Qu’est-ce qu’un lépidosophe ? (5)

CONTENU : un papillon ne doit pas s’approcher du feu.

Si la vie était un long fleuve tranquille, elle suivrait un chemin linéaire et orienté. La réalité vivante offre des paquets-surprise à double face : un cadeau qui fait plaisir dans un premier temps, quelque chose d’amer ou de brûlant dans un second temps. Même s’il possède une aile en moins et vole avec hésitation, le papillon n’est pas prudent et il commet des erreurs. À la suite d’une conversation avec un jésuite que j’ai eu comme professeur à Fribourg en 1980, un des rares exégètes qui s’intéresse à l’interface entre le monde biblique et la modernité scientifique (au sens des sciences dites dures), je décide de repartir sur une nouvelle thèse de doctorat en 1994. À quarante ans, pourquoi pas ? La thèse de philosophie a été arrêtée en 1990, en raison des responsabilités familiales et professionnelles.

À la même époque, les salariés de l’entreprise de formation qui nous employait, un organisme public dépendant de l’Éducation Nationale pour ne pas la nommer, ont été en violent conflit avec la direction. Nos contrats étaient renouvelés chaque année, en contradiction avec le code du travail. Les administrations ont des passe-droit. Or les dirigeants, fonctionnaires, ont été pris et complices dans une affaire de corruption et de trafic de matériel informatique. Moyennant quoi, l’entreprise s’est retrouvée au bord de la faillite, et la moitié du personnel a été licenciée. Les responsables, directeur, président et comptable, ont reçu des « blâmes » de l’administration, ce qui n’a pas empêché l’un d’entre eux d’être nommé directeur ailleurs et les autres de conserver leur poste. Preuve que tous les salariés ne sont pas traités de la même façon, selon leur contrat, et que les privilèges n’ont pas tous été abolis le 4 août 1789. Le licenciement a été traité d’une façon indigne, un seul syndicat nous a timidement défendus (la CFDT en l’occurrence), les autres s’étant lâchement défilés, les aides au chômage ont été versées presque huit mois plus tard. Mon épouse et moi n’avions plus que les allocations familiales pour vivre.

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L’Arche de Noé, sous l’oeil de Chagall

Me voici donc à l’Université Catholique de Lyon pour suivre des séminaires préparatoires au doctorat, des cours de philosophie sur Hegel, sur Heidegger, sur la phénoménologie. On y revient, donc, après la parenthèse de six ans dans les entreprises. Cette fois, mon intention était résolue : réaliser un travail interdisciplinaire qui touche à la fois sciences de la nature, philosophie et religion, sur les bases conjuguées de l’intuition d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers évoquée dans l’article précédent, de la sortie des tomes de la Méthode d’Edgar Morin, des théories du chaos et des systèmes, et d’autres lectures dont je ne me rappelle plus les titres et auteurs : l’univers lui-même, et pas seulement le genre humain, est sous l’empire du risque d’effondrement, ce qui interroge les concepts de planification par un être divin ou d’une programmation de la nature. La création n’est pas un système stable, éternel et tranquille sur lequel s’agitent les aventures effervescentes et frivoles des êtres vivants et des états d’âme humains. Entre-temps ma réflexion s’est épaissie de la découverte de la mystique juive, de la critique épistémologique des sciences et de mes expériences du côté de l’écologie et de la conscience de notre Planète en danger. Bien. Du côté biblique, la fluidité de nombre de récits de création et de « décréation », touchant à la fois l’histoire humaine et sa projection sur la cosmologie, devait être un des fils conducteurs : récits de la Genèse, Création du monde et déluge, mer qui s’ouvre et se referme (symbole de la fragilité aléatoire de l’existence), psaumes et passages des livres de la Sagesse. Bref, nous sommes en danger permanent, l’existence est sous le sceau du risque.

