis le personnage de Job dans une méditation lépidosophique qui, depuis le début, essaie de s’affranchir de la chrysalide religieuse ? Il y a d’abord une simple raison littéraire. Job est un personnage connu de plusieurs civilisations, en Assyrie et en Babylonie, qui déborde la sphère biblique. J’y reviendrai. La figure de Job est une des personnalités qui m’a le plus accompagné au long de mon histoire, autant que Teilhard, que Whitehead, que Prigogine et Stengers, que Hegel, que Jean-de-la-Croix… Et objectivement, je suis loin d’être le seul à le penser, le Livre de Job est un des plus, si ce n’est le plus, pertinents et percutants écrits pour aborder la question du mal, de l’absurdité de la souffrance de l’innocent, et de la théodicée (concept de Leibniz pour essayer de concilier l’existence d’un Dieu juste et bon face au mal et à la violence).

 Oh, Job n’offre pas de réponse intellectuelle, philosophique et même pas religieuse, à cette question du mal. En revanche, à mes yeux, il invite à changer le regard, quelles que soient nos convictions. Certaines traditions chrétiennes affirmeront que la Passion du Christ Jésus répond à la question de Job. Je n’en suis pas si sûr. La Passion du Christ, telle qu’elle a été le plus couramment interprétée, offre plutôt un écho historique et moral au personnage mythologique de Job, et elle ajoute, c’est vrai, une signification à la mort. Manière de dire que la figure de Job est devenue inutile après Jésus. Je ne sais pas, mais je suis persuadé qu’il serait dangereux d’oublier Job dans la contemplation du Christ souffrant. Pourquoi ? Une des caractéristiques de la modernité est d’avoir fait glisser la question de la condition humaine, du registre du salut (religieux) au registre de l’être (existentiel). L’important est moins « Comment serai-je jugé ou comment serai-je sauvé ? », que « pourquoi j’existe, pourquoi cette existence est-elle marquée par la souffrance et la mort ? ». Question mythologique rétrograde, ai-je entendu dans la bouche de théologiens. Ah bon ? Je pense surtout que cette question échappe au pouvoir des clercs et à la puissance des rites. D’un autre côté, je suis mal-à-l’aise quand des philosophes ou des moralistes évacuent cette question sous prétexte qu’elle serait dépassée ou qu’il n’y aurait pas de réponse. La célèbre phrase de Marx « Jusqu’ici, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, ce qui importe, c’est de le transformer » est insatisfaisante, et de toutes façons, elle se heurte aujourd’hui à l’irruption de l’imprévisible dont j’ai parlé dans les articles précédents, et à l’entropie qui ronge la Planète. Pas de réponse intellectuelle ou morale ? certainement. Et là, je puis comprendre la position du grand Karl, même si je ne la partage pas, quand il estime que les philosophes ont souvent parlé de choses non expérimentées.

Le Livre de Job fait changer le regard et le mouvement naturel de la pensée, comme cette intrusion d’une force extérieure qui fait changer le mouvement. Dynamisme contre inertie, ai-je écrit dans un article précédent, inertie de la vision du progrès héritière des Lumières et du rêve de la raison toute puissante. Cette intrusion dynamique dans nos bavardages intérieurs et dans nos bonnes raisons change l’arrière-plan des catégories de pensée et des présupposés. En gros, la question première n’est plus celle du bien et du mal, celle du juste et de l’injuste, mais celle de la vie et de la mort. Cette vie… et cette mort… que le papillon philosophe côtoie en permanence, aujourd’hui menace toute l’humanité et est inscrite dans la fragilité même de l’univers au sein des turbulences entropiques.

Cela dit, qu’on n’imagine pas que les questions de la justice, de la liberté, de la fraternité, des combats pour une meilleure existence humaine m’importent peu. Bien au contraire. Elles sont toutes aussi essentielles, mais elles sont secondes. Pas secondaires ou accessoires, mais secondes. Elles doivent être rapportées à la question de la vie et de la mort, à celle de la condition humaine qui ne peut empêcher la souffrance de l’innocent, qui elle, est première au regard du lépidosophe. Donc à la question de l’être et du non être, à celle du sens ou du non sens, à celle de l’absurdité possible de l’existence face à la souffrance. Pas n’importe quelle souffrance, toutefois. On le verra plus loin… Et là, le Livre de Job a quelque-chose à dire, quoiqu’en pensent d’un côté exégètes et théologiens, d’un autre côté les philosophes de la fuite en avant. Je vais donc y revenir. Mais auparavant, le lépidosophe a continué à papillonner et à doucement planer avec de moins en moins d’énergie, entre 2002 et aujourd’hui où il écrit ces lignes.

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Soutane noire sans étoiles, symbole de mort…

En 2002, je sors de dépression, liée en grande partie à ma désillusion par rapport au monde catho et au manque de reconnaissance universitaire. Peut-être aussi, comme je l’ai exprimé dans l’article précédent, m’étais-je brûlé les ailes. Bon, je sais, ce n’est pas un échec local qui doit justifier une proposition générale par rapport aux cathos et à la religion chrétienne. Un hoquet peut-être au sein de l’immense respiration de l’histoire. Toutefois, l’invasion progressive des intégristes dans toutes les religions et dans toutes les anti-religions (les nouveaux anti-cléricaux primaires), m’a conforté dans la prise nécessaire de distance. Après avoir suivi une passionnante formation informatique qui m’a notamment initié aux réseaux open source et alternatifs, j’ai créé un atelier informatique. C’était l’époque finissante des start up. Trois ans d’activité indépendante peu rentable au moment où toutes les grandes surfaces s’emparaient du marché de la micro-informatique.

Plusieurs deuils tragiques dans la famille et parmi des amis de longue date ont rappelé la fragilité de nos vies. Puis, entrecoupés de temps de chômage, je suis allé enseigner la physique dans un lycée talmudique privé, faire des audits énergétiques dans des entreprises, avant de retomber dans les rets de l’Église Catholique en travaillant un peu plus de trois ans dans un institut de recherche théologique. Institut lentement infiltré par des intégristes… que j’ai quitté une fois de plus avec beaucoup d’amertume et de désenchantement. Aujourd’hui, à l’exception d’une formation donnée justement sur la question du mal, je ne rappelle même plus ce que j’ai bien pu y faire. Beaucoup d’air agité, sans doute. La seule formation citée ci-dessus, sur le mal, la souffrance et la théodicée, à Bourgoin-Jallieu, a commencé avec une trentaine de personnes pour finir avec sept ou huit intéressés. Peut-être était-elle trop gênante, sans doute n’étais-je pas à la hauteur de la situation ? Avec le recul, je reste assez fier de son contenu. Il anime les pages présentes. Trois collaborations avec l’Église Catholique, trois chutes. Au risque de se répéter, le papillon, qui aime revenir sur ses fleurs et qui aime bien Voltaire aussi (Voltaire et voltige, ça sonne bien ensemble), sait qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints. Je n’ai pas abandonné l’esprit de recherche. Ces dernières expériences ont dégagé les ailes du papillon des dernières peaux de la chrysalide, même si ces ailes se sont alourdies de fatigue et ont vieilli. J’ai toujours autant d’appétit à la vérité, plus que jamais dégagé la contemplation silencieuse des pesanteurs de la culpabilité, de plus en plus d’émerveillement devant ce monde mystérieux, de plus en plus d’aspiration à la sagesse. Les marches vers Santiago de Compostela fignolent les subtilités de la sculpture de la vie… Oh pardon ! Pas trop d’image statique ! Elles multiplient les variations du thème et développent ses couleurs et ses tempi.

Durant ces années de vol en douce vrille, j’ai écrit plusieurs livres et des articles, offert plusieurs récitals de piano, participé à des activités littéraires et multiplié les amis. J’ai cessé d’être conseiller municipal, ce n’est pas mon truc. La santé s’est améliorée, en raison de l’abandon de tous les médicaments, grâce aux progrès de l’orthopédie et à la médecine. Seul souci latent, les attaques de panique qui se sont apaisées après les années 2006 suite à des séances de sophrologie. Lors d’un grave malaise une nuit de janvier 2006 où j’ai failli mourir, j’ai été appareillé pour dormir avec un masque, ce qui ne fait que multiplier les prothèses. Il reste toutefois un fond de fatigue qui me conduit à, en général, être passif, épuisé et improductif dans l’après-midi. Les papillons aussi doivent faire la sieste. Les épreuves, notamment mon départ mouvementé de l’Institut Théologique de Grenoble, m’ont permis de discriminer les faux des vrais amis. Les faux amis sont ceux qui ne voient en vous qu’un personnage public, celui qu’on salue parce qu’il représente une institution… et qui disparaissent quand vous chutez. Ils ont été nombreux. Les vrais amis sont ceux qui restent fidèles au cœur de l’épreuve et après l’épreuve. À ma grande surprise, il y en a eu plus que prévu et il en est même apparu de nouveaux. Aujourd’hui, je participe discrètement, sans animation, à plusieurs groupes de réflexion et diverses activités culturelles (musique, cinéma…), et cette troisième vie qui débute, celle dite de la retraite, s’annonce sous des auspices prometteurs : marcher, écrire, prier, jouer de la musique et accompagner des musiciens, aider à la vie associative, écouter ceux qui sont dans le feu de l’action, à commencer par mes proches… et se préparer au retrait, à partir un jour définitivement.

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Mais le lépidosophe ne peut pas finir la réflexion sans revenir sur Job. Sur Job, sur Teilhard, sur ceux qui l’ont inspiré, sur ses propres recherches, sur l’avenir de la Planète, sur la question existentielle du sens de la vie et de la mort. Un bien lourd programme pour un si léger papillon.

S’il est une conviction profonde qui m’habite, si tant est qu’un philosophe papillon puisse être profond, c’est qu’une personne qui n’a pas côtoyé la mort, la peur, le dénuement, la souffrance de près, ne voit que la moitié du réel. Teilhard de Chardin, lui pourtant homme d’action, de voyage, d’ouverture au monde, précise que cette première moitié, l’ensemble de nos activités et de nos risques, ne représente que la moitié la plus petite de la vie… un peu comme aujourd’hui, les cosmologistes découvrent une énergie et une matière noire qui composent plus de 70% du réel. Énergie et matière noire dont on mesure les effets, mais dont on ne sait pas grand chose.C’est une analogie, naturellement ! Qu’on en déduise pas des inférences métaphysiques ! Le papillon butine en superficie, mais comme il est philosophe, il connaît et essaie d’intérioriser sa fragilité. La seconde moitié est donc celle que le jésuite appelle « les passivités », au sens de ce que chacun subit. Teilhard parle de « divinisation des passivités », expression qui m’a toujours fortement impressionnée. Dans l’idée de passivité, il différencie les passivités dites « de croissance », c’est-à-dire les réactions, les rétroactions subies lorsqu’on est dans l’action… par exemple les baffes qu’on se prend quand on veut innover ou réformer, le travail nécessaire pour s’instruire et communiquer ou les douleurs qu’on supporte lorsqu’on s’entraîne à une activité sportive ou qu’on s’exerce sur un piano ou un violon. Mais il y a aussi les passivités « de diminution », celles qui inéluctablement nous mènent à la déchéance, à la mort, via les maladies, les deuils, les impuissances, la vieillesse.

Or, continue Teilhard, ces « diminutions » peuvent être divinisées. Il faut être foutrement gonflé pour affirmer ce genre de propos, mais nous pouvons imaginer le jésuite, compagnon de Jésus donc, contempler pendant des heures la Passion du Christ… La Passion (écho à passivité) du Christ a trop été interprétée du côté des passivités de croissance plus que du côté des passivités de diminution. Jésus était jeune, il n’a pas connu la maladie, la vieillesse. Il est mort pour les péchés des hommes, dit la tradition chrétienne, c’est-à-dire qu’il a été tué par des méchants, par des haineux, par des réactionnaires, dirait-on aujourd’hui, toutes choses morales et politiques que j’accepte, mais qui sont, comme je l’ai écrit, secondes… et qui ont bien aidé les clergés, les idéologues, les moralistes de droite et de gauche, à exercer un pouvoir sur les peuples et les petites gens, pour le meilleur parfois, pour le pire bien plus souvent. « Le cauchemar du bien imposé », écrivait Nicolas Berdiaev. N’oublions pas que Jésus a été condamné par des religieux, et exécuté par les politiques. Mille excuses, les moralistes et les clercs ont aussi aidé à bâtir des institutions et des lois pour prévenir avant de guérir. Ne soyons pas trop négatifs. OK.

Or la question des limites, de la fragilité, des pertes et diminutions est bien plus fondamentale. Une des sécurités, que les hommes ont bâties, a consisté à noyer le problème de la condition humaine individuelle dans le destin collectif… sous toutes sortes de formes : messianiques, utopiques, religieuses, nationales, communistes. Malheureusement, et ce fut un des axes de ma propre recherche, non seulement les personnes, mais aussi les équipes, les communautés, les nations, les cultures, les civilisations, les écosystèmes, les espèces vivantes, les biosphères… et l’Univers entier sont sous le sceau de la fragilité et de la dégradation, sous le risque de la mort. Cette condition déborde les bavardages anthropocentriques, moralisateurs et politiques sur le bien et le mal, sur le juste et l’injuste, sur le progrès et la régression, sur la révolution et la réaction… Ah oui, pardonnez-moi de m’excuser : Et Auschwitz par exemple, et toutes autres abominations de l’histoire humaine ? Ne nous contraignent-elles pas à nous interroger fondamentalement sur les valeurs éthiques, et donc sur le bien et le mal ? Bien d’accord. Mais je ne suis pas sûr que ce soit premier. D’ailleurs, la plupart des penseurs marqués par l’horreur de la Shoah ne se sont-ils pas interrogés sur l’existence même possible d’une telle monstruosité, et pas seulement sur le fait que ce soit bien ou mal (qui relève encore des passivités de croissance) ? Je marche sur des œufs en écrivant ces lignes. Ce que je veux dire, c’est qu’on quitte le registre du bien et du mal pour entrer dans celui de la signification de l’existence, sur la question de l’être (To be or not to be), à l’intérieur desquelles se situe le mystère de nos diminutions et de la mort. Auschwitz a interrogé la notion même d’humanité.

J’ai lu quelque part récemment que le tremblement de terre de Lisbonne, à l’époque des Lumières, avait interrogé d’une manière parallèle les penseurs de l’époque. La célèbre diatribe entre Voltaire et Rousseau, indépendamment de la position confortable de ces deux bourgeois qui ne l’avaient pas vécu de l’intérieur, est significative. Voltaire porte l’interrogation sur la condition humaine et sur l’existence d’une divinité qui pourrait accepter de telles horreurs. Rousseau ramène la question à la responsabilité des hommes qui ont bâti des villes n’importe comment et dont le séisme rappelle la stupidité. Rousseau est plus moraliste que Voltaire. Les deux positions sont aussi vraies, mais j’estime qu’à partir d’un certain seuil, la position de Rousseau est seconde (pas secondaire, je rappelle). L’histoire a donné raison à Rousseau, puisque le ministre chargé de la reconstruction de la ville a réussi à rebâtir Lisbonne, avec les précautions anti-sismiques de l’époque, en quelques mois… Sacré tour de force. Et ce furent aussi les premières techniques en ce sens. Bravo. Mais la question de Voltaire reste sous-jacente, quoiqu’en disent les femmes et les hommes d’action. La position de Rousseau peut apparaître comme une sorte de résistance, de refus de la condition humaine mortelle, de sa finitude… Magnifique projet. Toutefois, si on hypertrophie ce refus, je marche toujours sur les œufs, le refus de la finitude peut se transformer en un culte de la mort (pour ne pas l’affronter existentiellement), comme les nazis l’ont mis en place ou comme les terroristes actuels le pratiquent. Le culte de la mort n’est-il pas un refus de la vie, dans toutes les composantes qu’elle propose, finitude comprise. La fascination envers la mort n’est peut-être que la face cachée du prométhéisme de la philosophie de l’action qui domine notre temps… et qui ne sait pas arrêter la machine folle de notre production et de notre consommation. Le culte de l’immortalité, celui des transhumanistes extrémistes par exemple, est un refus de la condition humaine et même de la simple réalité biologique et cosmique.

On l’aura compris, j’espère, il y a dialectique entre souffrances de croissance et souffrances de diminution, la première renvoyant à nos responsabilités éthiques et politiques, la seconde à l’acceptation de la condition humaine (et cosmique, ajoutai-je), condition qui rappelle que même nos plus belles réussites sont sous la coupe d’un déclin ou d’un effondrement. C’est une des raisons qui m’a fait pencher ma méditation vers la contemplation du monde et les interrogations posés par son être, plus que vers l’action… à laquelle je ne m’oppose pas, comprenons-le bien. Ce serait un comble quand même, que sous prétexte que nous diminuons, il faille ne rien faire pour améliorer notre situation. Je ne suis pas pour la dépression et la neurasthénie, encore moins contre les progrès médicaux, scientifiques et sociaux. Ma santé, ma condition de handicapé et ma petite carrière professionnelle, m’ont incliné vers l’interrogation sur notre fragilité. C’est tout. Et la suite de la méditation présente permettra de mieux cerner ce que je veux expliquer. Teilhard ne reste pas sur le terrain des constats et des oppositions, bien au contraire. Il parle avec une audace incomparable de divinisation de ces passivités éthiques ou existentielles. Et si cette divinisation commençait avec « Voir » ! « Voir » est le prologue de son grand ouvrage d’hymne à l’Évolution, à la Vie, à l’Univers et à la grandeur de l’homme, « Le Phénomène Humain ». « Voir »… dans tous les sens du terme.

Dans son petit concentré de vie spirituelle, « Le Milieu Divin », Teilhard propose, après l’exposé sur la divinisation des activités et celle des passivités, un plongeon dans ce « Milieu divin ». Le Milieu Divin est habité de paradoxes, d’apparentes contradictions, de complexités tissées entre elles. Les mots du jésuite chantent une hymne à la vie, au vivant, qu’ils unifient dans la figure du Christ souffrant, mort et ressuscité.

Tout le monde n’est pas obligé d’aller jusque là. C’est la raison pour laquelle je reviens sur Job. Je vais essayer de montrer que le Livre de Job, loin de promouvoir une culpabilité qui nous obligerait à l’action éthique et politique, fait changer le regard. Voir donc, changer de vision. Pour les lecteurs qui ne connaissent pas le Livre de Job, voici quelques éléments de rappel. Il s’agit d’un des livres de la Bible qui appartient aux courants dits de la Sagesse, reconnu à la fois par les juifs et par les chrétiens. Le Coran parle aussi de Job, mais la présentation du personnage est bien palote, bien en deçà du message biblique. Cela dit, je relis ce livre à partir de ma propre histoire et de mes yeux ouverts sur aujourd’hui, ce qui signifie que les aspects mythologiques, la représentation du monde divin, le dénouement apparemment heureux de l’aventure de Job, m’apparaissent accessoires. Il s’agit d’un conte, et comme les contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen, ce qui est caché (énergie et matière noire) est le plus essentiel.

