(Suite de la réflexion critique)
Droits de l’Homme, Judéo-Christianisme et Siècle des Lumières.
La problématique de la religion est abordée par Valentine Zuber sous un autre angle qu’elle estime être une thèse personnelle, mais qui, à mon sens, est bien appuyée par l’histoire des faits et de la pensée. Les Droits de l’Homme seraient d’origine judéo-chrétienne cachée et laïcisée par la philosophie des Lumières, avant d’être transmise au Monde entier. La notion de « personne » a, de fait, été élaborée dans un contexte théologique chrétien, à l’époque de la Patristique, même si elle n’a pas tout-à-fait la même signification qu’aujourd’hui. De même, la réflexion éthique de Kant, qui symbolise le mieux, semble-t-il, l’aboutissement du Siècle des Lumières, fait de la « personnalité » une assise transcendantale et irréductible de la loi morale et du droit politique. La vision de Kant est une transposition de la pensée de Paul de Tarse (Saint-Paul) et sans doute aussi des pharisiens de l’époque, pour qui la conscience morale est le juge définitif et absolu de toute décision volontaire. Bref, selon les critiques, la notion de personne physique ou morale, et donc celle de la liberté inaltérable qui fonde les Droits de l’Homme, sont occidentales, voire judéo-chrétiennes et non universelles. Petite précision au passage : le concept de « judéo-christianisme », carrefour du bêtisier intellectuel du Siècle dernier, est contestable. Mais ce n’est pas l’objet de l’écrit présent.
L’accusation de la référence judéo-chrétienne est-elle recevable ? Oui et non. Oui, certainement par rapport à ce que j’ai écrit ci-dessus et par rapport à d’autres faisceaux de la réflexion philosophique à travers l’histoire.
Non aussi : il y a dans les Droits de l’Homme des soubassements qui peuvent remonter au Code d’Hammourabi, aux philosophies et religions promotrices de la règle d’or (« ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse »), à la philosophie grecque ou au droit romain… et pourquoi pas, à des valeurs germaniques, celtes, perses ou chinoises. De plus, le Moyen âge a développé des théories du droit naturel qui peuvent s’abstraire de toute référence religieuse, théories qui ont été reformulées ensuite après la Renaissance. Elles ne sont pas forcément chrétiennes, juives, ni strictement individualistes, bien au contraire.
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Les Droits de l’homme, apologie de l’individu.
Autre critique reliée aux précédentes et déjà évoquée, la Déclaration est une apologie de l’individu. Pas de place pour les droits collectifs. Cette critique est-elle recevable ? Valentine Zuber fait remarquer que les Droits de l’Homme n’oublient pas les valeurs collectives, loin de là. Ceux-ci appellent au droit au mariage, librement consenti certes, au droit à se constituer en associations ou à mener des actions communes. Droits nécessaires, sûrement.
Est-ce suffisant, m’interrogeais-je ? L’organisme social et culturel ne doit-il pas également protéger son unité et sa cohésion face à des communautés ou des actions collectives qui la menacent de l’intérieur. Rappelons-nous les avertissements de Hobbes ! Les guerres civiles sont les plus atroces. De plus, avec le surgissement du village mondial, avec les menaces collectives liées aux risques écologiques sur la Planète ou au développement anarchique des réseaux sociaux et d’internet (infox ou pressions morales), les États ne seront-ils pas contraints d’intervenir, au détriment de la liberté individuelle ou même associative ? Aïe ! Grave question qui demande de glisser dans les paramètres d’autres niveaux juridiques de décision et d’action : par exemple, le principe de subsidiarité qui attribue des droits et des devoirs en fonction du niveau de décision et d’action engagées. Un vrai casse-tête juridique. Au risque de provoquer des débats sans fin, l’idée d’une Déclaration Islamique des Droits de l’Homme est peut-être recevable, mais peut-on en faire une déclaration universelle ? Et dans ce cas, pourquoi pas non plus une Déclaration papoue ou kanak des Droits de l’Homme. Remarques parallèles pour le respect des écosystèmes naturels ou humains. On voit que nous marchons sur des terrains minés : où seraient les priorités dans telle ou telle situation concrète ?
Pour cette raison, l’ONU a essayé de faire comprendre que la Déclaration des Droits de l’Homme ne s’adresse pas seulement aux États, mais tout autant à la Société Civile. Des conférences internationales ont été organisées entre 1968 et 1993 dans cette direction. Ainsi elle s’adresse à toutes les femmes et tous les hommes, et pas seulement aux responsables politiques. Conjuguée avec le droit de l’action collective, elle devient une partie prenante, voire un acteur du rapport de forces incontournable de la société. Il faudrait donc logiquement distinguer au moins trois niveaux de base : les individus, la société civile (associations, ONG, élus locaux, etc.) et l’État (avec ses institutions). Puis, si on veut, réfracter ces trois niveaux, ces trois rayons, en fonction des milieux traversés.