Qu’on soit clair, mes choix philosophiques n’abondent pas dans la ligne des concordistes ou de l’Intelligent Design. Bien au contraire, je les conteste avec vigueur. La Bible n’est pas un livre de sciences, encore moins une parabole qui préfigure les théories de l’évolution, sûrement pas le déroulement d’une programmation divine au vu des courants différents qui circulent dans ses livres. En réalité, la théologie catholique a tellement été contaminée, d’une part par les philosophies platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne, d’autre part par le droit romain, qu’elle a greffées sur le fouillis biblique, des représentations divines trop proches des mentalités grecques et latines… qu’elle a ensuite inférées dans sa dogmatique et son catéchisme. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, elle se particularise et perd sa vocation universelle. À Lille, j’avais heureusement suivi des parcours sur la mystique juive dont les axes de réflexion étaient différents de ces influences hellénistiques. Subrepticement, j’avais poursuivi ces derniers axes, sans m’en rendre compte. Le papillon folâtre où il veut et le nectar recueilli est multiple, mais il est souvent inconscient de son vol.

Papillon léopard

Il y a notamment un os que j’avais commencé à ronger sérieusement depuis longtemps… un os que je suis loin d’être le seul à grignoter : la Shoah, Auschwitz. Bon, pardonnez-moi, mais un papillon ne ronge pas les os. Drôle de papillon… Je dois être un papillon léopard (l’écaille-martre, oui, il existe). La découverte de quelques auteurs juifs traitant directement ou indirectement de la Shoah (Jonas, Neher, etc.) a prolongé les méditations héritières de mes parcours sur la spiritualité juive. Comment peut-on encore croire en Dieu, ou au minimum au Dieu présenté par la théologie chrétienne, par les théodicées philosophiques ou par les déismes de l’époque des Lumières ou du Romantisme, après cette abomination ? Faut pas se défiler ! Certaines spiritualités s’en débarrassent à bon compte, et bien des philosophies aussi. Le risque est de chercher à rationaliser l’événement et mon idée de thèse, même si elle évite d’aborder la Shoah (je ne suis pas de tradition juive, et je voudrais éviter les conclusions hâtives), peut prêter le flanc à cette critique. Lors d’une session que j’ai animée à Annecy sur la pensée de Hans Jonas et sur son petit livre sur le concept de Dieu après Auschwitz, une délégation de juifs est venue vérifier que je n’étais pas un révisionniste. Ils sont restés une matinée, puis ils sont partis, rassurés… et moi, embarrassé. Restons sage. Il me faut simplement coller à l’intuition de Prigogine et Stengers sur le risque chaotique du monde, sans extrapolation morale ou politique.

Quatre directeurs de thèse vont se succéder sur six ans et aucun d’entre eux ne prendra ce travail au sérieux. Je suis un mauvais commercial. Nombre d’intuitions futures du lépidosophe s’inspirent de cette nouvelle thèse inachevée, de manière implicite. Il se trouve qu’à la même époque, une place de professeur s’est libérée en Faculté de philosophie de la Catho de Lyon. Elle m’a été proposée directement par la doyenne de la Faculté. Chouette alors ! Revanche sur les mésaventures de Lille ? Ce que je n’ai pas vu venir ou plutôt que j’ai accepté avec une modestie mal placée, ce sont les conditions de travail qui ressemblaient furieusement à celles de Lille : contrat bancal, salaire de misère, éclatement. Je me suis investi à fond, d’une part en acceptant de reprendre immédiatement des cours que je n’avais pas choisi, d’autre part en rejoignant un groupe de conseillers du Recteur, enfin en m’engageant du côté de l’École Supérieure de Commerce de la Catho pour aider à bâtir des plans de formations à l’usage du monde professionnel. J’ai également écrit un livre, suite à une commande, sur un auteur spirituel suisse qui ne m’a jamais été attribué ensuite (un autre a signé à ma place), et des articles pour des revues. Des ponts, des portes, des fenêtres, de l’air, toujours ! Malheureusement l’Archevêque de Lyon a voulu recaser un de ses prêtres et a demandé à la Catho qu’elle lui offre une place de professeur de philosophie. Moyennant quoi, comme sur le petit navire, le sort tombe sur le plus jeune. Mon poste a sauté, alors qu’il n’avait qu’un an d’âge. Que peut-on faire face aux puissants ?

