Droits de l’Homme – réflexion critique (1)

Dans l’essai présent, je désire reprendre et interpréter les propos développés par Valentine Zuber dans un article publié dans la revue « Études » de Décembre 2018. En effet, la Déclaration des Droits de l’Homme a été proclamée le 10 Décembre 2018 et elle a subi maintes critiques, parfois fondées, parfois dues à une incompréhension, parfois encore malveillantes. J’y ajoute mes propres réflexions liées à mon aventure intellectuelle, mes voyages et marches et l’expérience acquise au contact d’ONG ou de défenseurs des Droits de l’Homme.

Conditions de la rédaction de la Déclaration des Droits de l’Homme

La Déclaration des Droits de l’Homme a donc été signée et publiée le 10 Décembre 1948 par 58 membres des Nations Unies de l’époque. Le lieu de la signature était le Palais de Chaillot, à Paris. L’Union Soviétique et ses satellites de l’époque se sont abstenus, sans s’opposer. L’Afrique du Sud, en raison de l’Apartheid, et l’Arabie Saoudite, en raison de la liberté religieuse, s’y sont opposées. Elle fut toutefois une victoire d’une époque qui suivait un grand trouble mondial.

Il n’est pas exact de penser que la Shoah a motivé la Déclaration des Droits de l’Homme. Peu d’artisans de sa rédaction y font référence. Je pense toutefois qu’elle devait demeurer en arrière-pensée. Mais il est vrai qu’à l’époque, un silence quasi métaphysique était imposé sur cette abomination. À titre personnel, j’ai le souvenir qu’à l’école, lorsque nous abordions la Seconde Guerre Mondiale, la Shoah était à peine évoquée… et je possède un livre sur ces sombres années où la référence à la « Solution finale » ne fait l’objet que d’une demi-page. Toutefois, la référence dès l’article premier à la « dignité humaine », notion absente des déclarations plus anciennes, est probablement liée à un impact inconscient.

Valentine Zuber rappelle que l’idée d’une Déclaration Universelle n’est pas nouvelle. En plus du fait qu’elle ressemble par certains points à la Déclaration de 1789 en France, elle se situe en continuité avec des intentions déjà pensées par exemple, par la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU entre les deux Guerres mondiales. Également dans les différentes formes de la « Convention de Genève » sur les blessés de guerre, les réfugiés et le droit des minorités, entre 1864 et 1929. Bref, la Déclaration de 1948 n’est pas une génération spontanée.

Référence ou contrainte ?

Le comité de rédaction a été piloté par Éléonore Roosevelt, l’épouse de l’ancien Président des États-Unis. Lors d’une formation que j’animais dans les années 2010, j’ai le souvenir qu’on avait évoqué le fait qu’Éléonore Roosevelt avait refusé qu’on ajoute, face à chacun des Droits, des Devoirs. Histoire de ne pas trop vite confondre Loi et Morale, et aussi pour ne pas laisser la porte ouverte au « Bien imposé » (dont le philosophe Nicolas Berdiaev se méfiait tant). Ceci conduit à un problème récurrent dans les décennies qui ont suivi : les Droits de l’Homme ne sont-ils qu’une « déclaration », une sorte de référence universelle et symbolique à consulter selon les situations locales et les États ? Ou un texte de loi universelle contraignant ? Il est clair que la position d’Éléonore Roosevelt incline plutôt dans la première direction. La France, les États-Unis et quelques autres nations, ce qui n’est pas à leur honneur, se sont souvent servi de cette qualité « symbolique » pour prendre leur distance avec certains articles.

Cela dit, si la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 n’est pas contraignante pour les États, elle est à la source de nombreux textes de loi sur la Planète, en Europe par exemple, ou dans des nations diverses. Le Pacte des Droits Civils et Politiques de 1966, rédigé à l’ONU, signé seulement en 1976, sous Giscard d’Estaing par la France, et le Pacte des Droits Économiques et Sociaux également de 1966, ont force d’obligation par les signataires. On remarquera que ces pactes ont été signés avec nombre de réticences, venues des mêmes nations que pour la Déclaration des Droits de l’Homme d’une part, mais également venues de nations démocratiques d’autre part : par exemple, concernant l’interdiction de la Peine de Mort, dont le protocole ne sera acté qu’en 1989… 93 pays sur 192 l’ont seulement signé. Les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Iran, l’Arabie Saoudite notamment, ce qui n’est pas rien, l’ont refusé et continuent à pratiquer la peine de mort.

Les rédacteurs des 50 nations de la Déclaration de 1948 avaient un statut d’égalité. Il n’y avait de prépondérance dans les débats et l’écriture, ni de la part des États-Unis ou des nations vainqueurs de la Guerre de 1939-1945, ni des grandes nations par rapport aux petites. Ainsi, par exemple, les marxistes ont pu faire droit aux dimensions sociales et économiques du Droit, dimensions qui n’existaient pas dans les grandes déclarations antérieures. Éléonore Roosevelt, encore elle, est intervenue et a œuvré pour que ces droits sociaux et économiques soient intégrés à la future Déclaration, en dépit de la mauvaise humeur américaine dans un contexte de début de Guerre Froide. Grâce à cela, précise Valentine Zuber, le texte final est relativement équilibré, malgré sa brièveté.