Le conte de Job raconte que Dieu et un des membres de son conseil, Satan, font un pari : celui de la fidélité du juste dans l’épreuve. Je transpose : que vaut un homme, une femme, que vaut l’homme (au sens d’humain en général), face à l’expérience de la souffrance, voire de la diminution ? Je transpose aussi l’expérience de Job d’un point de vue social, par analogie bien sûr, car les lois du groupe ne sont pas réductibles à celle de l’individu, ni à la somme des individus. Que vaut une entreprise, une société, une civilisation, face à l’épreuve ? Job, homme riche et bien portant dans son enclos, possède des terres, des troupeaux, est heureux avec sa femme et ses nombreux fils et filles. Il a bien « réussi » sa vie. Première épreuve : il perd tous ses biens, sa femme et ses enfants meurent. Le récit raconte que Job continue à louer Dieu et à lui être fidèle. Pas très sympa pour sa femme, ses filles et ses fils ! Et le deuil ? Et la révolte face à l’injustice qui lui est faite, lui l’homme intègre ? Mon amie, celle qui m’a fait lire le livre de la théologienne, a perdu ses parents, ses sœurs et surtout son jeune mari, tragiquement ! Ce n’est pas rien !

Chagall et la guerre

J’ai côtoyé dans ma famille des anciens combattants qui se rappelaient la perte de leurs camarades, des frères, dans les tranchées : terrible ! Lorsque j’enseignais dans le lycée talmudique, un de mes frères a disparu dans les Pyrénées. L’épreuve familiale a donné lieu à des partages profonds avec les juifs qui dirigeaient le lycée, à propos de la Shoah. Je leur ai évoqué la disparition des corps dans les tranchées de Verdun, ils m’ont répondu en remémorant la même volatilisation dans les camps d’extermination… et donc la signification du deuil. Les restes de mon frère ont été retrouvés plusieurs mois plus tard. Je me souviens de ce qu’est la souffrance, celle de son épouse et de ses enfants, nos neveux et nièces, quand elle dure. La Bible est, semble-t-il, un peu expéditive quand elle écrit en quelques lignes rapides que Job est toujours fidèle à sa foi. Bon, c’est un conte. Passons.

La seconde épreuve est celle de la maladie. Cette fois le corps est touché. Job n’est plus atteint dans ses biens, dans ses amours, dans sa filiation, mais dans son être même. Là, le registre change et les enjeux deviennent beaucoup plus ambigus. Le texte ne dit pas que Job maudit Dieu, mais il défaille, maudit le jour de sa naissance, crie l’absurdité de sa propre existence, aurait voulu ne pas vivre, plaint sa mère, « pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ? »… Pourquoi ce Dieu auquel je crois pique-t-il ses fidèles ainsi, pourquoi « donne-t-il la lumière à celui qui souffre, qui espère en vain la mort…» Le chapitre 3 du Livre de Job est bouleversant : il n’y a plus de place pour la justification, pour la raison, pour la volonté, pour las trucs et astuces psy, médicaux, bio, qui guérissent, dirait-on aujourd’hui. J’entends les cris de Job, et que le lecteur le sache, je sais de quoi il parle.

Voici trois amis. Des vrais amis qui ne l’abandonnent pas dans la difficulté. Au moins, Job n’est pas seul. Ils essaient de le consoler et surtout de comprendre ce qui se passe. Mais leurs consolations dérivent vers des explications religieuses bien connues : Dieu est juste, donc si tu souffres, c’est de ta faute, ou de la faute d’un de tes proches ou d’un de tes ancêtres. Ou alors c’est une épreuve… Enfin bref, toutes ces sottises bien « rassurantes ». Rassurantes pour qui ? Pour celui qui les prononce ? Moi-même, je les ai entendues quand j’étais malade, sous des formes pas très différentes. Une épreuve ? Oui, c’est courant, sauf que je ne vivais pas une préparation militaire ou un entraînement sportif. Telle tante me raconte qu’un amputé des deux jambes a traversé la jungle tropicale. Ben voyons ! Il a aussi traversé le Pacifique à la nage, sans doute ? Souffre avec le Christ, me disait une autre parente pieuse. Ouais, mais je ne suis pas le Fils du Père. Les culpabilités, là aussi, on les entend : tu ne te nourrissais pas bien, tu étais négligent envers toi-même, tes parents ou ton école ne te soignaient pas bien non plus, tu geins alors que tu coûtes cher à la Sécurité Sociale (entendu en raison des produits qu’on m’a injectés pendant des mois en 1972 et 1973, lors d’un appareillage très coûteux et également quand j’étais en dépression en 2002) et que des soignants s’occupent de toi (pas toujours très bien, quand j’étais hospitalisé). Etc. J’ai tout entendu. Je ne parle pas ici de ce que mon épouse rencontre dans l’EHPAD, maison de retraite médicalisée, où elle travaille. Retour à la Bible. Un quatrième ami , plus jeune et plus fougueux, vient à son tour parler à Job, et le ramène à un autre niveau : question de foi, fais confiance. Non pas confiance en toi ou confiance envers ceux qui te soignent, mais confiance en ton Créateur.

Que le lecteur me pardonne, mais je pourrais écrire des pages et des pages… Ce que je désire mettre en évidence, c’est que Job crie son innocence et son incompréhension. La souffrance est absurde. Là est la vraie question : toutes les réponses explicatives ou consolatrices deviennent à ce niveau des réponses toxiques. Elles replient les interlocuteurs vers leur propre confort, vers leur petite sécurité. Pire encore, ceux qui affirment, du haut de leur confort spirituel ou dogmatique, que la souffrance est rédemptrice, horreur qu’on entend encore ! 

Mais où sont les yeux ouverts ? Qui a les yeux ouverts ?

Le conte de Job se termine par ce qu’on appelle dans le jargon une « théophanie ». Une manifestation externe de Dieu, El Shaddaï. On peut la lire comme une illumination de Job, comme ce changement de regard qui saisit celui qui a gardé les yeux ouverts. Dieu apparaît. Il renvoie les amis de Job à leurs cinémas intérieurs, moraux, religieux, etc. et explique que Job est le seul à bien avoir parlé de Lui. Étonnant quand même ! Puis ce Dieu devient un Dieu de l’Univers. Il déploie, dans un des plus beaux textes de la Bible, les merveilles de la Création, son mystère aussi (« étais-tu là, quand j’ai créé l’Univers ? »), un extraordinaire hymne à la vie, aux énergies du monde, à la puissance d’être, à l’existence. Il fait écho, à mes yeux, à ce qu’écrivaient Prigogine et Stengers sur le réenchantement du monde. D’ailleurs, il suffit d’ouvrir une encyclopédie scientifique pour être pris de vertige. Ouvrir, ouvrir les yeux, et se laisser emporté par le flux prodigieux de la vie.

Nombre de théologiens, d’exégètes, de philosophes, expliquent que la théophanie finale du Livre de Job n’est pas une réponse. J’en conviens, elle n’est pas une réponse. Ceux qui me lisent savent que je me méfie des réponses. Pas une réponse à la souffrance de l’innocent, au mal, à l’injustice, à l’absurdité… à la cruauté démesurée des hommes, des gouffres infinis où elle semble parfois nous emmener. Et alors ? Serions-vous satisfaits d’avoir une réponse ? J’ai ma propre vision (« voir ») sur cette question. Je vais tenter de l’expliquer, mais là encore, que le lecteur n’espère pas une réponse… ou si c’est une réponse, elle se situe dans le changement de regard.

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Teilhard écrit « Voir », quand d’autres invitent à fermer les yeux, voire à se boucher les sens. Voir est une nécessité première. Mais plus on ouvre les yeux, plus on entre dans la nuit… ou plus la lumière est aveuglante. Quand les astronautes quittent l’atmosphère terrestre, la lumière solaire ne se diffracte plus dans l’air et la nuit enveloppe le vaisseau, la navette ou la station spatiale. J’ai appris récemment par Pesquet, notre spationaute national, que les étoiles ne scintillent plus comme des petits vers luisants vivants. L’obscure clarté des étoiles n’éclaire pas, même la nuit, que Corneille me pardonne. En revanche, elles offrent des repères.

J’aime cette image de sortie de la sphère terrestre, de la plongée dans l’infini de l’Univers, de la perception de la fragilité de la Planète (qu’il faut préserver le plus longtemps possible, SVP). Sortir, s’évader… S’étonner, écrivent les philosophes, s’émerveiller, chantent les poètes contemplatifs, exister, crie le vivant. Ce « E » (É-tonner, É-merveiller, Ex-ister) est une sortie. Sortie de soi, comme on sort du sein maternel. Non une fuite, mais une nouvelle position qui permet de changer de regard, d’envelopper notre vision, d’intérioriser nos antécédents. Le plongeur qui sort de l’eau, quitte un milieu et en découvre un autre. « Sortir de » signifie que je ne suis pas premier, que je viens de quelque-chose qui est antérieur à moi-même pour entrer dans un autre qui est plus vaste que moi-même. Exactement ce que dit El Shaddaï, le Dieu de Job : « où étais-tu ? ». En écrivant cela, je nage à contre-courant de tout ce que la modernité proclame depuis quatre siècles : « je pense, donc je suis », je suis mon propre maître, je suis la source de mon existence, mais encore, je suis le maître des choses qui ne sont que matière et sources d’énergie, je me libère de ma nature. Face aux contestations possibles et nécessaires, je réponds en général que la liberté n’est pas d’abord l’indépendance à l’égard de nos déterminismes (elle l’est aussi), mais la connaissance et la reconnaissance de ces déterminismes. Connaissance qui permet d’agir sur eux (telle est la vocation des sciences et de la médecine, par exemple), reconnaissance qui permet de conserver l’altérité et la fécondation possible (par intériorisation). Sortir de soi, non pour rejeter l’être qui détermine, mais pour le contempler, pour s’en étonner, s’en émerveiller… et, parce que l’être se présente comme une vaste dérive dynamique vers plus de vie et de conscience, pour y participer. C’était d’ailleurs l’attitude d’Einstein à la fin de sa vie : ce monde est mystérieux, étrange à ses yeux, il a participé à l’approfondissement de ses secrets. É-trange.

Dans le mouvement de reconnaissance qu’il est préférable d’anticiper pour l’inscrire en soi avant que les forces de diminution ne nous menacent ou nous submergent, il y a celui de la vie… celui que nous sommes des vivants. La vie est donnée. Tant qu’on essaie de la conquérir, qu’on est dans une phase ascendante, on ne s’en aperçoit pas. Donnée par les parents, par la nature, par notre environnement social et culturel… donné au sein de contraintes ontogénétiques (celles de notre être) et phylogénétiques (celle de notre génération), écrirait Teilhard. Des dons parfois douloureux : une famille meurtrie ou inexistante, une apparence physique disgracieuse, un handicap, des limites nerveuses, intellectuelles et même morales, une condition économique ou sociale misérable, une nation dirigée par un dictateur et une police indigne, des administrations kafkaïennes, etc. Soit.

Dietrich Bonhoeffer

Le don de la vie a du prix, écrivait Dietrich Bonhoeffer, cet étonnant et courageux pasteur protestant pendu par les nazis, ne la gaspillons pas. Dans ces configurations, nous ne sommes pas seuls : le paradoxe positif de la culture occidentale est d’avoir à la fois libéré le sujet et offert les outils rationnels et institutionnels de solidarité. Mais cette conquête ne doit pas faire oublier le don de la vie. À mon tour, j’espère la transmettre à d’autres pour qu’ils existent à leur tour, et se détachent de moi.

Ce qui est vrai des individus l’est aussi des entreprises, des groupes humains, des civilisations même. Hegel le rappelle. Aucune civilisation n’est éternelle. Elles meurent et transmettent, consciencieusement ou à leur insu, la vie à celles qui suivront. C’est une nécessité propre aux vivants : plus ils se diversifient, plus ils se transmettent aux suivants, plus la vie s’enrichit. La génétique le confirme. L’Univers lui-même repose sur cette loi, et la montée de l’entropie n’a jamais empêché les évolutions improbables, les diversifications des êtres célestes, et l’inventivité de la Vie. Avec un grand V. de l’Étre avec un grand E. Du Réel, du Vrai, avec un grand R, avec un grand V. La réalité est plus créative que la fiction. La vie est plus surprenante que les images. Nous en sommes qu’aux débuts de nos découvertes.

Ouvrir les yeux, courir le risque d’exister, sortir de soi et du Soi, s’étonner, recevoir l’existence comme un don ne sont pas des réponses à la question du mal et de la souffrance innocente. Je le sais. Je l’ai écrit. Le problème n’est pas dans la réponse, surtout quand ces réponses sont précipitées d’un point de vue religieux, moral ou athée. Je l’ai écrit : accepter d’entrer dans la nuit. Accepter de n’être informé que par des étoiles, à partir d’une certaine altitude quand la lumière de nos raisons ne suffit plus pour guérir les maux, pour lutter contre l’injustice, pour apporter un peu de confort et des mots pour les angoisses. Les étoiles, peut-être faut-il les chercher plus loin. Mais quelle que soit la profondeur de notre recherche, profondeur que le philosophe papillon ne peut pas sonder à la place des autres, il en apparaîtra toujours de nouvelles pour signifier notre propre existence. Et si ce n’est pas moi, si ce n’est pas nous, ce seront d’autres qui prendront le relais.

… et qui sait ? Peut-être derrière la première sortie de soi, de son enclos, de son atmosphère (et quelque temps de repos dans sa navette), derrière l’étonnement et la conscience du don de la vie, y a-t-il une nouvelle sortie ? Non une fuite, mais une re-création. Mes restes de théologie chrétienne m’ont découvert quelques autres étoiles : je ne les écris pas ici. Chacun son chemin. Je laisse ces questions ouvertes.

Le papillon se retire maintenant avec toutes ces interrogations. Il se sent toujours philosophe, lépidosophe, ami de la Sagesse. Mais il n’est pas la Sagesse ! Attention. L’ami seulement.

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Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (5)

CONTENU : un papillon ne doit pas s’approcher du feu.

Si la vie était un long fleuve tranquille, elle suivrait un chemin linéaire et orienté. La réalité vivante offre des paquets-surprise à double face : un cadeau qui fait plaisir dans un premier temps, quelque chose d’amer ou de brûlant dans un second temps. Même s’il possède une aile en moins et vole avec hésitation, le papillon n’est pas prudent et il commet des erreurs. À la suite d’une conversation avec un jésuite que j’ai eu comme professeur à Fribourg en 1980, un des rares exégètes qui s’intéresse à l’interface entre le monde biblique et la modernité scientifique (au sens des sciences dites dures), je décide de repartir sur une nouvelle thèse de doctorat en 1994. À quarante ans, pourquoi pas ? La thèse de philosophie a été arrêtée en 1990, en raison des responsabilités familiales et professionnelles.

À la même époque, les salariés de l’entreprise de formation qui nous employait, un organisme public dépendant de l’Éducation Nationale pour ne pas la nommer, ont été en violent conflit avec la direction. Nos contrats étaient renouvelés chaque année, en contradiction avec le code du travail. Les administrations ont des passe-droit. Or les dirigeants, fonctionnaires, ont été pris et complices dans une affaire de corruption et de trafic de matériel informatique. Moyennant quoi, l’entreprise s’est retrouvée au bord de la faillite, et la moitié du personnel a été licenciée. Les responsables, directeur, président et comptable, ont reçu des « blâmes » de l’administration, ce qui n’a pas empêché l’un d’entre eux d’être nommé directeur ailleurs et les autres de conserver leur poste. Preuve que tous les salariés ne sont pas traités de la même façon, selon leur contrat, et que les privilèges n’ont pas tous été abolis le 4 août 1789. Le licenciement a été traité d’une façon indigne, un seul syndicat nous a timidement défendus (la CFDT en l’occurrence), les autres s’étant lâchement défilés, les aides au chômage ont été versées presque huit mois plus tard. Mon épouse et moi n’avions plus que les allocations familiales pour vivre.

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L’Arche de Noé, sous l’oeil de Chagall

Me voici donc à l’Université Catholique de Lyon pour suivre des séminaires préparatoires au doctorat, des cours de philosophie sur Hegel, sur Heidegger, sur la phénoménologie. On y revient, donc, après la parenthèse de six ans dans les entreprises. Cette fois, mon intention était résolue : réaliser un travail interdisciplinaire qui touche à la fois sciences de la nature, philosophie et religion, sur les bases conjuguées de l’intuition d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers évoquée dans l’article précédent, de la sortie des tomes de la Méthode d’Edgar Morin, des théories du chaos et des systèmes, et d’autres lectures dont je ne me rappelle plus les titres et auteurs : l’univers lui-même, et pas seulement le genre humain, est sous l’empire du risque d’effondrement, ce qui interroge les concepts de planification par un être divin ou d’une programmation de la nature. La création n’est pas un système stable, éternel et tranquille sur lequel s’agitent les aventures effervescentes et frivoles des êtres vivants et des états d’âme humains. Entre-temps ma réflexion s’est épaissie de la découverte de la mystique juive, de la critique épistémologique des sciences et de mes expériences du côté de l’écologie et de la conscience de notre Planète en danger. Bien. Du côté biblique, la fluidité de nombre de récits de création et de « décréation », touchant à la fois l’histoire humaine et sa projection sur la cosmologie, devait être un des fils conducteurs : récits de la Genèse, Création du monde et déluge, mer qui s’ouvre et se referme (symbole de la fragilité aléatoire de l’existence), psaumes et passages des livres de la Sagesse. Bref, nous sommes en danger permanent, l’existence est sous le sceau du risque.

Qu’on soit clair, mes choix philosophiques n’abondent pas dans la ligne des concordistes ou de l’Intelligent Design. Bien au contraire, je les conteste avec vigueur. La Bible n’est pas un livre de sciences, encore moins une parabole qui préfigure les théories de l’évolution, sûrement pas le déroulement d’une programmation divine au vu des courants différents qui circulent dans ses livres. En réalité, la théologie catholique a tellement été contaminée, d’une part par les philosophies platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne, d’autre part par le droit romain, qu’elle a greffées sur le fouillis biblique, des représentations divines trop proches des mentalités grecques et latines… qu’elle a ensuite inférées dans sa dogmatique et son catéchisme. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, elle se particularise et perd sa vocation universelle. À Lille, j’avais heureusement suivi des parcours sur la mystique juive dont les axes de réflexion étaient différents de ces influences hellénistiques. Subrepticement, j’avais poursuivi ces derniers axes, sans m’en rendre compte. Le papillon folâtre où il veut et le nectar recueilli est multiple, mais il est souvent inconscient de son vol.

Papillon léopard

Il y a notamment un os que j’avais commencé à ronger sérieusement depuis longtemps… un os que je suis loin d’être le seul à grignoter : la Shoah, Auschwitz. Bon, pardonnez-moi, mais un papillon ne ronge pas les os. Drôle de papillon… Je dois être un papillon léopard (l’écaille-martre, oui, il existe). La découverte de quelques auteurs juifs traitant directement ou indirectement de la Shoah (Jonas, Neher, etc.) a prolongé les méditations héritières de mes parcours sur la spiritualité juive. Comment peut-on encore croire en Dieu, ou au minimum au Dieu présenté par la théologie chrétienne, par les théodicées philosophiques ou par les déismes de l’époque des Lumières ou du Romantisme, après cette abomination ? Faut pas se défiler ! Certaines spiritualités s’en débarrassent à bon compte, et bien des philosophies aussi. Le risque est de chercher à rationaliser l’événement et mon idée de thèse, même si elle évite d’aborder la Shoah (je ne suis pas de tradition juive, et je voudrais éviter les conclusions hâtives), peut prêter le flanc à cette critique. Lors d’une session que j’ai animée à Annecy sur la pensée de Hans Jonas et sur son petit livre sur le concept de Dieu après Auschwitz, une délégation de juifs est venue vérifier que je n’étais pas un révisionniste. Ils sont restés une matinée, puis ils sont partis, rassurés… et moi, embarrassé. Restons sage. Il me faut simplement coller à l’intuition de Prigogine et Stengers sur le risque chaotique du monde, sans extrapolation morale ou politique.