Notre situation, mon épouse et moi, est redevenue précaire. Nous avions quatre enfants, elle avait pris la décision de reprendre le travail, nous étions engagés dans l’achat d’une maison et nous habitions à quatre vingts kilomètres de Lyon. De sombres souvenirs sont revenus : toutes mes formations en théologie catholique dans les années 80 ont été payées de ma poche, j’avais travaillé les week-ends, alors que ma santé était fragile… à la différence de tous ces prêtres et de tous ces religieux pris en charge par leurs diocèses ou leurs communautés. Un prêtre vaut plus qu’un papa avec quatre enfants. J’ai éprouvé une fois de plus la désinvolture avec laquelle nombre de lieux de l’Église Catholique traitent leurs salariés quand ils ne font pas partie du clergé ou quand ils ne sont pas dans la ligne de la doctrine officielle. À cette époque, j’ai pris conscience du fait de ne pas appartenir à une confrérie, un parti ou une corporation, ou de ne pas être « né quelque part », comme le chante Georges Brassens, avec son réseau d’appuis. Bref, le philosophe papillon est un nomade, sans pays. il est seul à voleter ici et là, même si la position peut sembler adéquate à sa propre recherche : l’incertain de la condition humaine et cosmique, ici transférée à l’incertitude d’une situation professionnelle et existentielle. Pour être honnête, le vice-recteur de l’Université m’a défendu et la doyenne a exprimé son impuissance. Elle m’avait prévenu que cet incident (mon éjection par ce prêtre et par l’archevêque) pouvait se produire. Plus tard, le vice-recteur m’a avoué en privé que les étudiants me préféraient, car le saint prêtre qui m’avait remplacé faisait plus du catéchisme que de la philosophie. Maigre consolation. Mais que pouvaient mes défenseurs ?

Bref, retour à une situation semblable à celle de Lille. On va te trouver des enseignements ! Éclatement : multi-enseignant vacataire en plusieurs écoles d’ingénieurs, en Fac de Lettres, en Fac de Philo, au Grand Séminaire de Lyon (une catastrophe !), dans des instituts supérieurs de théologie, dans des écoles d’infirmières et d’assistantes sociales, etc. Une vraie activité de lépidosophe, payée avec des lance-pierres (c’est vrai qu’un papillon est petit et n’a pas de besaces), coupée des différents corps enseignants… Les cours que je proposais étaient tous différents, exigeaient un travail multiplié, étaient dispersés dans la ville de Lyon et ses alentours. J’ai marché des kilomètres avec mes béquilles, les prothèses de l’époque lourdes et blessantes, je me suis déplacé dans des métros et des bus, serré aux heures de pointe, tard le soit, tôt le matin. J’ai désiré me déplacer à vélo, une acrobatie avec une seule jambe, ai subi une chute sur un trottoir dont j’ai encore les séquelles. J’ai préparé les formations sans bureau, seul dans des salles de cours quand j’en trouvais une ouverte, à la bibliothèque (magnifique du reste !), dans des cafés ou assis sur un banc au bord du Rhône.

Cette situation a duré six ans, en raison d’une part de la nécessité de continuer et terminer la thèse, d’autre part de ma paralysie spirituelle mal placée liée à des présupposés religieux catastrophiques : servir l’Église Catholique demande des sacrifices. Mais avec le recul, il me semble que la santé jouait aussi : le fait de se battre chaque jour contre un corps handicapé qui résiste épuise la volonté de vouloir changer. L’empreinte morale selon laquelle la souffrance élève l’esprit, gros mensonge contre lequel intellectuellement je lutte, était inscrite plus gravement que je l’imaginais dans ma caboche. En 2001, le dernier directeur de thèse, lui-même en conflit avec l’Institution, a renvoyé promener le papillon avec une condescendance insupportable… qu’aujourd’hui je comprends mieux en raison de sa propre situation. J’ai commencé à m’éloigner du monde catholique sur la pointe des pieds, avec douleur et amertume. Au même moment, un prêtre intégriste est arrivé dans notre village et a détruit tout ce que la communauté chrétienne avait bâti. Je suis parti enseigner les maths dans un collège de Savoie, puis je me suis effondré en dépression et ai été hospitalisé dans un service psychiatrique à Chambéry… avec les conséquences familiales qu’on imagine.

