Pierre Teilhard de Chardin, une amitié éternelle

Depuis quelque temps, je m’offre un bonheur inégalable et inégalé. Celui de relire et lire Pierre Teilhard de Chardin. Les lecteurs du blog savent que je m’y réfère souvent en catimini, mais j’avoue que ces références sont souvent écrites comme si je m’en excusais. Quelle erreur ! Il me paraît donc juste de lui rendre l’hommage qu’il mérite dans mon itinéraire de vie.

– Pour ceux qui ne connaissent pas Pierre Teilhard de Chardin, je les renvoie au CDROM que j’avais créé (et bien vendu) dans les années 2004 et que je suis en train de reconstruire en HTML et autres langages internet, pour qu’il soit disponible à tous sur le WEB.

Ce ne sont pas les grandes œuvres du paléontologue et mystique que je lis ou relis. Ce sont ses lettres et ses journaux. C’est-à-dire tout l’univers que les intellectuels estiment périphériques, mais qui sont en fait le cœur de son être. Les lettres sont les lieux de narration des événements de la vie quotidienne, ceux des confidences, des enthousiasmes et des agacements, des esquisses de pensée, un peu comme le serait le crayonnage de mélodies ou de traits musicaux qu’un musicien comme Debussy ou Webern lance sans développement. La qualité de l’écriture est d’un niveau littéraire extrêmement élevé, ce qui ajoute à la valeur personnelle de l’homme. Et bien sûr, Teilhard apparaît humain dans sa formidable curiosité des mondes qu’il traverse, en Chine, au Moyen Orient et en Extrême Orient, en Afrique, aux États Unis de l’époque, sur les bateaux, dans les déserts, dans les hôtels, les salles de congrès, les laboratoires… avec une lucidité surprenante. On y rencontre un homme très en avance sur son temps, et en même temps en phase avec les forces les plus actives et les plus prometteuses de son époque. On partage aussi les émotions et les amitiés d’une personnalité que les témoins disaient délicieux, subtil et chaleureux.

Je dois avouer que je me reconnais, à mon tout petit niveau naturellement, défauts et excès en plus, dans cet homme exceptionnel. Eh oui ! Même si la vie m’a envoyé naviguer sur des rivières plus banales, médiocres ou monotones. J’ai lu d’autres journaux de spirituels récemment. Par exemple ces derniers temps, un journal de Yves Congar, théologien qu’on a prétendu d’avant garde à son époque, mais que j’ai trouvé très conventionnel. J’avoue que les ouvrages de ce théologien, oublié aujourd’hui sauf dans quelques lieux nostalgiques ou spécialisés, m’avaient déjà prodigieusement ennuyé autrefois. J’ai également lu récemment l’autobiographie de Hans Jonas qui, bien que ce ne soit ni un journal, ni un ensemble d’écrits « in live » comme on dit aujourd’hui (en direct), dévoile des itinéraires qui colorent la pensée et qui permettent de mieux la comprendre, et de mieux saisir les luttes et séductions des rapports entre l’Allemagne et du monde juif du siècle passé.

Un des lieux fascinants de l’itinéraire du jésuite Pierre Teilhard de Chardin est la métamorphose qu’il a à la fois subie et accompagnée en lui-même à la fin des années 20. Ce n’est plus l’étude du passé qui devient l’axe de sa réflexion, mais le regard vers les puissances et directions d’avenir. Il rejoint l’intuition d’un certain nombre de penseurs contemporains pour lesquels l’humanité n’est pas à la fin de son histoire, mais n’en est qu’à ses débuts. Avec le regard placé aux dimensions de la monumentale aventure de la vie depuis des milliards d’années et de l’extension de l’univers. Cela peut gêner les esprits plus préoccupés de l’immédiat et de l’existence concrète et subjective. Je l’avoue. D’autant plus qu’ils sont aussi objets de mes lectures. Mais Teilhard est essentiellement un homme généreux : l’histoire et l’aventure humaine, il les voit, il les pressent de l’intérieur, avec des visions de fond qui ne sont pas perturbées par les erreurs conjoncturelles dans lesquelles il tombe parfois. Par exemple, dans les déchirements de la Chine des années 30, celles des premiers mouvements communistes (qu’il admire) face aux nationalistes du Kuo Minh Tang ou des revendications des petits seigneurs locaux, il devine déjà ce que nous observons tous aujourd’hui : la levée d’un astre nouveau, non sans tremblements de terre, celui de la Chine. Alors bien sûr, il ne peut pas imaginer les cruautés de la Chine maoïste et des impacts de la Révolution Culturelle, mais son regard se porte au-delà des décennies : qu’est-ce que la Chine va apporter à la genèse et l’épanouissement de l’Esprit, à la noosphère, à l’avenir de l’humanité, à l’échelle des siècles. Étonnant !