Quatre directeurs de thèse vont se succéder sur six ans et aucun d’entre eux ne prendra ce travail au sérieux. Je suis un mauvais commercial. Nombre d’intuitions futures du lépidosophe s’inspirent de cette nouvelle thèse inachevée, de manière implicite. Il se trouve qu’à la même époque, une place de professeur s’est libérée en Faculté de philosophie de la Catho de Lyon. Elle m’a été proposée directement par la doyenne de la Faculté. Chouette alors ! Revanche sur les mésaventures de Lille ? Ce que je n’ai pas vu venir ou plutôt que j’ai accepté avec une modestie mal placée, ce sont les conditions de travail qui ressemblaient furieusement à celles de Lille : contrat bancal, salaire de misère, éclatement. Je me suis investi à fond, d’une part en acceptant de reprendre immédiatement des cours que je n’avais pas choisi, d’autre part en rejoignant un groupe de conseillers du Recteur, enfin en m’engageant du côté de l’École Supérieure de Commerce de la Catho pour aider à bâtir des plans de formations à l’usage du monde professionnel. J’ai également écrit un livre, suite à une commande, sur un auteur spirituel suisse qui ne m’a jamais été attribué ensuite (un autre a signé à ma place), et des articles pour des revues. Des ponts, des portes, des fenêtres, de l’air, toujours ! Malheureusement l’Archevêque de Lyon a voulu recaser un de ses prêtres et a demandé à la Catho qu’elle lui offre une place de professeur de philosophie. Moyennant quoi, comme sur le petit navire, le sort tombe sur le plus jeune. Mon poste a sauté, alors qu’il n’avait qu’un an d’âge. Que peut-on faire face aux puissants ?

Notre situation, mon épouse et moi, est redevenue précaire. Nous avions quatre enfants, elle avait pris la décision de reprendre le travail, nous étions engagés dans l’achat d’une maison et nous habitions à quatre vingts kilomètres de Lyon. De sombres souvenirs sont revenus : toutes mes formations en théologie catholique dans les années 80 ont été payées de ma poche, j’avais travaillé les week-ends, alors que ma santé était fragile… à la différence de tous ces prêtres et de tous ces religieux pris en charge par leurs diocèses ou leurs communautés. Un prêtre vaut plus qu’un papa avec quatre enfants. J’ai éprouvé une fois de plus la désinvolture avec laquelle nombre de lieux de l’Église Catholique traitent leurs salariés quand ils ne font pas partie du clergé ou quand ils ne sont pas dans la ligne de la doctrine officielle. À cette époque, j’ai pris conscience du fait de ne pas appartenir à une confrérie, un parti ou une corporation, ou de ne pas être « né quelque part », comme le chante Georges Brassens, avec son réseau d’appuis. Bref, le philosophe papillon est un nomade, sans pays. il est seul à voleter ici et là, même si la position peut sembler adéquate à sa propre recherche : l’incertain de la condition humaine et cosmique, ici transférée à l’incertitude d’une situation professionnelle et existentielle. Pour être honnête, le vice-recteur de l’Université m’a défendu et la doyenne a exprimé son impuissance. Elle m’avait prévenu que cet incident (mon éjection par ce prêtre et par l’archevêque) pouvait se produire. Plus tard, le vice-recteur m’a avoué en privé que les étudiants me préféraient, car le saint prêtre qui m’avait remplacé faisait plus du catéchisme que de la philosophie. Maigre consolation. Mais que pouvaient mes défenseurs ?

Bref, retour à une situation semblable à celle de Lille. On va te trouver des enseignements ! Éclatement : multi-enseignant vacataire en plusieurs écoles d’ingénieurs, en Fac de Lettres, en Fac de Philo, au Grand Séminaire de Lyon (une catastrophe !), dans des instituts supérieurs de théologie, dans des écoles d’infirmières et d’assistantes sociales, etc. Une vraie activité de lépidosophe, payée avec des lance-pierres (c’est vrai qu’un papillon est petit et n’a pas de besaces), coupée des différents corps enseignants… Les cours que je proposais étaient tous différents, exigeaient un travail multiplié, étaient dispersés dans la ville de Lyon et ses alentours. J’ai marché des kilomètres avec mes béquilles, les prothèses de l’époque lourdes et blessantes, je me suis déplacé dans des métros et des bus, serré aux heures de pointe, tard le soit, tôt le matin. J’ai désiré me déplacer à vélo, une acrobatie avec une seule jambe, ai subi une chute sur un trottoir dont j’ai encore les séquelles. J’ai préparé les formations sans bureau, seul dans des salles de cours quand j’en trouvais une ouverte, à la bibliothèque (magnifique du reste !), dans des cafés ou assis sur un banc au bord du Rhône.

Cette situation a duré six ans, en raison d’une part de la nécessité de continuer et terminer la thèse, d’autre part de ma paralysie spirituelle mal placée liée à des présupposés religieux catastrophiques : servir l’Église Catholique demande des sacrifices. Mais avec le recul, il me semble que la santé jouait aussi : le fait de se battre chaque jour contre un corps handicapé qui résiste épuise la volonté de vouloir changer. L’empreinte morale selon laquelle la souffrance élève l’esprit, gros mensonge contre lequel intellectuellement je lutte, était inscrite plus gravement que je l’imaginais dans ma caboche. En 2001, le dernier directeur de thèse, lui-même en conflit avec l’Institution, a renvoyé promener le papillon avec une condescendance insupportable… qu’aujourd’hui je comprends mieux en raison de sa propre situation. J’ai commencé à m’éloigner du monde catholique sur la pointe des pieds, avec douleur et amertume. Au même moment, un prêtre intégriste est arrivé dans notre village et a détruit tout ce que la communauté chrétienne avait bâti. Je suis parti enseigner les maths dans un collège de Savoie, puis je me suis effondré en dépression et ai été hospitalisé dans un service psychiatrique à Chambéry… avec les conséquences familiales qu’on imagine.

Deux trois effets sont à ajouter : le premier est que les milieux cathos m’ont considéré comme un malade mental, ce que j’ai appris une huitaine d’années plus tard. Il y avait suspicion sur ma santé nerveuse et psychologique. Je ne le nie pas, mais les événements n’ont pas aidé non plus. Le second est le constat de l’emprise insidieuse des traditionalistes et des intégristes par le biais des jeunes. C’était inquiétant, et je ne m’en suis aperçu, à mes dépens, que plus tard. Cela dit, le phénomène est universel, puisque l’intégrisme musulman a explosé à la même époque, que les fondamentalistes protestants américains ont commencé à prendre des pouvoirs au sein des administrations locales, et que le phénomène de prétendu « retour du religieux » ressemble à un processus réactionnaire des grandes religions face à toutes les formes de la modernité. Réciproquement, du côté des agnostiques et des athées, le scientisme naïf est réapparu. La science expliquera tout et résoudra tout, apportera le bonheur et la liberté, en dépit des avertissements du Vingtième Siècle, depuis l’industrie d’extermination nazie jusqu’aux catastrophes technologiques et écologiques. L’inculture philosophique de nombre de scientifiques spécialisés, en raison des exigences de la recherche et des professions technicisées, s’est déversée sur le monde médiatique et s’est infiltrée dans les consciences. Où est passée la vieille dualité stimulante entre classiques et modernes ? La culture américaine était aussi en train, et continue encore, de tout envahir : cinéma, musique, libéralisme économique, mépris du politique, littérature, médias… pour le meilleur et pour le pire.

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Mon épouse me confie souvent que l’époque où j’ai enseigné la philosophe en Fac et dans les instituts supérieurs fut un temps où j’étais heureux et épanoui. Peut-être. Avec le recul, mon sentiment est partagé. L’expérience de philosophe papillon s’est étoffée et cultivée. J’ai conservé l’objectif des ponts, des portes, des ouvertures, de la communication entre des mondes qui s’ignorent et s’invectivent par non connaissance. Et si le célèbre dicton de Voltaire « mieux vaut avoir affaire à Dieu qu’à ses saints » peut être interprété au premier degré, je reconnais que je n’ai pas abandonné la prière intérieure, méditative et confiante, bien au contraire. La spiritualité doit se détacher des multiples culpabilités qu’elle peut drainer et des fausses vérités qu’elle peut induire : l’idée d’une dualité corps et âme par exemple, l’obsession du salut ou ces assommants appels à la pitié divine. La découverte de la sophrologie quelque temps plus tard va aider et remettre le corps et la sensibilité à leur vraie place : celles du lieu où on agit et où on participe à la passion du monde. Teilhard est toujours caché derrière mon histoire. Dans mon expérience spirituelle, j’ai toujours été plus sensible aux merveilles et surprises de la création qu’aux tremblements face au jugement divin : ces derniers sont facteurs de paralysie et de peur.

Aujourd’hui, le lépidosophe qui relit cette histoire n’a pas de regrets, ou très peu. Les apparents échecs ou désillusions peuvent être des opportunités, soit pour l’avenir, soit pour sa propre méditation, et même pour les deux.

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Retournons au nectar, au contenu de ces années d’enseignement et de formations philosophiques offertes. Globalement, je suis fier de cet ouvrage. Les parcours dans lesquels je me suis le plus investi sont l’histoire de la pensée et un cours que j’ai donné sur l’interface entre hasard, déterminisme et systèmes : vol de papillon.

J’ai offert aussi des formations sur le temps, sur Platon, sur Morin, sur Whitehead, sur Teilhard, sur la philosophie des mathématiques et des sciences fondamentales, sur l’évolution de la cosmologie autour du personnage d’Einstein, sur l’éthique médicale, sur je ne sais quoi encore. Des étudiants bien conventionnels criaient leur indignation et leur révolte dans l’amphi, face aux aphorismes de Nietzsche, et j’ai été amusé de voir apparaître une disjonction entre garçons et filles à propos du penseur de Zarathoustra… les filles prenant sa défense ! Des étudiants scientifiques m’ont rendu des travaux écrits passionnants, alors que pendant les cours, ils ne pipaient pas mot. Inversement, en fac de lettres, ça n’arrêtait pas de papoter. Pendant un séminaire de troisième cycle, j’estimais mon avance sur les étudiants d’une vingtaine de minutes, tant leur vitesse de compréhension, notamment en raison de la présence d’élèves de l’École Normale Supérieure, était vive. D’un autre côté, des jeunes séminaristes secrètement intégristes manifestaient leur désintérêt à la critique philosophique et ainsi sabotaient mes cours. J’ai aussi le souvenir d’une violente crise de calculs rénaux, tandis que je donnais un cours sur l’épistémologie de la physique quantique, qui s’est terminée au service des urgences de l’hôpital de Lyon.

Quand je songe à tous ces contenus, je crois que dans ces années-là, se sont orientés mes principaux axes de recherche. Orientés au sens de l’appropriation des mots, du langage et de leur esprit. Le lépidosophe butine sur un vaste territoire, mais les fleurs et les feuilles de l’écosystème intellectuel sont sélectionnées. Je suis devenu plus hégélien par exemple, mais un Hegel passé à la moulinette des Stengers, Whitehead, Bergson, Morin, Serres, des théories de l’information, du chaos, des catastrophes, de Brillouin à Mandelbrot. Bref, si le réel est rationnel, comme le proclame Herr Professor, eh bien cette rationalité doit y intégrer l’aléatoire, l’incertain, le risque… En gros, à la lumière de Bergson que je lis et relis ces dernières semaines, Hegel m’aide à lire l’histoire de la pensée, de l’art, du politique, du religieux, sous un angle à la fois dramatique et dialectique. La raison est capable de reconstruire les événements, les tensions et les possibles qui ont mené à la réalité phénoménale et qui lui ont permis d’émerger au milieu d’autres. Mais Hegel, Marx, comme du reste tous les futuristes, sont bien incapables de prédire l’avenir et finissent par s’enfermer sur un horizon fermé, parce que l’avenir n’est pas sous l’empire des possibles, mais sous celui de l’incertain, de l’imprévisible et de la créativité. Même Teilhard, d’un certain point de vue, si on oublie la part de réflexion qu’il propose sur l’incertitude de l’Évolution et sur la divinisation des passivités. Par ailleurs, mes intuitions écologiques se sont étoffées, intellectuellement parlant, et la responsabilité des orientations philosophiques sur la crise actuelle m’est apparue plus évidente. Prométhéisme. Par ailleurs, les contradictions que je ressentais entre sciences et religions se sont apaisées, l’attrait vers d’autres espaces de pensée et d’autres traditions s’est élargi.

Le parcours le plus marquant, avec le recul, est celui que j’ai créé sur l’histoire des relations entre le hasard et le déterminisme. Je relis ce parcours avec les yeux de lépidosophe reconnu et apaisé. L’interface entre hasard et déterminisme traverse tous les savoirs, voire toutes les existences et toutes les activités. Un ami cardiologue m’a un jour expliqué que chacun d’entre nous était le produit de trois paramètres : notre nature, notre conditionnement social… et les événements du hasard. Évident ? Le troisième paramètre est souvent omis ou ramené aux deux autres par les rationalistes, alors qu’ils savent que même notre conception est contingente. À quelques dixièmes de seconde près, nous serions quelqu’un d’autre. Alors au Diable ces idées de prédestination, de prédéterminisme, de Destin ou de Providence facile, de programmation divine, cosmique ou « spinoziste »… ou à l’opposé, de mécanisme universel, qu’il soit fondé sur le réductionnisme physique ou sur le matérialisme historique. Je demande pardon à Spinoza. Inversement, tout attribuer au « Hasard » (avec un grand H) est tout aussi loufoque et prétentieux, si on sait ouvrir les yeux et s’émerveiller des formidables systèmes organisés qui s’étalent à notre regard et notre perspicacité. Les sciences mettent en évidence l’inouïe complexité des êtres vivants, les étonnants paradoxes spatio-temporels et énergétiques du monde de la physique, les jeux imprévisibles des évolutions des espèces et des écosystèmes. Si parfois, des penseurs parviennent à quelque synthèse ou quelque reconstruction rationnelle, c’est toujours après coup. Bref, la signification du réel se comprend par l’avenir et l’intégration de l’incertain, plus encore que par la recherche de causes premières, par celle des éléments constitutifs, des nœuds originels, par l’analyse des possibles ou par les fondements élémentaires du langage. Cette recherche est nécessaire, mais pas suffisante. Le delta ou l’estuaire du fleuve qui ouvre sur l’océan est tout aussi illustratif des flux du réel que les sources multiples de la rivière.

Lucrèce

Après avoir travaillé, sans trop de pesanteur cela va de soi, « l’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, les étudiants étaient invités à parcourir l’histoire des rapports entre hasard et déterminisme, sous différentes formes, depuis les récits mythologiques et bibliques, à travers les présocratiques, les atomistes, Platon, Aristote, les stoïciens, Lucrèce, les théologies chrétiennes, les querelles sur la prédestination, l’histoire des sciences (Galilée, Newton, Leibniz, Boltzmann, Maxwell, Einstein, Planck, Bohr, Heisenberg, etc.), jusqu’à aujourd’hui, les théories du chaos et de l’information. Des tours dans la philosophie rationaliste, matérialiste ou spiritualiste, complétaient par teintes (car le philosophe papillon ne sait pas approfondir) les aléas de ces routes. Quand je songe à ce travail, je me rends compte à quel point les idées de chemin, de marche en avant, d’errance aussi, sont inscrites dans mes tripes. Et par conséquent, un esprit d’émerveillement ou d’étonnement… non sans quelques bouffées d’angoisse dans les lieux troubles. Les deux ne s’excluent pas. Naturellement, ai-je précisé, le papillon n’a pas fouillé tous ces terrains, n’a pas exploré toutes les pistes, religieuses, philosophiques, scientifiques, artistiques. S’il avait été papillon araignée, il aurait tissé une toile de fils ténus qui relient entre eux fleurs butinées et branchages noués.

Les multiples fils expliquent pourquoi la dialectique est supérieure à la logique rationaliste, et a fortiori la logique formelle. Dès qu’un rationaliste prétend saisir tous les enchaînements démonstratifs ou relier toutes les expériences du réel, dès qu’il croit posséder la pierre philosophale, il se heurte aux incertitudes des fondements, aux tromperies des potentialités, aux catégories du langage… et surtout à l’imprévisible, à cet événement inattendu qui transforme la cinématique en dynamique, qui fait basculer du rationnel au réel. Quand Karl Popper explique qu’un savoir est scientifique quand il est réfutable, il reprend la même idée : c’est la possibilité d’une contestation, d’une antithèse, qui fait d’une représentation une science, au sens vrai du terme. La qualité d’une vraie science se situe autant, voire plus, dans les questions qu’elle ouvre que dans les réponses qu’elle propose. Sauf dans des domaines simples. Quel que soit le savoir, à partir d’un certain degré de complexité et dès qu’on interroge la question du sens, ce ne sont pas les réponses qui importent, ce sont les questions oubliées ou laissées de côté qui prennent le relais.

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Au coeur de l’enfer de Dante, il y a ceux qui ont trahi l’amitié (Botticelli : l’enfer)

Il n’a pas été possible de mener à bout l’entreprise de formalisation. La fragilité de la santé, les circonstances économiques et sociales de ma situation professionnelle, la solitude et, avouons-le une fois de plus, la désillusion à l’égard des intellectuels cathos (je n’en ai pas rencontrés à la hauteur de mon vol turbulent de lépidosophe, soit ils planaient trop haut, soit ils restaient dans le giron confortable des certitudes ecclésiales), les exigences domestiques (quatre enfants à faire grandir), ont malmené, puis épuisé le désir de poursuivre. Ou peut-être le vol était-il trop proche de lumières ou de flammes qui brûlent les ailes ? Dans les lignes qui précédaient, j’ai écrit que je suis parti dans l’enseignement secondaire, puis tombé en dépression en 2002. Aujourd’hui, j’estime que ces années lyonnaises ont représenté le maximum de mes capacités. Le lépidosophe s’y est brûlé les ailes. Depuis, il redescend doucement la pente en vol plané. Je serai incapable de reprendre un tel rythme dans un tel contexte. La chance, le rebond comme on dit, est venue d’une formation de huit mois en informatique, offert dans le cadre encourageant du chômage aidé, puis de l’apparition, de relations en relations, de véritables amitiés.

Suite : papillon de nuit…


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Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (4)

CONTENU : butinages.

Un lépidosophe, comme son maître et conseiller papillon, vole où il veut, butine quand il veut et comme il veut… ou comme il le peut. Mais comme tout insecte ailé fragile, il est soumis aux aléas de l’environnement, à l’atmosphère humide ou sèche, aux prédateurs et aux vents. Souvent des zéphyrs et des brises légères, parfois des bourrasques et des orages. La vie du papillon, philosophe ou non, est brève et frêle aux regard de toutes les échelles d’espace, de temps, d’histoires et d’écosystèmes. La probabilité de la tempête est faible. Cela peut arriver : il est alors entraîné dans des turbulences et, à la différence des insectes qui savent se regrouper et s’abriter, il est balayé comme un fêtu de paille. Cela n’a pas été le cas du lépidosophe qui écrit ces lignes. Il n’a pas connu d’ouragans, sinon quelques courants d’air, à l’exception du temps où, encore chenille, il a failli mourir de maladie. Des ailes et des pattes, il en reste encore pour voltiger.