Deux trois effets sont à ajouter : le premier est que les milieux cathos m’ont considéré comme un malade mental, ce que j’ai appris une huitaine d’années plus tard. Il y avait suspicion sur ma santé nerveuse et psychologique. Je ne le nie pas, mais les événements n’ont pas aidé non plus. Le second est le constat de l’emprise insidieuse des traditionalistes et des intégristes par le biais des jeunes. C’était inquiétant, et je ne m’en suis aperçu, à mes dépens, que plus tard. Cela dit, le phénomène est universel, puisque l’intégrisme musulman a explosé à la même époque, que les fondamentalistes protestants américains ont commencé à prendre des pouvoirs au sein des administrations locales, et que le phénomène de prétendu « retour du religieux » ressemble à un processus réactionnaire des grandes religions face à toutes les formes de la modernité. Réciproquement, du côté des agnostiques et des athées, le scientisme naïf est réapparu. La science expliquera tout et résoudra tout, apportera le bonheur et la liberté, en dépit des avertissements du Vingtième Siècle, depuis l’industrie d’extermination nazie jusqu’aux catastrophes technologiques et écologiques. L’inculture philosophique de nombre de scientifiques spécialisés, en raison des exigences de la recherche et des professions technicisées, s’est déversée sur le monde médiatique et s’est infiltrée dans les consciences. Où est passée la vieille dualité stimulante entre classiques et modernes ? La culture américaine était aussi en train, et continue encore, de tout envahir : cinéma, musique, libéralisme économique, mépris du politique, littérature, médias… pour le meilleur et pour le pire.

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Mon épouse me confie souvent que l’époque où j’ai enseigné la philosophe en Fac et dans les instituts supérieurs fut un temps où j’étais heureux et épanoui. Peut-être. Avec le recul, mon sentiment est partagé. L’expérience de philosophe papillon s’est étoffée et cultivée. J’ai conservé l’objectif des ponts, des portes, des ouvertures, de la communication entre des mondes qui s’ignorent et s’invectivent par non connaissance. Et si le célèbre dicton de Voltaire « mieux vaut avoir affaire à Dieu qu’à ses saints » peut être interprété au premier degré, je reconnais que je n’ai pas abandonné la prière intérieure, méditative et confiante, bien au contraire. La spiritualité doit se détacher des multiples culpabilités qu’elle peut drainer et des fausses vérités qu’elle peut induire : l’idée d’une dualité corps et âme par exemple, l’obsession du salut ou ces assommants appels à la pitié divine. La découverte de la sophrologie quelque temps plus tard va aider et remettre le corps et la sensibilité à leur vraie place : celles du lieu où on agit et où on participe à la passion du monde. Teilhard est toujours caché derrière mon histoire. Dans mon expérience spirituelle, j’ai toujours été plus sensible aux merveilles et surprises de la création qu’aux tremblements face au jugement divin : ces derniers sont facteurs de paralysie et de peur.

Aujourd’hui, le lépidosophe qui relit cette histoire n’a pas de regrets, ou très peu. Les apparents échecs ou désillusions peuvent être des opportunités, soit pour l’avenir, soit pour sa propre méditation, et même pour les deux.

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Retournons au nectar, au contenu de ces années d’enseignement et de formations philosophiques offertes. Globalement, je suis fier de cet ouvrage. Les parcours dans lesquels je me suis le plus investi sont l’histoire de la pensée et un cours que j’ai donné sur l’interface entre hasard, déterminisme et systèmes : vol de papillon.

J’ai offert aussi des formations sur le temps, sur Platon, sur Morin, sur Whitehead, sur Teilhard, sur la philosophie des mathématiques et des sciences fondamentales, sur l’évolution de la cosmologie autour du personnage d’Einstein, sur l’éthique médicale, sur je ne sais quoi encore. Des étudiants bien conventionnels criaient leur indignation et leur révolte dans l’amphi, face aux aphorismes de Nietzsche, et j’ai été amusé de voir apparaître une disjonction entre garçons et filles à propos du penseur de Zarathoustra… les filles prenant sa défense ! Des étudiants scientifiques m’ont rendu des travaux écrits passionnants, alors que pendant les cours, ils ne pipaient pas mot. Inversement, en fac de lettres, ça n’arrêtait pas de papoter. Pendant un séminaire de troisième cycle, j’estimais mon avance sur les étudiants d’une vingtaine de minutes, tant leur vitesse de compréhension, notamment en raison de la présence d’élèves de l’École Normale Supérieure, était vive. D’un autre côté, des jeunes séminaristes secrètement intégristes manifestaient leur désintérêt à la critique philosophique et ainsi sabotaient mes cours. J’ai aussi le souvenir d’une violente crise de calculs rénaux, tandis que je donnais un cours sur l’épistémologie de la physique quantique, qui s’est terminée au service des urgences de l’hôpital de Lyon.