Comme par hasard ou par heureuse opportunité, Teilhard se retrouve toujours là où fermentent, non sans les douleurs de l’enfantement, les germes de l’avenir. Dans les tranchées de la Guerre 14-18, au milieu des plus grands scientifiques et chercheurs de l’entre-deux guerres, dans les couloirs des grandes institutions mondiales naissantes à New York. Il expérimente l’exil, concrètement dans l’éloignement en Extrême Orient, spirituellement au sens que j’ai donné dans un article précédent. Et s’il perçoit, voire endure les souffrances de son temps (notamment celles que lui inflige son église), il accueille et accompagne, comme une sage-femme qui accompagne et guide une naissance, les énergies de l’avenir. D’ailleurs, et il l’écrit, le divin n’est pas dans les églises et dans les temples, mais là où se forgent les décisions politiques, scientifiques, sociales du futur (congrès internationaux, institutions mondiales, laboratoires et universités), ou encore dans les révolutions et vastes mouvements sociaux, dans les agitations des fibres vivantes de la noogenèse (noosphère en évolution) voire même dans les plus petits actes ou plus infimes passions de l’existence. J’ai lu d’autres grands penseurs qui réfléchissent à l’échelle de l’histoire et de la planète, voire de l’univers, mais pour l’instant, je n’en ai pas rencontré qui ait l’envergure de Teilhard.

*

Je partage donc une histoire d’amour et parfois de petites infidélités. J’ai découvert la pensée de Pierre Teilhard de Chardin alors que j’étais malade, hospitalisé, puis convalescent et en rééducation, expérience douloureuse qui dura plusieurs années. Il est paradoxal d’avoir fréquenté un homme d’action, summum de l’optimisme, tourné vers l’avenir et une inégalable foi en l’homme, quand on sait qu’on peut mourir dans les jours qui viennent ou finir handicapé et meurtri à vie, et qu’on mesure la fragilité de l’existence. Mais les écrits du penseur Teilhard, mon ami Pierre, apportait à la fois une lumière et une chaleur que j’expérimentais presque physiquement : il me réchauffait et m’éclairait. Toutefois, ce que je lisais et relisais dans ma soif d’adolescent et de jeune adulte se réduisait plutôt aux grandes œuvres reconnues à l’époque, celles qui composent la première partie de la quinzaine d’ouvrages publiés au seuil.

Pendant longtemps, je suis resté partagé entre deux aspects complémentaires de la pensée de l’ami Pierre, mais que je percevais alors en tension dialectique : d’un côté son aspect spirituel et mystique, de l’autre sa philosophie de l’avenir et de confiance en l’homme. Tantôt je basculais excessivement vers le premier côté et alors je finissais par être agacé par un style encore marquée formellement par des vieilleries cathos, alors que le contenu respirait bien au-delà. Tantôt je m’émerveillais de son autre face, mais ressentais difficilement les récupérateurs de sa pensée que je croisais çà et là en le trahissant ou le déformant.