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Et les relations inter-subjectives ?
À peine évoquée par Valentine Zuber, l’idée des droits de l’homme réduits à ceux de l’individu libéral oublie également, d’après nombre de critiques, la relation entre les individus. Il ne s’agit pas, ici, seulement de la dimension collective, mais de l’espace relationnel (et énergétique) qui existe entre les individus d’une part, les groupes d’autre part, et entre les individus et les groupes, enfin. Bref, l’interface. Il ne s’agit pas non plus du rapport de puissance qui lie un sujet à son objet.
À titre personnel, je suis très sensible à cet argument : c’est une question métaphysique, en ce sens où les Droits de l’Homme héritent également d’une vision post-leibnizienne selon laquelle le monde est constitué de monades posées les unes à côté des autres, avec des qualités et des histoires propres, mais où les relations de sujet à sujet entre ces monades ne seraient que secondaires et dépendantes d’elles. Ce qui est une grave erreur philosophique, comme l’ont démontré bien des penseurs du siècle passé. Bien : j’exagère un peu, puisque, comme j’en parle plus loin dans la question des fondements des Droits de l’Homme, la démocratie actuelle est fondée sur un contrat social.
Cela dit, ça devient très compliqué à gérer juridiquement parlant dans chaque cas particulier abordé par la Déclaration… On peut comprendre que les promoteurs des Droits de l’Homme avaient autre chose à penser que celles des rapports inter-personnelles entre le bourreau et la victime, lors d’une séance de torture. Dans ce cas présent, il y a un sujet (le bourreau) et un objet (la victime), comme dans presque toutes les situations de violation des droits de l’homme… et le droit consistera à briser cette dualité et ramener celui qui est réduit à n’être qu’un objet à sa dignité, à sa condition de sujet libre et de citoyen. Mais la dimension juridique du rapport inter-subjectif entre les deux et celle de sa dimension ontologique sont difficiles à établir dans tous les cas de figure. Le droit n’a « pas le temps » !
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Et la parole des nations colonisées ?
La question de l’universalité des Droits de l’Homme n’est pas que théorique. Des penseurs critiques ont développé l’idée selon laquelle la représentation politique et philosophique du Siècle des Lumières, qui se reflète dans la Déclaration de 1948, est la caution morale du colonialisme (de même que le romantisme aurait fondé les idées nationalistes et fascistes !) : nous, les européens, nous sommes arrivés à un âge adulte et nous allons vous apprendre, vous petits peuples encore dans l’enfance, ce que sont le vrai et le bien, la raison et le bonheur, ce que sont vos droits et vos devoirs. À titre personnel, je n’aime pas ce genre de raccourci, sauf quand il permet de clarifier les concepts.
Les anciens peuples colonisés ont protesté, à raison, de ne pas avoir été consultés, a fortiori intégrés, à la réflexion sur les Droits de l’Homme. Les anciens colonisateurs sont gênés face à cette interpellation et, peut-être, perdent un peu leur assurance… surtout, par exemple pour la France, quand le processus de décolonisation s’est déroulé dans la violence. Nos gouvernants ont eu du mal à diffuser le texte de la Déclaration. Les États-Unis, qui n’ont jamais été colonisateurs au sens strict du terme, ont beau jeu de se gargariser d’être les champions de la Déclaration. D’une part ils promeuvent les Droits de l’Homme partout dans le Monde, d’autre part, ils refusent que le Monde s’intéresse de trop près à leur propre pratique des Droits de l’Homme. On songe à la peine de mort, par exemple, ou à la ségrégation raciale. De plus, quand ils envahissent l’Irak théoriquement au nom des Droits de l’Homme (on sait aujourd’hui que ce n’était pas la vraie raison), ils violent l’esprit qu’Éléonore Roosevelt voulait proposer : une déclaration non contraignante. Pour cette raison, les Droits de l’Homme paraissent plus ressembler à une charte éthique qu’à un constitution juridique. Une inspiration plutôt qu’un corpus de lois.
Ajoutons qu’en 1998, l’ONU a rajouté une Déclaration sur les droits des Défenseurs des Droits de l’Homme, fait remarquer Valentine Zuber. Un niveau « méta » ! Je défends les droits de l’homme, mais je défends aussi ceux qui défendent les droits de l’homme. L’École de la paix où je collabore, est en relation étroite avec la Colombie, pays meurtri par plusieurs décennies de guerre civile et qui a, enfin, pu signer un traité de paix. Malheureusement, cette année 2018, plus de 230 acteurs des Droits de l’Homme ont été assassinés. Et là, il ne s’agit pas d’enjeux simplement politiques, mais également économiques et sociaux… le traité libérant, malheureusement, des énergies économiques et destructrices de l’environnement qui étaient paralysées au moment de la guerre civile.