Quand je songe à tous ces contenus, je crois que dans ces années-là, se sont orientés mes principaux axes de recherche. Orientés au sens de l’appropriation des mots, du langage et de leur esprit. Le lépidosophe butine sur un vaste territoire, mais les fleurs et les feuilles de l’écosystème intellectuel sont sélectionnées. Je suis devenu plus hégélien par exemple, mais un Hegel passé à la moulinette des Stengers, Whitehead, Bergson, Morin, Serres, des théories de l’information, du chaos, des catastrophes, de Brillouin à Mandelbrot. Bref, si le réel est rationnel, comme le proclame Herr Professor, eh bien cette rationalité doit y intégrer l’aléatoire, l’incertain, le risque… En gros, à la lumière de Bergson que je lis et relis ces dernières semaines, Hegel m’aide à lire l’histoire de la pensée, de l’art, du politique, du religieux, sous un angle à la fois dramatique et dialectique. La raison est capable de reconstruire les événements, les tensions et les possibles qui ont mené à la réalité phénoménale et qui lui ont permis d’émerger au milieu d’autres. Mais Hegel, Marx, comme du reste tous les futuristes, sont bien incapables de prédire l’avenir et finissent par s’enfermer sur un horizon fermé, parce que l’avenir n’est pas sous l’empire des possibles, mais sous celui de l’incertain, de l’imprévisible et de la créativité. Même Teilhard, d’un certain point de vue, si on oublie la part de réflexion qu’il propose sur l’incertitude de l’Évolution et sur la divinisation des passivités. Par ailleurs, mes intuitions écologiques se sont étoffées, intellectuellement parlant, et la responsabilité des orientations philosophiques sur la crise actuelle m’est apparue plus évidente. Prométhéisme. Par ailleurs, les contradictions que je ressentais entre sciences et religions se sont apaisées, l’attrait vers d’autres espaces de pensée et d’autres traditions s’est élargi.

Le parcours le plus marquant, avec le recul, est celui que j’ai créé sur l’histoire des relations entre le hasard et le déterminisme. Je relis ce parcours avec les yeux de lépidosophe reconnu et apaisé. L’interface entre hasard et déterminisme traverse tous les savoirs, voire toutes les existences et toutes les activités. Un ami cardiologue m’a un jour expliqué que chacun d’entre nous était le produit de trois paramètres : notre nature, notre conditionnement social… et les événements du hasard. Évident ? Le troisième paramètre est souvent omis ou ramené aux deux autres par les rationalistes, alors qu’ils savent que même notre conception est contingente. À quelques dixièmes de seconde près, nous serions quelqu’un d’autre. Alors au Diable ces idées de prédestination, de prédéterminisme, de Destin ou de Providence facile, de programmation divine, cosmique ou « spinoziste »… ou à l’opposé, de mécanisme universel, qu’il soit fondé sur le réductionnisme physique ou sur le matérialisme historique. Je demande pardon à Spinoza. Inversement, tout attribuer au « Hasard » (avec un grand H) est tout aussi loufoque et prétentieux, si on sait ouvrir les yeux et s’émerveiller des formidables systèmes organisés qui s’étalent à notre regard et notre perspicacité. Les sciences mettent en évidence l’inouïe complexité des êtres vivants, les étonnants paradoxes spatio-temporels et énergétiques du monde de la physique, les jeux imprévisibles des évolutions des espèces et des écosystèmes. Si parfois, des penseurs parviennent à quelque synthèse ou quelque reconstruction rationnelle, c’est toujours après coup. Bref, la signification du réel se comprend par l’avenir et l’intégration de l’incertain, plus encore que par la recherche de causes premières, par celle des éléments constitutifs, des nœuds originels, par l’analyse des possibles ou par les fondements élémentaires du langage. Cette recherche est nécessaire, mais pas suffisante. Le delta ou l’estuaire du fleuve qui ouvre sur l’océan est tout aussi illustratif des flux du réel que les sources multiples de la rivière.