Oui, au fait, que s’est-il passé entre 1971 et 1988 sur la Planète Terre et dans notre petite France (qui représente moins de 1% de la population mondiale, rappelons-le) ? En France, pas grand chose dans mon souvenir, au sens d’absence de tempêtes : agitations gauchistes post-soixante-huitardes dans les facs, ancrage du féminisme dans les lois et de plus en plus dans les faits, élection de François Mitterrand en 1981, luttes sociales diverses. Quand j’écris « pas grand chose », je parle des événements politiques, sociaux et culturels qui m’auraient touché directement. Le plus important, en ce qui me concerne, est la loi de Giscard d’Estaing de 1975 en faveur des handicapés qui m’a donné une certaine autonomie économique. Sinon, j’ai participé à quelques manifs étudiantes (en fac) et sociales (Solidarnosc par exemple). Entre 1971 et 1975, j’étais trop malade et ego-centré pour pouvoir être touché par l’agitation du monde. Deux exemples : les attentats lors des JO de Munich en 1972, le choc pétrolier ou les premiers films blockbuster (Le Parrain, les Dents de la Mer, etc.), je n’ai jamais été au courant. Il me semble qu’ensuite, le plus significatif des mouvements de fond que j’ai vu surgir et que j’ai pris au sérieux, a été l’explosion des médias : multiplication des chaînes de télévision, libération des radios, minitel plus tard… Dans les années 83-84, sont apparus les premiers ordinateurs personnels et j’ai le souvenir d’un vendeur d’Apple Two, dans ces années-là, à Lille, m’affirmant que ce genre de gadget n’avait pas grand avenir et était réservé à quelques professionnels. Or j’ai très vite été équipé, puis informé,.. très vite aussi dépassé tantôt par la droite (les technocrates), tantôt par la gauche (les étudiants), ce qui a motivé le désir de m’accrocher. Quand en 1996, est apparu internet, j’ai été un des premiers à créer un site et à apparaître sur les moteurs de recherche qui ne s’appelaient pas encore Google.

Tchernobyl 1986

Et les événements mondiaux, donc ? J’ai évoqué les événements du Moyen Orient, la fin du pétrole bon marché et le soulèvement polonais, prélude à la future fin de la Guerre Froide, mais j’ignore si nos jeunes se rendraient compte qu’à l’époque, l’horizon médiatique restait globalement très franco-français et un chouïa européen. Les États-Unis étaient loin d’être aussi envahissants, le monde de l’Est et l’Union Soviétique apparaissaient comme des sortes de grosses boules lointaines, sombres et froides, et ne parlons pas des mondes sud-américains, hispaniques, arabes, africains et extrême-orientaux. La Guerre Froide était encore active et depuis l’enfance, j’avais vécu dans cette inquiétante et angoissante schizophrénie mondiale. Si je ferme les yeux, il me semble que les événements mondiaux qui m’ont le plus marqué sont la Guerre des Malouines (sur laquelle je m’étais informé, lors d’une explication auprès de parents plus jeunes) et l’Accident nucléaire de Tchernobyl, parce qu’un de mes proches qui travaillait dans une centrale en Belgique possédait un document privé qui donnait des informations différentes des officielles. Cela dit, les deux années à Fribourg entre 1978 et 1980, la fréquentation des jésuites, des voyages au Canada et en Afrique de l’Ouest dans les années 80 ont ancré en moi cette conscience mondiale à laquelle Teilhard de Chardin m’avait sensibilisé. N’allons pas croire que l’histoire du Monde m’a laissé indifférent et que je n’avais pas de conscience politique à l’époque, bien au contraire. J’ai rompu avec les idées dominantes de mon milieu familial et mes amis. Mais physiquement, je n’étais pas touché, à la différence par exemple des rapatriés d’Afrique du Nord ou des immigrés d’Asie du Sud-Est que j’ai croisés çà et là. Certains de mes proches ont été pris au piège, par exemple par la Guerre entre grecs et turcs à propos de Chypre, ou le coup d’État du Capitaine Sankara au Burkina Faso (Haute-Volta à l’époque) -assassiné quelques années plus tard, après avoir voulu créer une nation plus juste-. De plus, notre père ayant été officier dans l’Armée de l’Air, il était difficile d’être indifférent aux agitations de la Planète. Mais nous n’avons jamais été menacés, il faut le rappeler. La France est, territorialement parlant j’entends, une nation tranquille à l’échelle de l’Histoire et de la Planète. Le papillon est donc resté à butiner dans des risées calmes.

*

Donc en 1988, la chrysalide a continué à se métamorphoser, puis elle s’est échappée. Sans doute, de nombreuses dépouilles sont restées collées. Puisqu’il était compliqué de s’établir dans l’espace intellectuel des universités et des écoles supérieures, cathos ou laïques, je suis parti vers le monde des entreprises. Oh, pas n’importe comment ! Sous l’angle de la formation et à l’occasion, du conseil. J’avais déjà travaillé à l’Aérospatiale en 77-78, premier plongeon dans la haute technologie. Les formations données dans des écoles d’ingénieurs, et indirectement la situation de vacataire CNRS, ont permis d’entrevoir et de goûter l’interface entre les intellectuels et les entreprises. Là maintenant, comme consultant, en indépendant d’abord, en contrat salarié (un peu bancal, comme d’habitude) ensuite. j’ai pu travailler dans des grandes entreprises, Merlin-Gérin devenue Schneider Electric, Elf Atochem devenue Arkhema Chemistry, Péchiney, EDF, la SNCF, etc. et dans plusieurs PME. Les plus longs contrats ont dépassé plusieurs années. Avec le recul, ce fut un temps difficile, mais enthousiasmant, les soucis ne venant pas des entreprises, mais plutôt des sociétés qui m’ont fait travailler.

Ce fut l’époque où les financiers ont commencé à prendre le pouvoir dans le monde industriel.

Et le lépidosophe là-dedans ? Les doutes s’étaient déjà fortement insinués dans ma caboche de philosophe chrysalide, doute méthodologique et métaphysique naturellement (je reste de culture scientifique), doute existentiel, celui qui interpelle les certitudes faciles qui ont été inscrites depuis l’enfance, les études et l’influence sociale. À la différence de Descartes qui doutait en se réchauffant auprès de son poêle ou de Jean-de-la-Croix méditant dans son Carmel la nuit des sens et de l’esprit, ce sont les simples confrontations avec la modernité (boulot) et avec la vie quotidienne (famille, enfants) qui ont nourri le doute. Petite parenthèse : la nuit des sens est la perte de plaisir sensible dans la quête de vérité, et la nuit de l’esprit est la perturbation, via des troubles de mémoire, de l’intellect et de la volonté (et par grâce spéciale, estime le grand espagnol), des certitudes théologales. Le doute est à la fois une source d’anxiété, un défi à soi-même et une dynamique. Il creuse le désir de chercher. La vie humaine, la vraie j’entends, celle qui revendique le droit à plus d’existence, plus de vérité et plus de conscience de soi, ne s’alimente que si elle est en interaction (voire l’inter-passion, pardon pour le néologisme) avec l’altérité, avec ce qui n’est pas soi. Le réel est une dynamique et non une statique ou une cinématique (qui n’est jamais qu’un équilibre apparent d’actions de forces et de puissances). Le confort n’est utile que pour relire le trajet parcouru, et il est nuisible s’il se réfugie dans des idées qu’on croit vraies. Whitehead m’a fait découvrir que le monde des idées n’est jamais qu’un ensemble d’objets éternels perdus dans l’espace des possibilités et des virtualités… Et qui dit éternel, dit disparition de l’espace, disparition du dynamisme du temps créateur et donc absence de réel. Son efficience est dans le service de la parole, du combat et de la fécondation de la vie.

Le contact avec le monde des entreprises a levé beaucoup de peurs et de chimères, dues aux fausses images transmises à la fois par les médias, par l’Éducation Nationale, par les intellectuels et les philosophes d’université, par le monde religieux. Pour anecdote, dix ans auparavant, alors que j’allais entrer à l’Aérospatiale, une très sainte religieuse (que j’aimais beaucoup) m’avait regardé dans les yeux avec inquiétude et expliqué : « vous allez entrer dans un monde athée. Soyez prudent ! » En gros, méfiez-vous. Ce genre de suspicion m’a immunisé contre les a priori, et stimulé dans ma quête d’expériences variées, de butinages. Plusieurs proches de la famille étaient ingénieurs ou chercheurs. La remarque de la religieuse ne risquait pas de menacer ma vision. Mais elle était significative de ces mondes qui s’ignorent.

Parmi les présupposés qui ont explosé, il y a celui de la condition ouvrière. Les ouvriers des grandes entreprises où je suis intervenu n’avaient pas grand chose à voir avec le prolétariat décrit par les marxistes ou les socialistes romantiques post Zola ou Hugo. Dans l’ensemble, ils étaient mieux payés que moi, avaient de solides contrats de travail et étaient bien protégés par le droit, par les représentants du personnel et les syndicats. Tant mieux, c’est le produit d’une lutte. Certains avaient leur bateau, d’autres leurs chalets de montagne et leur piscine. Lors de la Finale entre l’Olympique de Marseille et l’AC Milan, l’un d’entre eux, fondeur de phosphore, m’a invité dans son chalet qui dominait toute la vallée de la Maurienne. Il était équipé de fauteuils et de canapés confortables face à une grande télévision dernier cri avec équipement hifi et radio, sorte de home cinéma avant l’heure. Dehors la piscine et le jardin donnaient sur la montagne. De gros doutes sont apparus sur certains discours politiques, dits de gauche, qui fonctionnaient à l’intérieur de nostalgies du début du siècle, celles des grands mouvements sociaux libérateurs. J’ai mesuré le faux progrès : celui qui ne fait jamais que désirer actualiser des possibilités anachroniques d’une autre époque, sans se remettre en question. Le vrai prolétariat existait et existe encore de plus en plus : les chômeurs qui n’ont pas de représentation politique (j’en ai formé des centaines) ; des petites PME en sous-traitance qui trimaient dans les sales boulots de nettoyage, de réparation, de manutention, avec des petits patrons autoritaires qui bouclaient leurs fins de mois je ne sais comment, et qui employaient du personnel étranger ou marginal.

N’ayant fréquenté que des milieux industriels, je ne pourrais pas extrapoler dans les secteurs tertiaires ou dans le monde agricole. J’ai appris à aimer ce monde industriel et même aujourd’hui, j’ai encore un peu de mélancolie quand j’y songe. C’est le lieu où il m’a semblé être le plus heureux (ou en tout cas le plus consistant) de ma carrière professionnelle, et à chaque fois que, plus tard, j’ai eu l’occasion d’u retourner, une bouffée de chaleur humaine m’a enveloppé. Et puis, si on regarde à l’échelle de l’Histoire, économique ou non, l’industrie de la haute technologie apporte quelque-chose d’inédit. Je l’ai ressenti surtout à l’Aérospatiale et sous une autre forme, chez Elf : la capacité de coordonner des dizaines de milliers de personnes pour la réalisation d’un produit technologique ou une chaîne de production à l’échelle internationale, de telle sorte que chaque professionnel soit créatif dans son ouvrage : que ce soit un dessinateur industriel, un spécialiste d’usinage chimique, un mathématicien-chercheur dans sa R&D, un technicien qui étudie les collages, un ingénieur qui rassemble les divers savoirs, etc. Tout un monde pour produire, par exemple, un avion ou la fusée Ariane. L’idée d’une spécialisation technologique semble-t-il contredire mon appel lépidosophique à plus d’interdisciplinarité et de systémique ? Oui et non. Le vieux taylorisme semble avoir disparu de nos horizons occidentaux, à quelques îlots près. La plupart des techniciens que j’ai croisés avaient développé un savoir propre difficilement communicable par simple rationalité, et les chefs ou les cadres étaient contraints de faire confiance au professionnalisme et à l’expérience de leurs équipes. J’ai de multiples exemples : cet agent de maîtrise qui a développé, seul, une technique d’usinage chimique de grandes plaques métalliques ; ce chimiste, engagé comme simple laborantin, qui a synthétisé une molécule rare et chère pour l’industrie pharmaceutique ; cet ouvrier de la SNCF qui était capable d’un simple coup d’œil de repérer la déformation ou la dissymétrie de rails, etc. Personne ne peut les remplacer… du moins, idéalement parlant, car j’ai vu comment des licenciements ou même simplement du manque de communication ont dissipé dans le brouillard bien des savoirs pratiques et théoriques. Cela dit, quand on entre dans un atelier de tournage ou de chaudronnerie au service de la fabrication d’un Airbus, ou quand on erre dans une usine où ronronnent des réacteurs ou des colonnes de distillation, on a le sentiment de participer librement et concrètement à quelque chose de plus vaste que soi.

Lors d’une formation de plusieurs mois dans une PME de fabrique de meubles, j’ai invité, avec le soutien de la direction, tous ceux que j’avais formés, à se déplacer pour connaître et suivre la chaîne de fabrication depuis la coupe du bois par les bûcherons ou l’importation de bois exotiques… jusqu’à la vente des meubles dans les magasins spécialisés, en passant par la scierie, les traitements de surface, les concepteurs, etc. Les Oh ! et les Ah ! fusaient, les ouvriers et agents de maîtrise étaient fiers de leur participation à la vie de l’entreprise et plus encore, je crois, à leur propre production. La même expérience a été vécue à l’occasion de la formation du personnel d’une usine qui venait de fermer et qui était recasé dans deux autres usines du groupe. Toujours cet étonnement, une fois passée la douleur de la fermeture de l’usine. Dans l’industrie, j’ai rencontré des personnes qui aimaient leur boîte… qui la critiquaient aussi, bien sûr, mais sous une forme plus constructive que dans des milieux intellectuels.

infini...

Certes, j’idéalise un peu, c’est le regard du philosophe papillon. Que personne ne soit naïf. De plus, pas un instant dans les lignes qui précèdent, je n’interroge la finalité de toute cette activité industrieuse. Dans un atelier de fabrication de missiles, alors que je demandais ce qu’il penserait s’il apprenait que ce bel ouvrage avait détruit des maisons ou un hôpital, un ouvrier m’avait répondu que ce n’était pas son souci. Ben oui ! Naïveté ! La question de la finalité est d’abord globale, politique et existentielle. Patience, j’y reviens. Pour l’instant, je découvre la multitude d’existences personnelles et professionnelles qui travaillent, qui luttent, qui créent, qui interagissent et qui, en fin de compte, se réalisent humainement. La vision mécanique que j’ai critiquée n’a pas que des inconvénients, même si le philosophe doit savoir où, comment et quand la circonscrire dans son espace, et savoir quelle est sa signification. Là est toute la contradiction de l’aventure humaine : les multiples axes parallèles, les pôles opposés ou contradictoires, existent, ne sont pas solvables dans un bain d’idées, et doivent au minimum dialoguer et se confronter. Cela ne se fera pas uniquement par la recherche d’un minimum commun, mais par celui d’un maximum créatif. J’appelle cela l’infini actuel. Les parallèles, dit-on, se rencontrent à l’infini (dans un espace euclidien), et c’est la créativité qui rend cet infini actuel et non potentiel. Elle courbe l’espace et le temps. L’union différencie, écrivait Teilhard, et réciproquement, la rencontre des différences (peut) crée(r) de l’unité. Par fécondation, par création. L’unité du vivant n’est pas celle de l’accord universel abstrait, mais, par analogie, elle plus plutôt celle d’un organisme, celle d’un corps, celle d’un écosystème qui croît ou qui en féconde d’autres, où chaque fonction réalise en même temps pleinement sa propre nature. L’unité potentielle est complexe, c’est-à-dire tissée de fils, de coloris, de nœuds, de figures infiniment variées… Bon, je sais je sais, c’est pas gagné !

*

Cette époque, entre 1988 et 1995, fut celle de quelques engagements politiques. En 1986, s’est produit l’accident nucléaire de Tchernobyl, et en 1988, les mensonges de nos élites et de nombre de médias autour de l’événement ukrainien ont commencé à se désagréger. C’est ainsi que je me suis retrouvé quelque temps président d’une association écolo assez subversive -avec beaucoup de plaisir !-, qui, en plus de dénoncer ou de sensibiliser les consciences politiques, agissait pour soutenir de nouvelles pratiques : tri des déchets, nouvelles énergies, gestion et filtrage de l’eau, information sur la qualité de la nourriture, etc. Certains membres de notre association sont devenus des militants et même des responsables politiques locaux. Moi même, je me suis retrouvé conseiller municipal, activité dans laquelle j’avoue n’avoir jamais été très à l’aise. On n’immobilise pas facilement un papillon. J’ai mesuré le décalage entre ceux qui avaient un vrai souci du bien commun et ceux qui faisaient de la politique pour leur petite chapelle privée. J’ai vu aussi comment certains acteurs essaient et parviennent même à corrompre ou tromper certains responsables politiques, parfois avec complaisance de l’intéressé, mais aussi et plus fréquemment à son insu. Par manque d’information le plus souvent. J’ai aussi subi l’impact des petits potentats locaux qui savaient tout sur tout, alors qu’ils n’avaient rien étudié, qui contrôlait presque toute la vie politique du coin, alors qu’ils ne consultaient que leurs courtisans. J’ai aussi rencontré des responsables politiques corrects, à droite comme à gauche, hommes et femmes que j’ai admirés. Globalement cela aide à respecter la fonction politique et à prendre des distances avec le génie typiquement français qui consiste à critiquer ou se moquer des responsables politiques… sans les connaître.

Ma sensibilité, conjuguée avec mes expériences, mes rencontres et voyages et les aléas du vol, était proche des milieux altermondialistes et écologiques. Idées du Club de Rome, Agenda 21, Rio et Johannesburg, Développement Durable, commençaient à s’infiltrer par capillarité dans les mentalités. Mes lectures précédentes, la découverte d’auteurs comme Hans Jonas par exemple, non seulement dans son Principe Responsabilité, mais plus encore dans sa philosophie de la Vie, m’ont alerté sur les racines philosophiques et culturelles de la crise écologique. C’est vrai, je lisais beaucoup moins. Vie de famille et exigences professionnelles occupaient le temps, et il fallait ajouter une santé fragile et le handicap. À cette époque, les « écolos » étaient moqués par les gens sérieux et adultes, c’est-à-dire par les économistes et par les courants post-marxistes. Toutefois, il y avait, dans les mouvements écologiques, de grosses ambiguïtés qui m’ont interdit de me fixer (du miel, oui, de la colle, non). Le travail philosophique et l’expérience vécue dans les entreprises m’ont fait penser l’écologie comme une nécessité et une intégration post-industrielles, et non comme un retour à la nature, un repli vers un âge mythique. Il y a eu des débats houleux, au sein de l’association, entre des écolos qui condamnaient l’industrie en bloc, l’agriculture en bloc, les multiples activités modernes, au nom d’un mirage naturaliste. Non, une véritable écologie ne naîtra que si les industriels, les agriculteurs, les politiques, les financiers, les acteurs sociaux, pharmaceutiques et médicaux, les intellectuels et pourquoi pas, les artistes et comédiens, s’y mettent tous ensemble pour que leur activité devienne ferment et culture d’une Terre et terre habitables. Les grandes Institutions internationales proposent des axes. On peut en débattre.