Entretemps, est arrivée une des grandes erreurs de ma vie et son corrolaire, à savoir une prodigieuse perte de temps et d’argent : l’erreur d’avoir (trop) étudié la théologie chrétienne pendant près de sept ans (sans compter des années consacrées à une thèse inachevée), alors que deux ans auraient largement suffi. Heureusement j’ai continué des études de sciences physiques et de philosophie, me suis intéressé à la mystique juive, ai vogué dans les coloris de la musique dite classique (surtout du XXème siècle), puis ai travaillé dans, ou collaboré avec des vrais lieux créatifs du monde d’aujourd’hui et de demain, qui ont corrigé les couches de sédiments stériles, passéistes et étouffants du monde théologique catho. Alors que je ressentais un malaise grandissant et auto-destructeur tout au long de ces années d’études théologiques inutiles, ma tendance a été de rejeter aussi celui qui m’avait tant apporté, à savoir mon ami Pierre. J’ai cessé de lire Teilhard, ou plutôt je me suis contenté des phosphorescences qui luisaient encore… Il m’est même arrivé à la fin des années 90 d’écrire plus de 600 pages sur l’épistémologie de la pensée teilhardienne, tapuscrit que j’ai confié aux Éditions du Seuil. Le but de cet écrit était de réhabiliter la pertinence philosophique de la pensée teilhardienne, face aux critiques que j’ai pu entendre dans les milieux philosophiques et théologiques. Un responsable du Seuil est alors venu me trouver en Savoie pendant une journée (sympa, quand même), avec de longues pages d’analyse critique et réflexive (18 pages), puis en guise de conclusion : votre travail est très intéressant, mais « il a trop de contenu ! Personne ne le lira ! ». Gloub ! Je cite mot pour mot. Le philosophe lépidoptère que je suis est quand même surpris ! À la suite de cette visite, j’ai créé le CDROM interactif de présentation de la pensée teilhardienne que je suis en train de convertir pour le NET et que toi, curieux, vous, lecteurs et lectrices du blog, pourrez bientôt voir et entendre (il y a de la musique)

PUB: Mais si certains le désirent, quelques dizaines d’exemplaires traînent encore dans les caisses de nos multiples déménagements de ces dernières années.

Autre paradoxe : parce que je n’osais trop parler de Teilhard autour de moi, je me suis concentré sur des auteurs proches ou apparentés dans lesquels je me suis aussi reconnu et qui sont d’ailleurs eux-mêmes mieux acceptés dans la sphère intellectuelle : Hegel bien sûr, mais aussi les penseurs de la Process Philosophy, ceux de la systémique et de l’organisation et naturellement ceux d’une écologie résolument positive et post-industrielle. J’ai aussi fréquenté des auteurs plus pessimistes et marqués par les chocs politiques et existentiels du XXème Siècle ou par de légitimes inquiétudes sur les prochaines décennies, qui ont épaissi et structuré, et donc donné des mots, aux pulsions désespérées que j’avais moi-même vécu dans mon corps et mes sens, où lorsque je vivais des temps de rejet et d’humiliation, ou face aux interrogations du monde contemporain. J’ai parfois succombé aux sortilèges de ceux qui clamaient que l’optimiste et mystique Teilhard n’avait rien compris au mystère du mal et de l’absurdité. Erreur ! Grave erreur !

La lecture des lettres et journaux de Teilhard ne contournent en rien la question de la souffrance, du mal, de l’injustice et de l’absurdité apparente de la condition humaine. Bien au contraire. Et sincèrement : peut-on seulement imaginer qu’un homme qui a vécu au cœur des tranchées sur tous les fronts de la Première Guerre Mondiale, qui a été rejeté de nombre de ses pairs et de son église, qui a vécu en exil (une chance, dira-t-il plus tard), qui a côtoyé des populations qui souffraient, soit naïf à ce point ? Ah, on mesure bien la pleutrerie et la mesquinerie des universitaires, confortablement installés dans leurs bureaux ou dans leurs bibliothèques, qui peuvent s’autoriser de haut de telles critiques ! Non, propose Teilhard. Il suffit d’ouvrir les yeux ! D’écouter aussi la musique du monde, ajouterai-je ! Être plus, écrit-il encore. Être plus n’est pas contourner la souffrance du monde, mais de la saisir dans une vision plus vaste, là où les apparences et le « bon sens » (comme s’en amuse Descartes) n’ont pas accès. Participer au vaste courant de la vie, de l’Esprit, à l’échelle de la Terre et de l’Univers entier, qui nous emporte et nous métamorphose.