Lucrèce

Après avoir travaillé, sans trop de pesanteur cela va de soi, « l’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, les étudiants étaient invités à parcourir l’histoire des rapports entre hasard et déterminisme, sous différentes formes, depuis les récits mythologiques et bibliques, à travers les présocratiques, les atomistes, Platon, Aristote, les stoïciens, Lucrèce, les théologies chrétiennes, les querelles sur la prédestination, l’histoire des sciences (Galilée, Newton, Leibniz, Boltzmann, Maxwell, Einstein, Planck, Bohr, Heisenberg, etc.), jusqu’à aujourd’hui, les théories du chaos et de l’information. Des tours dans la philosophie rationaliste, matérialiste ou spiritualiste, complétaient par teintes (car le philosophe papillon ne sait pas approfondir) les aléas de ces routes. Quand je songe à ce travail, je me rends compte à quel point les idées de chemin, de marche en avant, d’errance aussi, sont inscrites dans mes tripes. Et par conséquent, un esprit d’émerveillement ou d’étonnement… non sans quelques bouffées d’angoisse dans les lieux troubles. Les deux ne s’excluent pas. Naturellement, ai-je précisé, le papillon n’a pas fouillé tous ces terrains, n’a pas exploré toutes les pistes, religieuses, philosophiques, scientifiques, artistiques. S’il avait été papillon araignée, il aurait tissé une toile de fils ténus qui relient entre eux fleurs butinées et branchages noués.

Les multiples fils expliquent pourquoi la dialectique est supérieure à la logique rationaliste, et a fortiori la logique formelle. Dès qu’un rationaliste prétend saisir tous les enchaînements démonstratifs ou relier toutes les expériences du réel, dès qu’il croit posséder la pierre philosophale, il se heurte aux incertitudes des fondements, aux tromperies des potentialités, aux catégories du langage… et surtout à l’imprévisible, à cet événement inattendu qui transforme la cinématique en dynamique, qui fait basculer du rationnel au réel. Quand Karl Popper explique qu’un savoir est scientifique quand il est réfutable, il reprend la même idée : c’est la possibilité d’une contestation, d’une antithèse, qui fait d’une représentation une science, au sens vrai du terme. La qualité d’une vraie science se situe autant, voire plus, dans les questions qu’elle ouvre que dans les réponses qu’elle propose. Sauf dans des domaines simples. Quel que soit le savoir, à partir d’un certain degré de complexité et dès qu’on interroge la question du sens, ce ne sont pas les réponses qui importent, ce sont les questions oubliées ou laissées de côté qui prennent le relais.

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Au coeur de l’enfer de Dante, il y a ceux qui ont trahi l’amitié (Botticelli : l’enfer)

Il n’a pas été possible de mener à bout l’entreprise de formalisation. La fragilité de la santé, les circonstances économiques et sociales de ma situation professionnelle, la solitude et, avouons-le une fois de plus, la désillusion à l’égard des intellectuels cathos (je n’en ai pas rencontrés à la hauteur de mon vol turbulent de lépidosophe, soit ils planaient trop haut, soit ils restaient dans le giron confortable des certitudes ecclésiales), les exigences domestiques (quatre enfants à faire grandir), ont malmené, puis épuisé le désir de poursuivre. Ou peut-être le vol était-il trop proche de lumières ou de flammes qui brûlent les ailes ? Dans les lignes qui précédaient, j’ai écrit que je suis parti dans l’enseignement secondaire, puis tombé en dépression en 2002. Aujourd’hui, j’estime que ces années lyonnaises ont représenté le maximum de mes capacités. Le lépidosophe s’y est brûlé les ailes. Depuis, il redescend doucement la pente en vol plané. Je serai incapable de reprendre un tel rythme dans un tel contexte. La chance, le rebond comme on dit, est venue d’une formation de huit mois en informatique, offert dans le cadre encourageant du chômage aidé, puis de l’apparition, de relations en relations, de véritables amitiés.

Suite : papillon de nuit…


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