Une anecdote vécue m’a permis de mesurer la distance entre cette écologie romantique pure et dure de retour à la nature, et une écologie dynamique qu’on pourrait appeler « de bifurcation économique et industrielle », pour reprendre le vocabulaire de Prigogine et Stengers, ou celui de Whitehead. Je travaillais dans une usine chimique, lorsqu’un accident a eu lieu : un wagon de produits dangereux s’était renversé non loin d’une grande ville. Je passe les détails. Des associations écologiques (de tendance dure) et des profs de l’Éducation Nationale ont poussé de hauts cris, des journalistes sont venus photographier en catimini, puis publier des images d’un vieux wagon pourri et abandonné dans l’usine concernée, qui n’avait rien de comparable avec celui qui avait déraillé. D’un autre côté, ingénieurs et chimistes qui, quotidiennement étaient confrontés aux risques de sécurité et de pollution industrielle, se démenaient pour trouver une solution fiable et résoudre le problème. Notamment s’arranger pour redresser, puis déplacer le wagon dans une gare d’un autre département où on pourrait diminuer calmement et faire disparaître le risque… ce qui a fait immédiatement hurler les élus de l’autre département en question. À cette époque, on ne parlait pas de « parties prenantes », où tous les acteurs engagés de près ou de loin sont invités à collaborer. Toujours le pouvoir des experts contre les citoyens ! La distance entre ces mondes était flagrante. Étant à la fois militantes (tièdes je l’avoue) écologiques, et actrices du côté industriel, les ailes motrices du papillon (les frémissements lépidosophiques), ont été malmenées. La conviction selon laquelle il importe de construire des ponts et de percer des murs est aussi passée par ce genre de petit incident.

*

Côté santé, les dernières crises de RCH ont eu lieu dans ces années-là. Dernières hospitalisations de quelques semaines, en 1993, d’après mon épouse, mais ni convalescence, ni rééducation. Chouette. Par ailleurs, les capacités des prothèses ont commencé à progresser. J’ai dû mettre la main à la poche pour acheter quelques améliorations pour la marche. Je faisais du vélo, de la natation, de la plongée et quelques escalades simples dans les montagnes de Savoie. La famille, les enfants, fortifiaient ma perception de la vie bien au-delà des délires intellectuels. Le papillon reste fragile. J’ai petit à petit arrêté les traitements corticoïdes que je prenais depuis plus de vingt ans. Mais, comme si le corps exprimait le besoin de se débattre pour retrouver un équilibre en basculant d’un autre côté, d’autres affections sont apparues. La pire est l’attaque de panique. C’est un syndrome que je ne souhaite à personne, même à mon pire ennemi. Sueurs froides incompréhensibles, puis pensées folles d’une rapidité incontrôlable (très difficile à expliquer), terreur globale sans objet, sensations de mort prochaine… saisissent tout l’être. L’attaque de panique dure, chez moi, trois quarts d’heure et elle finit par se calmer. Une à plusieurs fois par mois. Elle survient n’importe quand, la nuit le plus souvent, mais le jour aussi. Difficile à décrire, même maintenant sous cette plume. Elles ont continué jusqu’en 2006, et je suis parvenu à les contrôler grâce à la pratique de la sophrologie, grâce à une surveillance médicale du sommeil et grâce aussi, je dois bien l’avouer, à la prière.

Du point de vue lépidosophique, cette nouvelle affection a renforcé l’idée d’une cohérence organique de l’ensemble de la personne humaine… et envoyé promener définitivement les vieilleries des anthropologies qui circulent dans les milieux spirituels et religieux, voire philosophiques (l’âme, le corps, l’esprit, abstractions substantialistes qui n’ont rien à voir avec le réel). Freud parle des trois humiliations de l’histoire humaine. La première est la découverte que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, découverte de Copernic, Képler, Galilée et que les progrès de l’Astronomie ne font qu’amplifier. La seconde est celle du fait que l’humanité est l’un des produits d’une évolution naturelle multiple, depuis Lamarck, Darwin, Wallace et cie. Mes études en épistémologie et histoire des sciences, et la spiritualité teilhardienne ont permis une digestion tranquille de ces deux humiliations. La troisième humiliation est la prise de conscience que l’homme n’est pas maître chez lui, qu’il existe un inconscient autonome qui s’amuse souvent de nos apparentes lucidités.

Papillon posé sur ma main

C’est cette dernière humiliation que j’ai expérimentée à travers les attaques de panique. Tout cela doit être pris au sérieux. Edgar Morin ajoute une quatrième humiliation : celle selon laquelle la structure du langage et celle de la logique occidentale ne sont pas universelles, et ne sont peut-être même pas fondamentales. Récemment, j’entendais une émission sur France Culture qui proposait l’idée que la quatrième humiliation était le dépassement de l’homme par la machine, notamment par la robotique. Allusion au transhumanisme, peut-être, à une réalité domestique et industrielle qui s’infiltre, sans doute. Face aux humiliations conjuguées aux trois infinis teilhardiens et à la contingence des aléas et tourbillons de l’histoire et des existences individuelles, l’ego en prend un coup. L’ego personnel et l’ego anthropocentrique des penseurs. Parfois, je lis ces prises de conscience de la contingence humaine dans le cadre de la nuit des sens et celle de l’esprit, ramenées à l’aventure humaine globale et à l’histoire de la pensée. On pourrait gloser à perte de vue sur ce point, surtout quand on voit le prétendu retour du religieux qui m’apparaît, dans la majorité des cas (pas toujours !), comme un réflexe égocentrique.

Où est la sortie ? Y a-t-il une sortie ? J’ai des idées là-dessus, et j’essaierai de les partager, avec la faiblesse des papillons philosophes. En 1995, on m’a proposé une place de philosophe à l’Université Catholique de Lyon. Nouvelle aventure… de lépidosophe affranchi.

Suite : un papillon ne doit pas s’approcher du feu…

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Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (3)

CONTENU : chrysalide dans le vent.

L’exercice consiste, en bon papillon, à expliquer comment un livre lu il y a plus de trente-cinq ans a orienté et diversifié le butinage de ma réflexion et certainement mes choix de vie, professionnels, politiques et intellectuels, sans l’avoir sous la main. J’écris sur la terrasse de notre maison, et la paresse m’empêche d’aller le rechercher dans la bibliothèque où il ne reste pourtant plus beaucoup de livres -j’en ai distribué des centaines autour de moi, après le pèlerinage vers Santiago de Compostela-. D’autres livres m’ont marqué, mais à l’instant où j’écris et plus largement depuis plusieurs années, je m’interroge pour savoir quand est né le germe intellectuel du lépidosophe. Auparavant, dans les années 70 à 80, mon aspiration se concentrait sur la possibilité d’approfondir l’enthousiasmante vie spirituelle découverte à la suite de mes années de maladie… D’où le désir d’étudier la théologie, librement, indépendamment le plus possible de toute emprise institutionnelle d’une église. Heureusement, cette démarche était possible à l’époque, avant le retour en arrière clérical et traditionaliste, voire intégriste, de ces trois dernières décennies dans l’espace catholique. Durant deux années entre 1978 et 1980, j’ai vécu une sorte d’ensorcellement intellectuel dû à deux magies parallèles : l’une fut la découverte du monde biblique, de ses arcanes et de sa dynamique, l’autre celle de la philosophie et de l’esprit critique, dans un lieu, Fribourg, où tout était vécu à la fois en interface avec le monde contemporain et des personnes venues de toute la Planète (Afrique, Amérique latine, Amérique du Nord, Chine, Europe… et même celle de l’Est, puisque j’avais une amie polonaise, nièce du Général Jaruzelski… dont elle ne partageait pas du tout les idées et les actes).

Retour au livre. J’ai le souvenir de l’avoir déposé sur ma table de nuit, lors d’une retraite spirituelle dans un monastère au fond des Ardennes belges. Un de mes amis jésuites, un de ceux qui étaient persuadés de ma vocation intellectuelle, s’est présenté à la porte de ma chambre. Il est entré, a aperçu le titre du livre, s’est émerveillé en criant « La Nouvelle Alliance ! ». Je lui ai alors expliqué que le titre ne signifiait pas qu’il s’agissait d’un livre de théologie biblique ou de spiritualité, mais d’un ouvrage d’histoire et de philosophie des sciences écrit par deux scientifiques agnostiques. L’anecdote est plus importante qu’on ne croit, puisque je n’ai jamais éprouvé de difficulté morale à lire des écrits d’agnostiques ou d’athées durant une retraite spirituelle. Peu de temps après, alors que je passais le week-end dans une communauté charismatique catholique -classée aujourd’hui parmi les sectes, suite à des scandales de pédophilie et de manipulation mentale-, plusieurs membres m’ont apostrophé avec vigueur parce que je lisais « Le Nouvel Esprit Scientifique » de Gaston Bachelard. « C’est un livre du Diable », s’était même écriée une jeune dame, tout-à-fait charmante par ailleurs. Il n’est pas sûr que le Diable soit là où certains l’imaginent. Note pour ceux qui s’inquiètent : je venais dans cette communauté sectaire non par conviction, mais parce que j’y avais un ami et qu’il y avait un piano à queue sur lequel je pouvais jouer tranquillement pendant des heures. Et puis, avouons-le, une secte est un lieu très confortable quand on y est invité : plein de personnes s’occupent du quotidien et comme handicapé, j’avais droit à de nombreux égards. J’y suis allé trois ou quatre fois. De plus, j’étais très religieux à l’époque, non sans discernement toutefois (il faut me croire) et j’estimais que rien de ce qui apparaissait sur cette Planète n’était étranger à la montée de l’Esprit. Aujourd’hui, je suis plus réservé, ayant intégré le « nécessaire » combat de l’Esprit pour arriver à son actualisation. Hegel d’une part, une méditation plus épaisse de la Bible d’autre part, le regard sur les douleurs du monde enfin, sont passés par là. J’insiste sur « nécessaire » : le combat n’est pas accessoire, périphérique ou arbitraire dans la genèse de l’Esprit. D’ailleurs le Christianisme lui-même repose sur un chemin de croix, l’aventure biblique progresse par des luttes permanentes contre soi-même et contre des obstacles externes. Bref l’expérience spirituelle n’est pas une belle fusion harmonique du beau, du bien et du bon, ni une montée lumineuse vers une sagesse indifférente.

Mon ami jésuite, lui, n’a pas réagi à la manière des charismatiques. D’ailleurs, quand je lui ai plus tard parlé de la mésaventure de Bachelard, il avait éclaté de rire. Les fils d’Ignace de Loyola sont curieux et enthousiastes dès qu’il s’agit de nouveauté. Bref, tout cela est beaucoup plus compliqué. La lutte, mais aussi la fécondation des contraires, appartiennent à une forme d’harmonie qui dépasse à la fois nos entendements, nos raisons et nos expériences. Mais alors, et là je rejoins les magnifiques « Méditations Métaphysiques » de Descartes, l’harmonie éventuelle du réel doit intégrer en son sein un infini actuel… et non être illusionnée par l’espoir d’intégrer un monde clos, achevé, d’accéder à un horizon temporel utopique ou de s’effondrer dans une finitude absurde. Ce ne sont pas les mots de Descartes lui-même, mais son esprit certainement. L’infini actuel, et non seulement l’infini potentiel : voici un des paradigmes cachés de l’ensemble de mes cogitations.

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Bien. Revenons à « La Nouvelle Alliance ». L’essai est écrit à deux, par une femme et par un homme. Ce fait est déjà remarquable. Collaboration et conjugaison. De grands traités philosophiques ont été rédigés en commun, mais ce sont très souvent des juxtapositions d’idées ou une coopération entre hommes, entre mecs, j’entends. Les femmes philosophes sont rares, ou ont été méconnues. Isabelle Stengers est à la fois chimiste et philosophe, à Bruxelles. Depuis « La Nouvelle Alliance », elle a fait son chemin et je regrette qu’elle ne soit pas plus connue alors que sa réflexion et son activité sont notables. Cela dit, je l’ai complètement perdue de vue au-delà des années 90. Sauf en 2003, où j’ai eu la chance d’écrire un livre sur le temps et le développement soutenable, en collaboration indirecte avec elle. Ilya Prigogine est physicien et chimiste et il a obtenu le Prix Nobel de Chimie pour ses recherches sur les « structures dissipatives ». Oh, c’est quoi ce gros mot ? Il s’agit de l’apparition spontanée de structures ordonnées au sein d’un flux chaotique ou d’une agitation turbulente. Ce serait un peu long à développer ici, mais le lecteur s’apercevra que l’idée d’apparition de nouveautés au sein des turbulences est un de mes axes de recherche.

Les deux écrivains interrogent la vision de Jacques Monod : l’homme et plus largement la biosphère seraient de purs produits du hasard dans un monde glacé. Un tzigane égaré, selon ses propres mots. Monod est l’héritier de la vision mécaniste des Dix-Septième et Dix-Huitième Siècles selon laquelle toutes les réalités de la nature peuvent être ramenées à des lois déterministes universelles et intégrables appliquées à des systèmes qu’on peut décomposer en éléments simples. Les systèmes organisés et complexes ne peuvent donc être que des compositions de corps simples, dont l’apparition est le produit du Hasard, hypostasié avec un grand H. Prigogine et Stengers réagissent, en s’appuyant sur les travaux des théoriciens du chaos et, plus lointains, sur les sciences de l’énergie. Au sein de la nature, il y a « naturellement » émergence de systèmes complexes qui s’auto-organisent au rebours de l’environnement simple. Le hasard n’explique rien. L’auto-organisation est inscrite dans le fonctionnement et la structure de la nature elle-même. Sans forcément y inférer une finalité, soyons clairs : Prigogine et Stengers sont agnostiques. Pas d’Intelligent Design caché. Puis ils relisent l’histoire des sciences, surtout depuis la naissance de la science moderne, à partir de ces malentendus corrigés. La mécanique a oublié le temps, la durée, ou les ramène à un paramètre d’espace. Un espace mathématisé. Rien ne se crée dans le temps, illusion subjective, il ne fait que développer les potentialités contenues dans l’instant. Le sommet de la représentation mécaniste est le Démon de Laplace : un être qui saurait, dans l’instant, la position et la quantité de mouvement de tous les objets de l’univers pourrait prévoir tout l’avenir et retrouver tout le passé. Or, cette belle utopie s’effondre avec l’apparition des sciences de l’énergie et plus tard avec la physique quantique et les théories du chaos et de l’information. Ilya Prigogine ajoute son grain de sel en gonflant son apport personnel… avec un peu d’humilité toutefois, car il s’appuie beaucoup sur les travaux d’autres chercheurs. Le temps que la philosophie mécaniste avait voulu éliminer est revenu au cœur même des sciences. Le temps créatif, au sens de Henri Bergson et d’un auteur dont j’ignorais l’existence, le mathématicien Alfred North Whitehead.

Escher

Bref, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers traversent l’époque mécaniste héritière de Galilée et Newton, puis le moment de la thermodynamique, de la biologie et de l’apparition des théories de l’Évolution, la physique statistique, l’avènement de la science contemporaine, via Maxwell, Einstein, la relativité, les quanta, et enfin les dernières théories du chaos, de l’information et des catastrophes de notre mathématicien français Mandelbrot. Au long de ce voyage, ils posent des questions autour des concepts de hasard, de l’entropie, du temps de la vie et des structures qui remonte en sens inverse la dérive vers la décomposition des systèmes (second principe de la thermodynamique)… notamment l’Évolution naturelle. Ils affirment que la science ne désenchante pas le monde, mais qu’au contraire aujourd’hui, elles le réenchantent par la redécouverte de la prodigieuse inventivité du réel. La réalité est plus surprenante que la fiction et l’humanité doit essayer de se réconcilier avec la nature dont elle s’est séparée depuis l’avènement de la science moderne. C’est la nouvelle alliance possible. Isabelle Stengers s’engagera ensuite avec générosité et mordant dans l’écologie, un des axes de cette réconciliation, avec des références scientifiques.

Avec le recul, je sens l’influence très forte des pensées de Bergson et de Whitehead, comme je l’ai écrit, et celles d’autres auteurs qui vont m’interroger à leur tour. De fait, l’ouvrage reprend le plan et en partie les thèses de l’essai de Whitehead « La Science et le Monde Moderne », écrit cinquante ans avant environ. CAR… c’est une des caractéristiques les plus importantes de « La Nouvelle Alliance » : les deux auteurs n’abordent pas l’histoire des sciences sous l’angle d’un simple développement interne, comme le font les manuels scolaires, mais en conjonction avec les phénomènes sociaux et politiques, avec les courants philosophiques et religieux de l’époque… Bref, un vrai travail interdisciplinaire, une véritable œuvre de lépidosophe, dans la lignée de Thomas Kuhn (voir plus loin). Science, société et culture sont en interaction et non en juxtaposition parallèle. Lors de sa publication, l’ouvrage surprend, puis il est assez critiqué par divers experts : d’une part par les inconditionnels de Monod et les héritiers de l’idéologie mécaniste, d’autre part par des philosophes spécialisés qui le trouvent insuffisamment fouillé, enfin par des penseurs qui craignent, derrière le réenchantement de la nature, le retour au naturalisme. Ce dont se défendent avec force les deux écrivains au sein même de leur écrit. Rappel : beaucoup de critiques n’ont en général pas lu le livre qu’ils blâment, ou le lisent avec leurs présupposés. Stengers et Prigogine approfondissent leur réflexion à travers d’autres essais que j’ai tous lus, puis partent chacun dans leur direction, le scientifique se repliant sur son espace propre, la philosophe et chimiste s’investissant de plus en plus dans le champ politique… notamment, vers l’écologie, l’alter-mondialisme et l’opposition à l’idéologie libérale, héritière à ses yeux de la philosophie mécaniste. Isabelle Stengers est aussi à l’origine d’une collection « Les Empêcheurs de penser en rond ». J’ai lu quelques-uns de ses écrits, puis j’ai perdu le fil, étant parti vers d’autres sphères.

Il sera difficile de citer toutes les pistes de réflexion que La Nouvelle Alliance m’a invité à explorer. Quand j’y songe, cela me paraît vertigineux, comme si la chenille ou la chrysalide était entraînée par je ne sais quel zéphyr au-dessus d’un précipice ouvrant sur de multiples vallées et des plaines à perte de vue. Je vais essayer d’être le plus exhaustif possible.

D’abord la philosophie des sciences. Lorsque j’étais adolescent, avant de tomber malade, j’ai expliqué à un professeur de philosophie de Terminale que j’adorais la métaphysique. Mais maintenant, je ne puis imaginer qu’on peut penser une métaphysique sans un appui à la fois d’une part sur une solide cosmologie (au sens large du terme), d’autre part sur une anthropologie adéquate. J’ai bouffé d’innombrables bouquins de ce qu’on appelle en France l’épistémologie, c’est-à-dire la philosophie des sciences (étymologiquement philosophie de la connaissance). Je ne parle pas des manuels universitaires ou des ouvrages de vulgarisation. Parmi les plus profitables : Thomas Kuhn bien sûr, le théoricien des paradigmes et des ruptures ; Jean Ladrière, l’analyste rigoureux du rapport entre les sciences et le sens ; Michel Serres, qui propose des approches alternatives du fondement des sciences ; Henri Atlan, le biologiste kabbaliste ; Popper, Feyerabend, Carnap, Wittgenstein, Mach, tous les penseurs, sobres ou bavards de l’École de Vienne ; de grands scientifiques, Einstein, Heisenberg, Poincaré, Planck, De Broglie, Gödel ; des historiens des sciences comme Alexandre Koyré ; des logiciens ; des théoriciens du chaos, etc. J’ai épluché ligne à ligne le gros pavé de Jacques Merleau-Ponty (le cousin de Maurice) sur la Cosmologie (indiqué par Isabelle et Ilya) et quelques autres. Et surtout Edgar Morin et Whitehead. Waouh, effrayant ! Aujourd’hui, je serais bien incapable d’une telle goinfrerie.