Ici sur Grenoble, petite ville de province, mais bien riche en potentialités, je participe à un tout petit groupe d’amis de Teilhard. Nous sommes parfois très peu. Et je relis, avec eux ou seul, les textes de cet homme sans équivalent. Et je savoure, loin de la déprime ambiante de notre petite nation qui ne compose que 1 % de la population mondiale, le nectar d’une pensée réfléchie, énergique, épaisse et gorgée de vie et de lumière. Mes amours de jeunesse se réveillent et retrouvent toute leur vigueur et leurs couleurs. À la différence du fait qu’aujourd’hui, je possède une bien meilleure santé que dans ma jeunesse, un recul plus serein sur l’agitation de la Planète et des vibrations locales, en dépit de quelques meurtrissures.

Pour finir, voici un petit extrait d’une lettre envoyée de Tien tsin en 1926, à une amie, alors qu’il découvre la Chine. Tout l’homme futur que sera Teilhard y transpire. Il n’a pas encore écrit ses grands ouvrages (qui seront condamnés, je le rappelle !) :

« De la Chine, j’ai vu la dureté, la désolation, l’immense poussière sur les gens et les choses. Je n’ai ni la connaissance de la langue et du passé qui m’ouvriraient, rationnellement, le trésor caché, ni une magique intuition qui m’en ferait voir instinctivement, et plus sûrement que toute science, la beauté secrète. Une seule chose m’inspirerait : découvrir l’âme nouvelle qui cherche à se dégager de l’effondrement des vieilles villes crénelées et des vieilles pagodes ; reconnaître et faire voir l’élément spécifique, essentiel, que l’Orient doit apporter à l’Occident pour que la Terre soit complète. Mais, je vous le disais, pour cela même, je suis fort désarmé par mon ignorance de la langue, et aussi par un genre d’exercice qui ne me laisse pas plus plonger librement en somme dans la masse chinoise que dans la masse parisienne. Le seul livre que je voudrais écrire, que j’ai besoin d’écrire, ce ne serait pas le livre de la Chine, mais « le livre de la Terre ». Je voudrais, enfin, parler comme je pense, sans souci de ce qui est admis, avec la préoccupation exclusive de traduire le plus fidèlement possible ce que j’entends bruire en moi comme une voix ou un chant qui ne sont pas de moi, mais du Monde en moi. Je voudrais exprimer ce que pense un homme, qui ayant enfin percé les cloisons et les plafonds des petits pays, des petites coteries, des petites sectes, émerge au-dessus de toutes ces catégories, et se découvre enfant et citoyen de la Terre. Rien que la Terre, a dit Paul Morand dans un dernier bouquin. Les quatre mots valent mieux que tout son livre. Il y a toute une gamme d’impressions et de passions qui se combinent dans ce que je voudrais dire : il y a d’abord la joie profonde de sentir, grâce à nos perspectives nouvelles sur la Vie, notre être se dilater à la mesure de tout le passé, de tout l’avenir, de tout l’espace : l’enracinement dans la matière, qui nous enveloppe, nous tisse, nous réunit et se spiritualise en nous. C’est la note Yu chinoise, la note du Tout, éclatante et magnifique ; ensuite il y a la colère contre la disproportion ridicule qui se manifeste partout entre ces perspectives d’unité ou de recherche commune, et les préoccupations égoïstes de toutes les constructions sociales actuelles. Je suis trop doux, peut-être, ou trop pur théoricien pour en appeler à une destruction immédiate de ce qui existe. Mais, ce que je crois percevoir très clairement, c’est que la seule condition naturelle de la couche humaine terrestre c’est une liaison, une continuité, qui ne peut s’établir qu’en faisant sauter toutes sortes de vieilles murailles. Cela, c’est le geste de l’Homme qui s’éveille, qui s’étire, et qui prend possession de lui-même. »

Et il ajoute à la fin de la lettre : « Je sais que je passerai pour un fou si j’écris ces choses-là. Mais pourquoi donc ? Ne sont-ce pas les sages et les modérés qui sont des aveugles ? Vraiment nous menons une existence de bornés dans un milieu qui demanderait une respiration immense. Voilà ce que sous une forme quelconque, je voudrais faire passer dans un livre de la Terre. Qu’en dites-vous ? Je voudrais que ce soit une œuvre d’art autant que de pensée. »

 
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