Tout ceci me conduit à une de mes réflexions concernant la dimension que j’appellerai « organique » des Droits de l’Homme. J’en parlerai plus loin.
Critiques diverses
Autres critiques : où sont les droits de la femme, les droits de l’enfant, le droit des handicapés (mentaux notamment)… auxquels on peut ajouter les droits de toutes les minorités, celles qui savent se faire entendre (la communauté gay, par exemple) et celles qui n’ont pas de voix ? L’ONU fait ce qu’elle peut, précise Valentine Zuber, et des textes essentiels émergent régulièrement des mains des acteurs qui planchent sur ces sujets, au risque de se faire des ennemis ou de perdre leur crédibilité. Une Convention sur les Droits de l’Enfant de 1989 fait suite à un long travail élaboré depuis 1959, et qui fait suite à une histoire longue remontant à l’Antiquité. Quant aux droits de la femme, ils sont en principe intégrés aux droits de l’homme en général, l’ONU refusant peut-être (je ne sais pas) à créer une différentiation des juridictions entre les deux sexes.
Un des dangers de la multiplication des déclarations de droits pour les uns, les unes et les autres, est l’inflation. Elle fait la joie des juristes, la fortune des avocats et des spécialistes, en raison des multiples contradictions qui ont fait l’objet d’une convention : celles qui ont été mentionnées dans cet article, et celles qui apparaissent au long des procès au fur et à mesure qu’ils se développent et celles qui se cachent à l’insu des juristes et des politiques. Parfois également, les Droits de l’Homme servent de « bonne conscience » à une gauche tranquille, ce qui alimente à la fois l’extrême droite et l’extrême gauche -pour des raisons différentes, naturellement-. Problème qui n’est pas spécifiquement hexagonale. Mais cette accusation n’est pas sans raison : de fait, salués comme une sorte de cloche universelle et divine qui enveloppe tous les droits et tous les conflits d’intérêts, les Droits de l’Homme peuvent justifier bien des positions et des actions moins nobles. C’est ainsi que naît à l’extrême-droite, ou chez des catholiques intégristes (je l’ai entendu), le concept d’une « idéologie droits-de-l’hommisme » ! Concept repris même par des politiciens moins ultras : ainsi Nicolas Sarkozy en a fait un argument contre la gauche bien pensante, ou dans l’autre camp, Hubert Védrine a remarqué le service qu’elle a rendu pour l’invasion irakienne, comme je l’écrivais plus haut.
Droit de la nature et péril écologique.
Il reste encore une question auxiliaire, avant d’aborder celle concernant le fondement des Droits de l’Homme, qui est celle du droit des animaux. Valentine Zuber estime que c’est une vraie question, puisque les animaux (supérieurs en tous cas : on ne parle pas ici des insectes et des méduses) sont doués de sensibilité, d’émotions et soumis à la douleur. Le droit des animaux, au sens strict, ne fait pas partie des droits de l’homme. Valentine Zuber ne va pas plus loin, vu la longueur de l’article de la revue Études. Toutefois, la crise écologique change la donne. Le droit des animaux, c’est aussi le droit des écosystèmes et donc le « droit de la nature » ! Et, a contrario de ce que les philosophes, scientifiques et politiques ont développé depuis quatre siècles dans nos nations, l’homme n’est pas qu’un être spirituel ou un sujet qui plane au-dessus du monde objectif. Il est un participant et un consommateur de la nature. Il est en interface. On retrouve le problème déjà évoqué précédemment : la nature n’est-elle qu’un espace objectif, un puits de ressources naturelles et énergétiques pour la cité humaine, et a fortiori pour le développement de l’humanité en tant qu’Esprit (au sens hégélien du terme) ?
La crise écologique démontre que le viol de la nature a des conséquences sur l’existence humaine, et par voie de conséquence sur ses droits sociaux, économiques et politiques. La maltraitance des animaux en fait partie. Il n’est pas inintéressant de constater que l’idée du Développement Soutenable (« sustain development ») fait partie des préoccupations de l’ONU, ce qui signifie qu’elle se préoccupe non seulement des rapports des hommes entre eux (avec les contradictions évoquées), mais encore des rapports entre l’homme et la nature comme sujet de droit : comme « sujet », j’insiste. Peut-être est-ce précipité ? À un ami, ces jours-ci, j’expliquais que le concept commun à la nature et à l’homme, c’est la « vie ». Il faudrait d’autres articles pour développer ce point.