Edgar Morin, je l’ai découvert en suivant un séminaire sur la systémique et le structuralisme. Il venait de publier les deux premiers tomes de sa Méthode. Les années suivantes, j’ai suivi la sortie de tous les volumes de la Méthode, je les ai décortiqués et dans les années 90, j’ai même eu l’occasion de donner des cours sur elle. Pour anecdote, j’ai le souvenir des yeux écarquillés d’un vieux monsieur de près de 80 ans, émerveillé, criant devant tous les étudiants que j’étais en train de remettre en question tout ce à quoi il avait cru depuis son enfance. J’avoue avoir eu un peu le même sentiment lorsque l’animateur du séminaire sur la systémique avait donné les textes de Morin aux participants. Curieusement, le parcours politique d’Edgar Morin accompagne un peu celui d’Isabelle Stengers, en moins radical toutefois. Son humour l’a certainement empêché de se prendre trop au sérieux. La Méthode de Morin m’a bien servi dans mon parcours de lépidosophe pour plus largement embrasser les multiples branches du savoir.

Et puis Whitehead. Alors là, nous changeons de dimension. De la philosophie de haut vol. Je serais honnête en affirmant que je n’ai pas lu toute son œuvre à cette époque. Du reste, cela est impossible, car rien que le traité de mathématiques qu’il a écrit en collaboration avec Bertrand Russell comporte des milliers de théorèmes sur près de 2000 pages. Mes points d’appui étaient deux thèses de doctorat sur sa pensée, dont l’une m’a été offerte par un jeune philosophe qui est devenu un excellent professeur d’université, et « La science et le monde moderne » qui m’a aussi servi plus tard pour donner des cours en école d’ingénieurs. La cosmologie philosophique du mathématicien anglais a balayé nombre de blocages liés à la fois à l’empreinte religieuse de mon enfance, à mes aspirations spirituelles, et par ailleurs, à ces pensées d’intellectuels qui n’ont pas de culture scientifique (je songe à Sartre par exemple). De plus, la cosmologie et même la phénoménologie à la limite de la métaphysique de Whitehead a donné une armature philosophique à la pensée de Teilhard à laquelle je suis resté fidèle… avec quelque distance soupçonneuse. La confrontation du grand jésuite aux spéculations de la philosophie et de la théologie allemande, aux avancées des sciences et de la réflexion épistémologique, est douloureuse.

Dans ces années-là, j’ai écrit un mémoire interdisciplinaire de théologie fondamentale portant sur l’interaction entre création et cosmologie, puis un DEA de philosophie de l’existence, suivant sous un angle épistémologique les mêmes thèmes. J’avais déjà une pensée personnelle, certaine mais embrouillée, mais je n’osais pas l’expliciter. En revanche, les pesantes montagnes des discours religieux autour du Salut commençaient à me fatiguer. Je ne désirais pas d’abord être sauvé, quoique si, quand même un petit peu, je désirais surtout m’ouvrir, m’émerveiller, m’extasier même !

Durant les années 80 et 88, j’ai pu mener par je ne sais quel miracle de multiples activités. Trois parcours universitaires différents : une licence canonique de théologie, un parcours philosophique (obtenu aussi par des équivalences) jusqu’au DEA et une thèse que je n’ai pas pu finir, une maîtrise de physique en plusieurs étapes ; l’animation de groupes interdisciplinaires au sein d’un institut (qui m’exploitait à mon insu) ; une place d’enseignant adjoint en fac de sciences et en école d’ingénieurs ; une participation à un laboratoire de chimie-physique du CNRS où j’avais mon bureau ; il faut ajouter à cela l’animation de sessions bibliques et philosophiques au sein d’un centre spirituel tenu par les jésuites, au Hautmont, près de Tourcoing, et en plusieurs autres lieux…. Je me suis marié et est arrivée notre première fille. La vie a pris le dessus sur les idées. Comment ai-je pu pratiquer autant d’activités en même temps, alors que j’étais encore malade (plusieurs séjours en hôpital et en maison de convalescence), que je traînais mon handicap et combien d’autres casseroles ? Mystère.

Avouons-le, j’étais encore dans le cocon de l’Église Catholique, de par une présence professionnelle au sein du Polytechnicum de Lille (Université Catholique), dans des écoles d’ingénieurs et des facultés qui en dépendaient, même si la formation en sciences physiques et en philosophie se déroulaient ailleurs, en faculté d’État. L’animation de groupes interdisciplinaires, en collaboration avec des mathématiciens, des chimistes, des sociologues, des philosophes, des économistes, des psychologues, d’une part, le contact avec des étudiants et des chercheurs spécialisés d’autre part, ont stimulé ma recherche tous azimuts. Mon épouse, infirmière, m’apportait encore d’autres angles de vue. Et je continuais inlassablement à jouer du piano et écouter de multiples musiques.

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Dan Simmons, l’éveil d’Endymion…
Le fleuve et la traversée des portes

Dans l’essai d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, il y avait une porte qu’ils avaient entrouverte dans laquelle je me suis engouffré. Son franchissement m’a entraîné dans une direction irréversible là aussi. Les deux auteurs évoquaient un midrash du Talmud où, semble-t-il, il était écrit que Elohim (le Dieu Créateur du Panthéon juif) avait créé trente-six mondes avant le nôtre et qu’ils s’étaient tous effondrés. En créant le nôtre, il s’était écrié : « pourvu que celui-ci tienne ! ». En d’autres termes, il s’agissait d’une manière de montrer que le risque (effondrement) était inscrit au cœur même des choses, et que les représentations scientifiques et philosophiques selon lesquelles tout est déterminé par des lois mécaniques étaient incomplètes. L’idée d’une programmation divine nécessaire (celle que revendiquait Leibniz par exemple) se heurte non seulement à la possibilité d’une liberté qui s’oppose au Créateur (celle de l’homme), mais encore à celle d’une incertitude inscrite dans l’univers lui-même. Dans les mouvements de la matière et de l’énergie, dans l’évolution naturelle, dans le surgissement de structures ordonnées dans le Cosmos. Partout. Bref, le réel est créé sous le signe de l’effondrement possible, comme cela est arrivé pour les trente-six mondes précédents, selon le mythe talmudique. Alternatives aux visions d’une providence bienveillante ou d’un destin implacable et anonyme que la philosophie mécaniste a hypertrophiées. « Et pourtant, il tient ! ». Je ne peux, ici, développer toutes les recherches auxquelles la remarque de Prigogine et Stengers m’ont conduit. En plus des interrogations sur les présupposés des sciences et de sa transmission académique, j’ai relu différemment l’histoire dramatique des hommes, notamment la réflexion juive sur la Shoah et sur l’Exil, le développement philosophique, l’aventure technique et les aléas politiques et sociaux, et les certitudes de la théologie chrétienne… et même simplement notre propre aventure personnelle. Tout cela n’est pas venu tout de suite, mais progressivement.

En 1988, j’ai quitté l’Université Catholique de Lille, à la suite de la découverte qu’on me payait moins, sous prétexte que j’étais handicapé physique et que je recevais des aides sociales par ailleurs. De plus, mes conditions de travail étaient insupportables, puisque je travaillais, comme lépidosophe non conscient, dans de multiples instituts non coordonnés entre eux, où chacun tirait la ficelle à soi et me faisait signer des contrats bancals. Un professeur d’université ou un chercheur ont des horaires tranquilles, pour des salaires importants, tandis que l’on me traitait comme un domestique avec des salaires de misère (note : je n’étais pas le seul, mais l’aspect handicapé était grossier). Grosse désillusion, notamment à l’égard des structures cléricales et hiérarchiques qui profitaient de ma faiblesse et qui pistonnaient leurs proches. Paradoxalement, c’est une religieuse, membre active de la CFDT, qui m’a révélé l’absurde situation professionnelle dans laquelle j’étais enfermé. J’ai pris conscience que je n’appartenais à aucune faction, à aucun réseau, et plus largement à aucun pays. Mon épouse et moi, nous sommes descendus vers le Midi, vers la Région Rhône-Alpes, où nous avons mis au monde nos autres enfants. Après une année d’enseignement dans un lycée technique, je suis parti à la rencontre d’autres univers.

Suite : butinages

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Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (2)

CONTENU : chenille dans son cocon.

Pour introduire la suite, voici les événements qui ont conduit à la sortie définitive de la chrysalide, c’est-à-dire la découverte objective de ma lépidosophie, auparavant inconsciente. S’il y a sortie, il y a eu entrée : elle sera contée ensuite. La sortie s’est déroulée dans un centre de réflexion catholique, de niveau universitaire. Le collègue évoqué dans l’article précédent, qui se proclamait chef et confondait peut-être la direction d’une institution avec la direction de conscience, m’a affirmé, autour d’une tasse de café, que j’étais une personne superficielle qui papillonnait. Je n’ai alors pas su lui expliquer que ma vie a consisté à travailler sur des territoires interdisciplinaires, c’est-à-dire essayer de bâtir des portes, des fenêtres et des ponts, là où la spécialisation construit des murs et creuse des fossés. Pas seulement interdisciplinaires du reste, car j’ai également tenté d’établir des liens entre des milieux professionnels et sociaux qui s’ignorent et parfois s’invectivent. L’exemple le plus révélateur est celui du rapport entre entreprises et écoles.  Le mépris et la méfiance restent ancrés dans les mentalités : les filières dites techniques ou professionnelles sont déconsidérées, que ce soit du côté enseignant que du côté des parents, au profit des formations nobles, c’est-à-dire culturelles, intellectuelles et indépendantes des flux marchands. Les espaces sont distincts.

Usine Péchiney de Saint-Jean-de-Maurienne (que c’est sale et polluant ! n’est-ce pas ?)

Un enseignant dépose ses élèves à l’entrée de l’usine Péchiney pour une visite que je proposais, comme s’il les abandonnait à la perdition ou sortait ses poubelles, puis s’en retourne chez lui pour s’élever aux choses de la pensée. Un inspecteur de l’Éducation Nationale me parle de prostitution quand il évoque les tentatives de lien entre l’école et l’entreprise. Au niveau supérieur, il existe des relations, surtout entre les écoles d’ingénieurs et les entreprises. Mais on reste entre élites. L’Université a bien plus de difficulté. Le dédain est réciproque. Une cheffe d’entreprise m’explique que les intellectuels et les universitaires sont des rêveurs… et ne parlons pas des philosophes, sociologues ou autres spécialistes des sciences humaines : des inutiles. J’ai travaillé dans les années 80 dans le cadre d’un groupe interdisciplinaire un ouvrage de Pierre Thuillier qui analysait avec humour le gradient et les préjugés qui vont du théoricien au praticien, de l’universitaire à l’industriel, en fonction de leur position par rapport aux autres.

Petite incise importante : dans les sciences physiques, il n’y a pas de distinction entre immobilité et mouvement uniforme d’un corps ou d’un système. Les anciens grecs et les philosophes médiévaux se sont trompés en distinguant stabilité et mouvement, et en discriminant les systèmes statiques des systèmes du mouvement. La vraie distinction se situe entre mouvement et changement de mouvement. Les systèmes stables ne sont qu’une forme particulière de l’ensemble des mouvements dits uniformes, celle où la vitesse est nulle. Toutes les réalités naturelles sont en mouvement relatif les unes par rapport aux autres. J’élargis. L’ensemble des mouvements uniformes, appelons-les cinématiques, concerne des déplacements, déformations ou transformations internes indépendamment de toute interaction extérieure. Le changement de mouvement, lui, fait intervenir une action extérieure, et donc intègre l’interface entre le système et son environnement. C’est la dynamique. Il correspond à la seule vraie réalité naturelle, car tous les êtres sont en interaction dynamique. L’apparence de mouvement uniforme ou la stabilité d’un système ne sont dues qu’à l’équilibre des actions extérieures qui s’exercent sur lui.

Analogie avec le monde des idées et des sciences. Dans le développement d’un savoir, il y a deux fils qui devraient s’entre-tisser. L’un concerne le mouvement interne et logique de la science : analogiquement, il correspond au mouvement uniforme, cinématique, il actualise les possibilités internes de la science. C’est tout. Le développement en soi d’une science qui s’imagine indépendante des interfaces avec d’autres savoirs, est une illusion. Illusion due à l’abstraction, c’est-à-dire la rupture avec la réalité complexe. L’autre fil, dynamique, concerne l’interface de ce savoir avec d’autres savoirs, tant au plan de la forme que du contenu. Comme dans la nature, il est plus réel que l’autre. Les vraies évolutions, transformations, métamorphoses d’une science, d’une philosophie sont liées aux influences et impacts des autres savoirs sur elles. Et réciproquement. Malheureusement, le savoir a été découpé en morceaux et les interfaces entre savoirs sont discréditées -et non soutenues économiquement et politiquement parlant-. Élargissons encore. L’idée de progrès, de croissance et d’évolution d’un système, d’une société, d’une civilisation, peut par conséquent n’être qu’une illusion, en tant que simple développement des potentialités contenues en interne. Elle n’est pas essentiellement différente de la stabilité, de l’immobilisme. Le vrai progrès est celui qui se donne les moyens de changer de mouvement, de se laisser perturber par l’environnement, de se réorienter. Ainsi il est dynamique… écologique et plus réel, car les écosystèmes se développent et se ramifient dans leurs interactions mutuelles.

Une de mes convictions est que si diviser, c’est régner, comme le pensaient les stratèges romains, diviser et séparer, c’est aussi tuer. La dissection ne peut se pratiquer que sur un corps mort. L’hyper-spécialisation, nécessaire et efficace pour analyser les objets inertes, les sociétés éteintes, les idées et les sciences passées, est mortifère dès qu’elle atteint l’actualité, le vivant et les écosystèmes naturels, sociaux et idéaux. Le fameux adage philosophique selon lequel il faut distinguer avant de réunir est juste jusqu’à une certaine limite. Quelle limite ? Justement celle de connaître ses limites, de se laisser questionner par elles, d’agir sur elles et donc d’étoffer son interface vivante avec d’autres domaines, avec d’autres disciplines, avec le vivant. Or les interfaces et les interactions sont absentes ou maltraitées dans les grandes institutions universitaires et scolaires. La réflexion à mon sujet du collègue, jeune, et chef provisoire de l’institut, qui m’a dit que je papillonnais, était compréhensible puisqu’il représentait une institution et un savoir morts. Une science qui s’auto-développe indépendamment des autres sciences est comme un astre isolé dans l’espace infini, mille excuses de me répéter. Il se perd et se décompose. Pour prendre l’exemple de la théologie chrétienne que j’ai beaucoup pratiquée, une grande partie se meurt ou est morte parce qu’elle s’est imaginée indépendante des autres savoirs et des autres expériences.

Le directeur de l’institut avait raison d’un certain point de vue, il est impossible de survoler tous les savoirs et a fortiori de toutes les interfaces entre ces savoirs. Les humanistes de la Renaissance étaient les derniers à prétendre tout connaître. Et encore ! Dans mon département de recherche, je devais me concentrer sur un seul domaine, être spécialiste donc… et par conséquent me perdre et me décomposer dans l’abstraction comme l’astre solitaire dans l’espace infini. Impossibilité de ma part, au vu de ma triple formation (sciences physiques, théologie chrétienne et philosophie) et de mon côté mélomane. Voilà pourquoi je me suis retrouvé et reconnu lépidosophe, un papillon philosophique et multicolore qui butine les fleurs et les fruits. Voilà pourquoi et comment j’ai réalisé que je n’avais pas ma place dans les milieux universitaires, au milieu de grands experts. La structure universitaire où je travaillais dépendait de l’Église Catholique, une institution qui aime bien classifier (donc cloisonner), dogmatiser (donc figer) et hiérarchiser (donc ordonner)… donc se couper du réel, s’éloigner de la vérité. Héritière du monde romain, elle aime contrôler. On est loin du vivant. Le papillon a pris son envol, un peu douloureusement au départ. Le vol est de plus en plus libre et de plus en plus varié. Je suis parti d’un monde de mort. Laissons les morts enterrer les morts, disait un célèbre marcheur de Palestine. Marcher sur le Camino de Santiago a permis de retrouver la vie, la nature et l’existence.

Un mot de plus sur le papillon. Il existe de nombreux symbolismes autour du papillon, depuis les plus métaphysiques, tel l’esprit qui se libère de son cocon conceptuel, jusqu’aux plus concrets, telle la contravention pour ceux qui se garent sur les places de parking handicapées, alors qu’ils n’en ont pas le droit. Rappelons seulement que le papillon a une vie éphémère, qu’il est le résultat de la métamorphose qui le fait quitter l’état de chenille, qu’il n’a ni reine, comme les abeilles, ni nid, comme les oiseaux. Le philosophe papillon sait donc que sa vie individuelle est courte, il connaît également l’expérience de la métamorphose et notamment il a connu une certaine mort, il est libre mais il n’est nulle part chez soi, sinon dans le monde. Pas de confort, intellectuel du moins.

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Après cette incomplète approche d’une définition de la lépidosophie, voici l’autre fil, plus existentiel. Définir, c’est risquer de figer. Et figer, c’est mourir. Toute réalité dans le réel, toute notion ou intuition dans l’idéal, pour reprendre des catégories qui ne me plaisent pas trop (réel et idéal), est située et mobile dans un environnement, dans un contexte. Il se métamorphose en fonction de la perspective où il est placé et de l’évolution en lui et autour de lui. Il se transforme ou change de teinte, de forme, de rayonnement dans l’espace et dans le temps. La définition est une action qui inscrit le concept dans l’espace des idées. L’apparent mouvement et la temporalité des idées définies ne sont que succession discrète -discontinue- de représentations, donc d’espaces immobiles. Quand un philosophe commence par demander de quoi on parle dans une conversation, il a tort s’il désire une définition définitive -jeu de mot important-, il a raison quand  il cherche un point d’accrochage pour suivre l’évolution d’une pensée. Notre monde réel est spatial et temporel, celui des idées aussi. Tout le danger des doctrines et des idéologies est là : l’oubli du temps, sa réduction à une successions d’espaces ou au développement des potentialités internes.

L’autre fil est celui de mon itinéraire de lépidosophe, sachant, au risque de me répéter, que ma trajectoire se décrit toujours dans un flux évolutif où je me transforme et où le milieu se transforme. Ma mémoire se troublera, puisque je ne suis pas très sûr de certaines propositions ou des dates de mes découvertes. Chacun sait toutefois que tout exposé, tout essai, toute aventure, est enveloppée d’une zone d’incertitude. Les certitudes ou convictions d’un instant correspondent aux pauses et aux hébergements du voyage. Une photographie. Elles sont nécessaires à tel moment, dans telle circonstance, face à telle figure, mais elles peuvent devenir des freins si elles s’immobilisent. Les lieux d’incertitude sont les lieux où peuvent survenir les vraies créations.