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CRITIQUES

Nous en arrivons donc aux critiques, fondées ou non, malveillantes ou douteuses, face à la Déclaration de 1948. Je m’appuie toujours sur l’article de Valentine Zuber, en y ajoutant parfois mes propres remarques.

Les Droits de l’Homme, apologie de la démocratie libérale.

La première de ces critiques, et source de toutes les contestations futures, repose sur l’idée et le fait que les Droits de l’Homme sont liés à la démocratie libérale, triomphante après la Seconde Guerre Mondiale. Elle serait donc l’apologie d’une système politique particulier. Un philosophe provocateur des années 2000, Samuel Moyn, a même écrit un ouvrage en 2010 selon lequel les Droits de l’Homme ne sont qu’une idéologie de plus, une utopie parmi d’autres. En d’autres termes, son universalité est contestable, et sa forme et son contenu vont mourir, comme toutes les idéologies. Je redirai un mot plus loin sur cette approche qui rejoint des critiques venues à la fois de l’extrême droite et de l’extrême gauche françaises, et qui parfois ne sont pas sans fondement… ni sans arrière-pensée, naturellement.

Les droits collectifs et culturels.

Si la Déclaration des Droits de l’Homme est le produit de l’idéologie ou de la philosophie politique libérale, et donc d’un espace intellectuel occidental, elle omet par conséquent les valeurs d’autres aires culturelles. La Déclaration défend les droits de l’individu, mais semblerait oublier les droits collectifs. Ainsi les valeurs asiatiques qui mettent l’accent sur la collectivité avant l’individu ne seraient pas respectées. N’y voyons pas trop vite une apologie des régimes collectivistes. Il y a en effet la question, plus épineuse qu’on ne le croit, du respect des cultures locales, autochtones. Dans des îles, des forêts, des montagnes, existent de nombreuses petites nations pour lesquelles l’individu est au service de l’existence et de la survie de la communauté. Des rites et des coutumes l’emportent sur les états d’âme et la volonté propre des membres individuels : habillement, mariage, logement, nourriture, etc. Prudence, prudence, tout le monde connaît les dégâts imposés par des colonisateurs peu scrupuleux ou des missionnaires zélés à l’égard de cultures traditionnelles.

À titre personnel, je ne suis pas partisan a priori du culturalisme béat et du respect absolu des traditions des peuples en soi, mais je les défends au nom des droits de l’homme, parce qu’elles peuvent être mises en danger d’assimilation et parfois d’anéantissement. Il faut aussi respecter l’expression locale des petites communautés, même si elles refusent la rencontre avec d’autres cultures… Ma lépidosophie whiteheadienne m’invite à penser que la relation est première par rapport à l’identité. Cependant la relation ne peut se vivre si la plus forte des entités en relation anéantit la plus faible. Je rêve ? Mais je pense être cohérent avec l’esprit de la Déclaration des Droits de l’Homme.

Là où la question se complique, c’est lorsque des grandes puissances utilisent cet argument pour protéger leur identité et parfois malmener des individus au nom de l’intérêt collectif ou de l’identification de leur collectivité à une culture donnée. Je pense que les droits culturels sont compatibles avec le droit individuel des Droits de l’Homme, mais à condition de tenir compte du rapport de forces entre les cultures : une petite île du Pacifique n’a pas la même réalité culturelle que la Chine, l’Inde ou les Pays Musulmans. Défendre l’identité culturelle de quelques habitants de la forêt amazonienne n’est pas du même niveau que défendre la persécution des minorités en Arabie Saoudite ou au Pakistan au nom de la culture musulmane !

La question de la liberté religieuse.

De fait, les nations musulmanes refusent la liberté religieuse dans leur espace, parce qu’elles estiment que l’Islam fait partie de leur culture et que la liberté religieuse, voire la liberté d’opinion, mettraient en danger l’unité culturelle du peuple. Ainsi les nations musulmanes ont produit leur propre Déclaration Islamique des Droits de l’Homme qui pénalise la « diffamation religieuse » : du reste, que ce soit contre les autres religions ou contre les athées ou agnostiques. Réciproquement, surtout après la domination de l’athéisme dans les anciennes nations soviétiques et leur satellites, en Chine ou dans l’ancienne Albanie, les religions ont été bannies et parfois persécutées. On remarquera toutefois que ces nations, à la différence de l’espace musulman, n’ont pas pris la peine de rédiger une Déclaration des Droits de l’Homme athée.

Bref le fameux article 18 sur la liberté religieuse est un des plus contestés. Les États-Unis ont toujours défendu la liberté religieuse et son expression sociale, comme critère essentiel de la liberté des individus. Héritage protestant. On sent ici un lieu de tension critique : sans aller si loin que la Chine ou l’Arabie Saoudite, des nations musulmanes ont fortement attaqué la laïcité à la française qui fait un peu exception sur la Planète. Elles estiment que l’interdiction de la burqa est une double discrimination : atteinte à la liberté personnelle des femmes croyantes d’une part ; atteinte contre les personnes immigrées, d’autre part. Il est certain qu’en face, l’idée que le modèle laïc à la française (selon lequel la religion est une affaire privée, une simple opinion et donc ne relève pas du droit) doit être universalisé, est également problématique et pose question même à d’autres nations européennes.

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