J’ai vécu dans une famille profondément anti-philosophique. Toute allusion à une quelconque réflexion philosophique était objet de moquerie et de dérision. Mes parents ont imprégné ma nombreuse fratrie d’une tradition catholique sans questionnement, comme cela se pratiquait dans nombre de milieux jusqu’aux années 70 du siècle dernier. Pour être franc, la dimension spirituelle était loin d’être absente, au sens où la prière avait une signification plus vaste que le simple rituel, semble-t-il. Mes souvenirs sont flous, mais sans doute pas si faux. De théologie ou d’exégèse biblique, en revanche, rien. Dans nos jeux d’enfance où on se plaît à hiérarchiser, le Pape était considéré comme le souverain des nations bien au-delà de l’ordre ecclésial sans que cela ne nous étonne. Ma mère a fait sa révolte soixante-huitarde, féministe, avant même Mai 68. Elle osa remettre en question des certitudes et des habitudes non exemptes de convenance sociale. Son indignation a fini par gagner toute la famille, et créer une bifurcation selon deux axes contraires : ceux qui se sont durci dans un catholicisme classique et peu contestataire, ceux qui n’ont plus voulu entendre parler de religion. Moi-même, je me suis trouvé coincé entre l’aspiration « spirituelle » et l’attirance vers la modernité (dont j’ignorais toute la signification).

Le savant cosinus, BD familiale de base…

L’ambiance familiale était aussi très scientifique ou plus exactement mathématique, selon une étrange hiérarchie qui faisait que plus les sciences étaient proches de la logique et des mathématiques, plus elles avaient des chances d’être considérées comme sérieuses. Sciences physiques et sciences de l’ingénieur étaient au-dessus, psychologie ou sociologie en bas. L’idée d’une herméneutique était complètement absente. Mon père avait même promis, non sans quelque ironie, une récompense à celui qui serait premier en histoire. Quand cela m’est arrivé au niveau du lycée, il a oublié sa promesse. Les mathématiques étaient vécues comme un jeu. Cependant moi-même, ayant suivi des études de physique et de chimie plus tard, je suis reconnaissant à ma famille du fait qu’une culture scientifique infère de la précaution intellectuelle vis à vis des bavards. Quand je croise des personnes qui s’emballent autour du mouvement perpétuel, de la mémoire de l’eau ou de l’idée d’une information qui circule plus vite que la lumière, je montre assez vite ma réserve. Lorsque je discute avec des apprentis philosophes ou politiques qui extrapolent de grandes idées généreuses sans la précaution de la confrontation aux sciences, j’essaie de nuancer. J’ai également travaillé dans et pour des entreprises de haute technologie (Aérospatiale, Schneider Electric, Elf et même vacataire au CNRS), insuffisamment pour y faire carrière, mais suffisamment pour respecter et apprécier la cohérence professionnelle, morale et mentale des scientifiques et des chercheurs.

Seulement, avant tout cela, à 17 ans, je suis tombé très gravement malade. Une RCH, rectocolite ulcéro-hémorragique, dans une forme aiguë, puis chronique. C’est une maladie épuisante et humiliante (diarrhées et hémorragies imprévisibles, fatigues immenses), et surtout systémique : tout l’organisme est atteint, système digestif bien sûr, mais aussi système nerveux, musculaire, etc. Douleurs rhumatismales, sciatiques, affections diverses dans les organes et les membres. Psychologiquement, la dépression, la peur, l’angoisse même, enveloppent les états d’esprit. Aujourd’hui, je lis la RCH comme une maladie d’auto-destruction (le corps ne veut plus vivre) et civilisationnel (l’environnement social et naturel est inadapté, voire vécu comme agressif). Souvent je songe que la RCH est une pathologie parallèle au suicide qui lui, est plus explicite. Puisque l’esprit s’interdit de se priver d’existence, alors le corps réagit à sa place. Ce que je raconte ici est important, car il est certainement une des sources de ma vision globale de lépidosophe et du désir de bâtir des ponts au-dessus des fossés et d’ouvrir des portes et des fenêtres dans les cloisons. Là dessus, s’est greffée, tandis que j’étais hospitalisé depuis plusieurs mois, une erreur médicale (erreur de médication exactement) qui a conduit à une coagulation du sang dans les artères, à des thromboses. Une gangrène s’est développée à la jambe droite. Deux amputations successives à huit mois d’intervalle ont été suivies de longues années d’hospitalisation, de convalescence, de rééducation. L’épreuve et l’infirmité m’ont conduit à expérimenter, consciemment parfois, « à l’insu de mon plein gré » la plupart du temps, ce qu’un handicap physique et organique induit de handicaps affectifs, nerveux, puis sociaux et professionnels.

Ma santé a commencé à s’améliorer après l’âge de quarante ans, grâce à l’amour de mon épouse, la responsabilité affective à l’égard des enfants qui nous le rendaient bien, grâce aussi à la musique, grâce à la prière et la méditation… et certainement grâce à la boulimie intellectuelle de lépidosophe qui s’en est suivi. C’est d’elle dont je vais parler maintenant. Paradoxalement aujourd’hui, passé soixante ans, la santé est meilleure qu’à l’âge de vingt ans, mis à part les soucis naturels d’un senior. Je me suis affranchi de presque tous les médicaments et j’estime que la santé dépend autant de soi et de la connaissance de soi, que de pastilles et de breuvages plus ou moins liés à des lobbys pharmaceutiques.

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À quand remonte ma vocation de lépidosophe ? Vers l’âge de vingt ans, j’étais tellement anti-philosophique et en même temps avide de spiritualité que je me souviens avoir eu, avec un ami dominicain, une discussion selon laquelle je soutenais qu’il n’y avait pas besoin de faire de la philosophie pour être religieux. Cette position, naturellement, je la nuance beaucoup aujourd’hui, vu le nombre d’adeptes de religions, bornés ou entêtés, que je croise. Si je la cite, c’est que cette conversation m’a sans doute marqué. Cet ami me respectait, il m’admirait même, m’avait-il confié, suite à ce que j’avais encaissé durant mes années de galère. Plus tard, il a quitté les Dominicains, il s’est marié, a eu des enfants, et je l’ai perdu de vue. Ce rejet intime de l’objet philosophique cachait un désir que j’ignorais intellectuellement, mais que je pressentais.

Le CDROM que j’ai créé en 2004
(cliquer pour en savoir plus)

Bon, j’essaie de faire travailler la mémoire. Elle est perturbée par ces années de maladie où tout est flou dans la tête. Durant ce temps pathologique, deux auteurs m’ont marqué. Le premier, à l’époque, était considéré comme un philosophe chrétien et il avait même sa place dans les manuels de l’Éducation Nationale. Disparu aujourd’hui. Il s’agit de Pierre Teilhard de Chardin, bien sûr. Aujourd’hui, il passe plutôt pour un mystique (donc un sentimental) et une sorte de futurologue spiritualiste, dont les milieux intellectuels parisiens se gaussent (à tort, à mon sens). Toute la première partie du « Phénomène Humain » est un concentré de philosophie de la connaissance où Teilhard intègre, avec un fin esprit critique, les derniers savoirs scientifiques. Et puis, il y a le « Milieu Divin » qui est longtemps devenu un de mes livres de chevet et que j’ai conservé dans la poche durant des années… Aujourd’hui, j’avoue y être revenu, tant il donne sens à la fois aux activités humaines dans ce qu’elles ont de plus noble ou inversement de plus modestes, et aux passivités, diminutions, échecs, pertes et souffrances. Et puis la dernière partie est un extraordinaire concentré de « mystique» incarnée, une vraie donc, une plongée dans le réel avec ses contradictions apparentes et ses promesses, avec ses métamorphoses et ses dynamismes. Tout centré sur le Christ, c’est-à-dire l’empreinte du divin dans le concret et dans l’histoire… loin des bavardages sur la transcendance divine. Teilhard, au long de mon histoire, a fait l’objet d’hésitations de ma part : tantôt je prends des distances, en raison de l’enthousiasme envahissant des teilhardiens ou teilhardistes (ceux qui croient lire en lui la seule vérité), en raison aussi de la rencontre avec d’autres pensées souvent aux antipodes de la sienne ; et puis j’y reviens parce que ses intuitions et son espérance en l’homme me paraissent inégalées sur bien des plans. Je lisais ses œuvres et des présentations de ses œuvres dans mon lit d’hôpital ou mes chambres. Incontestablement, Teilhard est en toile de fond de la plupart des mes méditations lépidosophiques.

Salvator Dali : Christ de Jean-de-la-Croix

L’autre auteur était Jean-de-la-Croix, le célèbre carme ami de Thérèse d’Avila, qui m’a fait découvrir les nuits des sens et de l’esprit, comme préambule nécessaire au dépassement de son petit ego, et qui m’ont bien rendu service ensuite quand j’ai compris leur impact psychologique et à quel point elles débordaient la sphère religieuse. Aujourd’hui, je leur trouve une signification sociale, politique et même symptomatique de la civilisation contemporaine. Teilhard et Jean-de-la-Croix mériteraient mieux qu’une simple mention ici, je m’en excuse auprès de mes éventuels lecteurs.

Bref, tout cela a préparé le terrain, celui de la terre, des fleurs, des fruits sur lesquels j’ai butiné et où je me suis parfois reposé et endormi. Entre 1972 et 1980, avant de me lancer dans diverses études universitaires, j’ai beaucoup fréquenté de lieux dits de spiritualité -je rappelle que je me méfie de ce mot-. Le monde biblique a tapissé l’arrière-plan de mes cogitations, et pas seulement ce qu’on appelait à l’époque le Nouveau Testament. La méditation m’est devenue familière et même nécessaire. Là encore, l’espace biblique est un monde d’hommes et de femmes qui ramène sur terre celui qui plane dans le monde des idées, des songes ou du religieux. S’il me reste un peu de terre religieuse fertile aujourd’hui dans le cœur, elle est en grande partie composée de ces ferments bibliques. Les livres bibliques ne présentent pas des hommes et des femmes parfaites, ni des concepts d’humanité, de fraternité, d’égalité ou de liberté, ni un Homme générique, mais des luttes, des échecs et des espérances reconquises. Le Dieu de la Bible est un accompagnateur de l’histoire, des histoires, quelqu’un qui parle et avec qui on parle, avec qui on s’engueule quelquefois… et non pas une entité abstraite, ni une sorte de solution aux angoisses métaphysiques des intellectuels, ni même un père Noël doublé d’un père fouettard qui récompense les enfants sages et punit les méchants (parfois oui, souvent non). Dans un autre écrit et dans le récit de Compostelle, je me suis amusé à un procès de toutes ces images divines qui empoisonnent les mentalités… pas seulement les croyants, mais aussi les non-croyants qui s’expriment dans les médias et qui ne savent pas de quoi ils parlent.

Je me suis risqué également, après les années 75, à la lecture de quelques ouvrages et articles de philosophie, bien loin des programmes académiques. Je me souviens avoir lu difficilement des extraits qu’on trouve dans les manuels scolaires, sans toujours saisir intellectuellement les enjeux, mais non sans me sentir touché intuitivement. Je surprendrais sans doute bien des lecteurs en écrivant qu’en revanche, l’étude des mathématiques me conduisait à de véritables ivresses métaphysiques. La découverte de la possibilité des espaces multi-dimensionnels, les interrogations et utilisations de l’infini, la possibilité de transformer des fonctions en série de polynômes, le jeu des nombres complexes, les géométries alternatives à celle d’Euclide, me provoquaient des vertiges. Je n’ai pas peur du mot. J’ai le souvenir d’errer dans les couloirs de l’Université, suite à un cours ou un passage à la bibliothèque, complètement absent, en quête de sens et de vérité qui se traduisait par une étrange lumière dans laquelle je baignais et qui m’empêchait de participer à la vie étudiante. Je n’ai pas bien réussi mes études scientifiques, non semble-t-il parce que je n’en étais pas capable, mais surtout parce que chaque avancée m’entraînait dans des états quasi extatiques. J’avais des difficultés à relier les sciences à l’utilitarisme et la technologie. J’étais comme suspendu au-dessus du monde. Les mêmes sentiments m’ont habité plus tard lorsque j’ai étudié la physique, relativité, quanta. Teilhard m’avait initié aux trois infinis : l’infiniment grand, l’infiniment petit et l’infiniment complexe de l’évolution du vivant et de la conscience. Et il me semblait les rencontrer sensiblement.

J’ai le souvenir d’avoir lu et travaillé ligne à ligne « Le hasard et la nécessité » de Jacques Monod. À ma grande surprise, ce best-seller de l’époque ne m’a pas perturbé, tandis que je lisais tant d’articles inquiets autour de la pensée du grand biologiste. Pourquoi ? Teilhard m’avait certainement immunisé, et lorsque j’ai lu les très courts extraits où Monod discrédite le jésuite, je me suis rendu compte qu’il ne l’avait jamais lu. Petite remarque importante : nombre d’intellectuels parlent d’auteurs qu’ils n’ont jamais lu, ou qu’ils ont survolé avec des montagnes de préjugés. S’il y a un principe qui s’est forgé en moi à cette époque, c’est bien de ne pas parler en mal d’un auteur que je n’ai pas travaillé ou pas lu. Naturellement, chacun d’entre nous pense à l’intérieur de présupposés inconscients, liés au tempérament, à l’éducation, à l’histoire personnelle, à la condition sociale. Mais sortis de l’inconscient, il importe de travailler ces présupposés pour les dépasser. Je ne prétends pas avoir pratiqué ce principe avec assiduité.

Le songe d’une nuit d’été, vu par Chagall

Je me rappelle avoir critiqué avec véhémence Hegel, dont je n’avais lu qu’un livre (La Raison dans l’Histoire), auprès d’un philosophe qui m’avait gentiment fait comprendre que « ton jugement est peut-être un peu trop rapide, non ? ». Aujourd’hui, le penseur allemand est une de mes références. Comme quoi ! Au cours de mes études scientifiques jusqu’en 1978, j’ai caressé quelques auteurs, à peine, Jankélévitch (suite à un cadeau d’une amie), Marx et Engels (parce que c’était l’époque des gauchistes), Saint-Augustin (Les Confessions), Dante (La Divine Comédie), Pascal, Voltaire, Shakespeare (presque toutes ses pièces), Berdiaev (son autobiographie), Jacques Maritain (qui m’a laissé un goût inachevé), Bernanos, Péguy et Dostoievski (qui cachent de la philosophie sous la littérature), et peut-on le cacher, des extraits d’auteurs que la métaphysique d’Ours de Balthasar, dont j’ai parlé précédemment, invitait à approfondir. Mais je dois être franc : ma vibration de chenille philosophique, non encore métamorphosée, se précisait plutôt à travers les sciences et à travers le désir religieux.

Yuja Wang… Je l’aurais bien aimée comme prof !

Ah, j’oublie un point. La musique. J’ai appris le piano seul, parfois aidé par un ou une amie pianiste. L’époque était aux disques vinyl, aux minicassettes et aux casques stéréo. J’écoutais aussi de la musique. Les musiques du Vingtième Siècle, celles de Debussy, d’Albeniz, de Ravel, de Martinu, Schoenberg, de Stravinsky, de Jolivet, de Bartok et bien d’autres, m’entraînaient dans des états de lumière intérieure du même genre que celle venue des découvertes mathématiques. Quelque-chose qui nous sort de soi, tout en étant plus soi-même que soi-même. Difficile à exprimer par écrit.

*

La véritable naissance de ma vocation lépidosophique date de l’année 1980, à l’âge de 26 ans, âge où bien des penseurs ont déjà écrit des thèses, voire leurs ouvrages fondamentaux. Vocation inconsciente, naturellement, puisque je ne l’ai objectivée que ces dernières années. En d’autres termes, là dans la philosophie, je prenais du plaisir. Oui, c’est un peu tard, j’en conviens. Durant deux années, entre 1978 et 1980 à Fribourg, j’ai suivi des cours d’histoire de la philosophie et de métaphysique qui me passionnaient bien plus que la plupart des cours de théologie que je suivais également. Ce fut aussi une époque où je me suis trouvé en contact avec des personnes qui venaient du monde entier, d’Afrique, d’Amérique Latine, d’Extrême-Orient, du Canada et de toute l’Europe. Ces rencontres internationales m’ont conduit ensuite à quelques voyages (Canada, Afrique de l’Ouest) et ont aidé à la prise de conscience de la grandeur, mais aussi des limites, de nos visions françaises et européennes. Je suis devenu alter-mondialiste et sensible aux thèses écologiques à cette époque, sans savoir encore qu’elles avaient des racines intellectuelles. Par ailleurs, théologie et philosophie étaient mêlés dans ma tête, j’avais parfois des difficultés à objectiver ces différences. Plus tard, dans les années 90, je me souviens d’avoir donné une conférence sur Hans Jonas, à la fin de laquelle un professeur de philosophie m’a fait remarquer que mon approche était plus théologique que philosophique. Merci. Le papillon n’était pas encore entièrement sorti de son cocon. Par conséquent, dans la suite de ces propos, j’essaierai d’éviter de me référer à la matrice religieuse et théologique (pour le meilleur et pour le pire) pour évoquer le passage de la chenille à la chrysalide, puis au papillon. Citons toutefois parmi les théologiens qui m’ont marqué, les protestants Pierre Gisel, Jürgen Moltmann (le théologien de l’espérance et de l’écologie), les orthodoxes Alexandre Lossky (et sa vision de l’Esprit et de la Trinité) et Vladimir Soloviev, les catholiques comme Jean-Baptiste Metz (l’inspirateur des théologies de la libération), Alexandre Ganoczy et Karl Rahner… auxquels il faut ajouter de nombreux exégètes, ainsi que des historiens de la religion comme Mircéa Éliade ou René Girard. C’est non exhaustif, et l’enthousiasme se mélangeait à la réticence et parfois à l’incompréhension. Ma boulimie de lecture est née à Fribourg.

Alors, quel a été le révélateur ? Je précise : pas le révélateur intellectuel et spirituel, mais le révélateur du futur lépidosophe. Il s’agit du livre d’Ilya Prigogine et d’Isabelle Stengers : « La Nouvelle Alliance ». Fin de la première partie.

Suite : chrysalide dans le vent…

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Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (1)

Cette série d’articles a été écrite il y a plus de 7 ans. Je ne suis pas sûr que je la réécrirai de la même manière aujourd’hui. Toutefois, au fond de moi, je me reconnais toujours comme « lépidosophe », surtout depuis qu’un ami qui se demandait ce que ce mot signifiait est tombé sur mon site !
Peut-être réviserai-je un jour ces articles ? Mais aujourd’hui, je reste fidèle à ce que j’étais au moment -hégélien sans doute- où j’ai écrit ces pages. Merci.

Nombre de femmes et d’hommes célèbres aiment raconter leur vie. Et pourquoi pas les moins connus ? Ici, après une explication de ce qu’est un lépidosophe, il s’agit du parcours intellectuel, « spirituel » et « existentiel » de l’un d’entre eux … qui intéressera peut-être quelques-uns. Aucun parcours n’est banal et aucune vie n’est un long fleuve tranquille…

Rien à voir avec l’auteur caché ci-dessus…

Un de mes amis, s’interrogeant sur le fait que je me qualifie de lépidosophe, est allé chercher sur internet la signification de ce terme. Il est tombé sur mon site et sur le récit de Compostelle que Google s’est autorisé à publier sans mon autorisation. Évidemment, le lépidosophe, c’est moi. Du moins, je dois être le seul sur cette belle Planète perdue dans la Voie Lactée à m’intituler ainsi. La notion de lépidosophie a été conçue durant le Chemin vers Saint-Jacques de Compostelle, suite à une méditation et une relecture de mon aventure intellectuelle et professionnelle. Elle vient d’une remarque dans les années 2010 d’un de mes collègues et proclamé chef (personne n’a jamais été mon chef !). Elle déborde même le professionnel et touche mon existence sociale et mon infime potentiel intellectuel et moral. Ouh la la, cela paraît bien compliqué et égocentrique, n’est-ce pas ? Oui et non. Oui, puisqu’il s’agit d’un des rares qualificatifs dans lequel je reconnais une quelconque identité personnelle. Non, parce qu’il y a plus d’objectivité dans ce terme qu’on ne l’imagine. Il existe de nombreux lépidosophes qui s’ignorent, au sens où je l’entends et que je vais essayer d’expliquer.

J’explique le concept sous deux rapports : le premier, plus conventionnel, consistera à définir ce qu’est le lépidosophe ; le second est lié à mon histoire, mes combats, mes doutes, mes échecs, mes avancées, mes soutiens, mes amours, et on comprendra que dans ma vision du monde, je ne conçois rien de ce qui existe sans la temporalité et ses aléas. Le terme de « lépidosophe » existe, semble-t-il, dans le domaine de la botanique. Je n’ai pas approfondi. C’est une notion très spécifique… qui semble désigner des fleurs qui draguent les papillons. Pas mal, cela me plairait. Mon épouse a planté dans son jardin des fleurs particulières qui attirent de nombreuses abeilles, bourdons, frelons et autres insectes… et donc des papillons, fleurs qui ont le don d’agacer le voisin jardinier qui cultive à l’ancienne, à travers de longues plate-bandes vides de toute « mauvaise herbe », bref qui conçoit le jardinage comme une activité industrielle. Séparer pour mieux exploiter, n’est-ce pas ? Rien à voir avec un jardin écologique et la perma-culture que pratique mon épouse, où les plantes, fleurs, arbustes, petits fruits et mille autres êtres vivants se mêlent selon des codes que j’ignore. Passons. La langue française comporte de nombreux homonymes et il n’a jamais été interdit, jusque là, de créer de nouveaux néologismes, surtout quand les racines viennent du grec, du latin et non de l’anglo-saxon.

On l’aura compris, il y a conjonction ou plutôt fécondation entre la racine latine « lepidostera » (le genre papillon), elle-même dérivée du grec « λεπις » [lepis] qui signifie écaille et « πτερóν » [pteron] qui signifie aile, et « σοφια » [sophia] la sagesse, au sens de sagesse philosophique -et non des petits enfants sages… quoique ! Je demande aux spécialistes d’étymologie et de linguistique de ne pas être trop regardant sur la composition non florale du concept, cette approximation étant une des caractéristiques de la lépidosophie. Il aurait été plus juste de conceptualiser le terme lépidostérosophe, mais c’est emberlificoté et difficile à comprendre. Bref, lépidosophe suffit et signifie « philosophe papillon ». Les grincheux experts pourront toujours s’exercer à imaginer un autre enracinement grec ou latin s’ils le désirent. Ma réflexion intellectuelle s’est nourrie et se nourrit encore un petit peu de nectar butiné çà et là chez des auteurs variés que j’ai aimés, que j’aime encore, que j’aime beaucoup, passionnément, jamais à la folie, et parfois peu ou pas du tout (rares quand on commence à les connaître).

Bibliothèque jésuite de Prague

J’ai très rarement le courage d’aller jusqu’au terme des traités et essais de ces grands penseurs. En cours d’article, j’essaierai d’énumérer les quelques livres que j’ai réellement lus jusqu’au bout et analysés. Certains seront sans doute oubliés, vu que ma mémoire se désorganise et défaille… Je ne sais plus parfois quelle a été la profondeur de la lecture, sachant qu’un ouvrage travaillé à une époque ou dans un contexte particulier (préparation d’un cours ou d’une conférence, participation à un groupe de travail, par exemple) n’est pas lu de la même manière quelques années plus tard ou par simple loisir. Et puis il y a parfois des mensonges par omission ou inversement par déraison : j’imagine avoir lu tel livre et je m’aperçois que c’est faux ; inversement, je crois n’avoir jamais lu tel autre et je découvre qu’il est truffé de notes en marge au crayon à papier et quelquefois même au stylo. À la différence des grands universitaires et des journalistes consciencieux, les fiches de lecture ont été égarées ou traînent un peu partout dans le disque dur de l’ordinateur.

Tel est le lot du philosophe papillon. Mais le lépidosophe est rusé. La ruse lui permet d’écrire des bavardages sans avoir besoin d’aller fouiller dans ses papiers ou dans la mémoire morte de l’ordinateur. Toutes les sottises qui suivent pourront être justifiées par la perte de mémoire et la paresse. Fin 2014 et début 2015, j’ai jeté nombre de cours et de conférences préparés et donné une grande partie de mes livres. Ce fut un soulagement et un geste de reconnaissance intime de ma condition de lépidosophe. Un soulagement, parce que je me suis retrouvé moi-même et que j’ai renoncé à me croire plus gros que je ne l’étais ; une reconnaissance, car maintenant je n’ai plus besoin de prouver socialement, professionnellement et intellectuellement qui je suis. À côté de certains experts capables d’avaler un, quelquefois plusieurs livres par jour, journalistes, chercheurs, écrivains, penseurs divers, scientifiques, historiens, etc. je me contente de la lecture d’un article, d’un demi chapitre, de quelques paragraphes et de l’écoute de quelques émissions de France Culture, d’Arte ou de la Chaîne Parlementaire pour nourrir mon petit estomac. Inutile de chercher à rivaliser avec un Habermas, un Vidal-Naquet, un Bernard Sesbouë. En revanche, que de butinages contemplatifs lorsque je joue du piano, écoute de la musique, ou quand je vagabonde dans la nature.

N’imaginez pas non plus que je me prends pour Jean-Jacques Rousseau !

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Ici, je désire exprimer un petit doute. Je suis un lépidosophe. Soit. Mais tous les grands penseurs ne sont-ils pas un peu lépidosophes sur les bords, sans se l’avouer ou sans en avoir conscience ? N’entretiendraient-ils pas une petite mystification dans la nécessité de défendre leur image de savant ou d’intellectuel ? Prenons deux exemples.

Dans ma jeunesse pieuse et avide de spiritualité et de sens, j’ai lu nombre d’ouvrages du théologien Hans Urs von Balthasar qui passait pour l’homme le plus cultivé de la Planète. J’avais une admiration sans bornes pour ces immenses docteurs instruits, brillants, modestes. J’ai notamment épluché plusieurs tomes de son monumental pavé « La Gloire et la Croix », sous-titré « une esthétique de la Révélation », dont notamment trois gros volumes intitulés « Le Domaine de la Métaphysique ». L’idée d’approcher la vision chrétienne, biblique et philosophique sous l’angle de la beauté (et de son ambivalence) avait quelque-chose d’extrêmement séduisant. Les ouvrages du théologien suisse-allemand sont truffées de citations d’auteurs en latin, en grec, en hébreu et autres langues inconnues, de notes en bas de pages souvent plus longues que le corps du texte lui-même. Quant aux bibliographies, elles rempliraient une bibliothèque municipale entière. Par pudeur et respect des communes, je ne précise pas la dimension de la municipalité. Quelqu’un m’a raconté que Hans Urs von Balthasar travaillait avec une équipe composée de docteurs en théologie et en philosophie qui se chargeaient de disséquer tous les ouvrages savants édités, anciens ou récents, dont le maître se chargeait de distiller l’esprit. Bravo, impressionnant ! Question : ne serait-ce pas si différent de ces directeurs de recherche, au CNRS ou ailleurs, qui piquent des idées de jeunes chercheurs et qui signent des articles en leur nom propre ? Peut-être. Pas si sûr. Les directeurs de recherche ne publient pas des dizaines d’ouvrages de 600 ou 800 pages. De plus, « Ours », comme le désignait affectueusement un jeune carme que j’avais fréquenté durant mes études, avait le mérite d’avoir une pensée personnelle et d’articuler les informations qu’il recueillait auprès de son équipe, sur ses intuitions fondamentales. J’ai rencontré des savants dans des centres universitaires capables de bouffer des volumes entiers d’ouvrages compliqués… et incapables d’émettre une pensée personnelle.

Ces jours-ci, j’ai essayé de lire et relire des pages d’Ours de Balthasar. À ma grande surprise, je me suis rendu compte qu’existaient dans sa pensée de grandes lacunes (en relisant les index). Non quelques absences dans des domaines qu’il aurait tous survolés, mais des pans entiers de la pensée et des sciences. Certes, on ne peut pas tout savoir, mais quelqu’un qui passe pour le plus cultivé de la Terre aurait pu, peut-être, se montrer plus exhaustif. J’écris avec prudence, car sa bibliographie est telle qu’il est possible que je spécule à partir d’un petit échantillon insuffisamment représentatif. À partir de mon impression, j’accepte volontiers qu’il fut le plus grand savant de la zone germanique et peut-être aussi le plus complet des analystes des auteurs orientaux, grecs, latins et médiévaux. Mais au-delà ? Ours connaît très bien la littérature et maintes interprétations des grandes œuvres littéraires, artistiques, religieuses, musicales, OK ! En revanche, peu concernant les sciences et l’évolution des techniques, sciences humaines et sciences naturelles, dont il ne parle qu’à travers des filtres philosophiques. Rien concernant l’univers médiatique, cinéma, télévision etc. Peu sur l’évolution sociale, sur l’anthropologie. Pas grand chose sur la pensée anglo-saxonne… et naturellement loin loin loin des perspectives extrême-orientales, indiennes, japonaises, coréennes et surtout chinoises.

Souvenir Chine 2014

Note du lépidosophe : cette dernière raillerie s’appuie sur ma sensibilité teilhardienne, sur l’admiration croissante que j’ai pour le monde chinois, suite à un voyage en 2014, suite à mes dernières lectures concernant la philosophie chinoise et tout récemment, suite à une visite de papillon au domicile d’Alexandra David Néel à Digne. Bonne femme impressionnante, elle aussi. Je n’en fais nul reproche à « Ours ». Je me souviens d’un cours suivi sur l’histoire de la philosophie, où le professeur, passionnant du reste, avait exécuté la philosophie chinoise en même pas deux heures. Ce qui me met mal-à-l’aise et qui justifie mon ironie, ce sont les amoncellements de notes, de références dans les livres, et l’aura qui s’est dessinée autour du visage de Hans Urs von Balthasar, ce qui n’enlève rien à mon admiration. Peut-être préférai-je un Bergson, un Descartes ou un Jankélévitch qui écrivent sans aucune note en bas de page, même si les allusions sont fréquentes et même si des essais ne relèvent pas du même genre littéraire que des thèses ou des sommes universitaires.

Après tout, moi-même, je n’ai pas été capable de terminer ma thèse de doctorat, après avoir épuisé quatre directeurs de thèse, deux qui se sont avoués incompétents, un qui n’avait plus le temps et qui avait dû quitter l’université et un qui s’est fichu de ma gueule après avoir lu la première partie de ma thèse (une des raisons qui m’ont conduit à une grave dépression et une hospitalisation l’année suivante : mais je n’en suis plus là, aujourd’hui). J’ignorais que j’étais un lépidosophe du bas de l’échelle, et muni d’une seule patte en plus.

« Ours » est beaucoup plus influencé qu’il ne l’avoue par Heidegger, par le rayonnement sombre à mes yeux du philosophe teinté de nazisme et de son influence inquiétante sur le monde intellectuel d’après Guerre. Ours m’a fait découvrir, avant d’autres, les deux grands axes philosophiques qui dominent notre pensée occidentale depuis la Renaissance : l’axe philosophique de l’Être, via la médiation antique, dont Heidegger est la clé de voûte ; l’axe de l’Esprit, et donc de Hegel, depuis Descartes. Dualité interactive qui m’interroge, car moi-même je suis un passionné de l’Être, du réel concret, et en même temps, j’ai du bonheur à naviguer dans les philosophies de l’Esprit. J’en conviens, les mots ne correspondent pas forcément à ce qui semble premier. Peut-être aurai-je l’occasion de préciser mes intuitions à ce sujet. Bon, on arrête là l’Ours suisse.

*

Château de Caen (de mon enfance)

L’autre exemple est celui du philosophe Michel Onfray. Soyons clair. Il m’obsède un peu (trop). Le philosophe de Caen, très médiatique, est moins aux antipodes de Hans Urs von Balthasar qu’il ne paraît, malgré sa confession athée militante qui semble très éloigné du théologien. Michel Onfray est une montagne de sciences philosophiques et même de sciences sociales, politiques et naturelles (un peu moins pour ces dernières). Un peu écrasant, là aussi. J’avoue n’avoir pas eu le courage de lire jusqu’au bout, encore moins d’approfondir, un de ses livres. J’écoute régulièrement ses émissions sur France Culture, je regarde sur internet des débats auxquels il a participé, je lis les résumés de ses thèses dans des journaux ou des magazines de réflexion, j’extrais çà et là un article concernant son dernier livre.

Récemment, un ami me racontait que lors d’une émission de télévision, Michel Onfray était confronté à un historien. Celui-là, avec malice, félicitait le philosophe de sa capacité à produire plusieurs essais par an, de bien les vendre -preuve de nombreux admirateurs acheteurs-, alors que lui-même avait du mal, au vu de sa recherche spécifique, à produire un petit article par an. Un peu d’exagération sans doute. Pour être franc, Michel Onfray m’agace souvent, mais je ne puis m’empêcher de l’applaudir. Oui, naturellement, l’historien de l’émission télévisée a raison sur le fond, le savoir est humble, le silence est d’or… mais peut-on interdire à un penseur d’étaler sa vision des choses à tous ceux qui l’intéressent ? L’historien n’aura jamais beaucoup d’opposants, et s’ils existent, ils resteront dans leur petit cénacle. Il est scientifique et tente de coller au plus près de la réalité telle qu’elle a été perçu par des témoignages. Le philosophe de Caen, lui, s’expose, prend le risque d’affrontements violents avec d’autres qui ne pensent pas comme lui, se confronte à des moqueries et de la dérision méchante quand l’un ou l’autre met au jour des facilités ou des sottises dans l’un ou l’autre de ses écrits. Il y a certainement du jeu dans cette agitation médiatique et intellectuelle. Mais est-ce si sûr ?

Michel Onfray est un peu lépidosophe lui aussi. Plus gros que moi, j’en conviens. Il ne le sait pas, sans doute, ou feindrait de l’ignorer si je lui disais, même si ses connaissances sont infiniment plus vastes et profondes que les miennes. J’ai l’avantage de me revendiquer philosophe papillon, d’être superficiel et quelque peu habitant d’un tout petit territoire. De fait, j’ai étudié plus de sept années de théologie chrétienne (dont 80% est à jeter à la poubelle), sans oublier des années de thèse de doctorat, et je me rends compte que, dans ce domaine, Michel Onfray est assez faible et fantaisiste. On est loin des humanistes de la Renaissance. Je n’en fais grief à personne. Après tout, à l’époque des Lumières, Leibniz et Kant avaient également de grosses lacunes dans leur ambition universaliste, et un peu plus tard Hegel se montre plutôt maladroit dans la partie Philosophie de la Nature de son Encyclopédie.

Gardons le sourire. Tout ridicule lépidosophe que je suis, je ne suis plus gêné par ces montagnes de sciences et d’érudition. Je n’aurais pas le courage d’exposer ou de revendiquer, sauf sur ce blog personnel et en auto-édition, sous une forme universitaire, les quelques intuitions qui me structurent avec les années passant. Une seule, peut-être. Ce n’est pas un hasard si j’ai écrit par ailleurs, suivant en cela Aristote et indirectement Platon et Socrate, que la dialectique est supérieure à la logique. Je tiens cette conviction aussi de la mystique juive et de l’approche qu’en propose Gershom Scholem. Mille excuses si je ne développe pas ce que j’entends par « dialectique » : disons simplement qu’une philosophie, qu’elle soit systématique, littéraire ou critique, ne vaut à mes yeux que si elle est capable de descendre dans l’arène de la parole finie et actualisée. Il ne suffit pas d’être cohérent et logique, encore faut-il que les délimitations soient claires pour qu’on puisse en débattre et qu’après débat, il y ait plus de questions que de réponses (la surface des questions grossit en proportion du volume des réponses proposées). Les solutions sont nécessaires, mais elles deviennent dangereuses quand elles se croient définitives (sauf dans des cas simples). Voilà, dans un premier temps, ce que j’entends sous dialectique : possibilité de dialogue. Edgar Morin développe le concept de dialogique. Pourquoi pas ? Chez Morin, il n’a pas tout-à-fait la même signification, alors je ne m’aventure pas plus loin et je m’en tiens à l’idée de dialectique.

Certains penseurs ajoutent à la pertinence d’une pensée le fait qu’elle produise de l’efficacité et de la moralité dans l’action. Oui, bon, nuançons. J’en ai un peu assez de ces bien-pensants qui estiment qu’une pensée ne vaut rien tant qu’elle n’aboutit pas à une éthique ou une politique. Une bonne éthique et une bonne politique, entend-on. Le philosophe anglo-saxon Alfred North Whitehead (l’antidote du poison Heidegger, d’après Isabelle Stengers et Merleau-Ponty), que j’apprécie beaucoup (un de mes maîtres à penser) défend les scolastiques et leurs spéculations parfois farfelues contre Kant et tous ces grands penseurs moralisateurs qui pullulent dans l’histoire. Whitehead était un grand mathématicien à l’origine et je comprends son affirmation. Les recherches mathématiques sont souvent très éloignées des préoccupations morales et sociales. Les scolastiques ont préparé la modernité par leur liberté de pensée apparemment sans but autre qu’une cohérence intellectuelle. L’Éducation Nationale nous fatigue avec son cortège d’auteurs moraux, de Montaigne à Alain (que personne ne lit en dehors des profs de philo et de leurs étudiants).

Ah, les scolastiques ! Ça débattait, au moins !

Cela dit, mon agacement n’exonère pas les penseurs dont les thèses infèrent des monstruosités, accompagnent des abominations politiques ou justifient des pratiques d’injustice. J’ai évoqué Heidegger, même si je sais qu’il existe de nombreux débats autour de son système et de ses liens avec les nazis. Il n’est pas le seul. Nombre de courants eugénistes, racistes, sexistes, intégristes sont entretenus par des intellectuels. Ils doivent être combattus, et pour cela, ils doivent être connus et analysés librement, d’un point de vue critique, politique et aussi spéculatif. Pardon pour les censeurs qui rêvent d’une société transparente et cool. J’ai quelques critères à ce sujet : le plus fondamental à mes yeux est celui qui met en jeu ou non le rapport vie et mort. Mort physique, mais aussi mort morale, psychologique, culturelle et écologique. Mais pardon, je m’éloigne du sujet. Qu’est-ce qu’un lépidosophe ?

La suite, la suite, la suite ! Chenille dans son cocon.

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Kandinsky – Schoenberg pour votre plaisir

Pour votre plaisir, cliquer sur la vidéo pour une petite animation que j’avais créée il y a une vingtaine d’années, autour de Kandinsky, avec la musique de Schoenberg…

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