Droits de l’Homme – réflexion critique (3)

(Suite et fin de la réflexion critique)

Fondement des Droits de l’Homme.

Dernier point, et non des moindres, celui du fondement des Droits de l’Homme. Nous quittons ici la question du droit pour descendre au plan (ou au noyau, comme vous voulez !) philosophique.

La Déclaration des Droits de l’Homme est contextuelle, on doit bien l’admettre. Elle a été promulguée dans un contexte post-guerre, pas encore de paix, de « vraie paix » j’entends, au sens où je l’ai développée dans d’autres articles du blog et où je l’apprécie à l’École de la paix de Grenoble. Toutefois, sur quoi les fonder de telle sorte qu’ils soient acceptés par toutes et tous, et qu’ils soient applicables même dans des cultures, des classes sociales ou des milieux qui ont leur propre représentation juridique ? Cette question est débattue en permanence dès le début de sa rédaction. Contrairement à l’apparence, la notion d’universalité et l’abstraction philosophique et juridique ne vont pas de soi.

Aristote (vu par Nicolas Oresme)

Au Moyen âge, la pensée juridique repose sur le désir de trouver une référence unique extra-humaine. Dans un espace dominé par la religion chrétienne, cette référence est Dieu. Cette référence pose déjà problème à l’époque, contrairement à ce qu’on imagine : car si Dieu ou le concept de Dieu fonde le droit et la loi, qu’en est-il de la liberté et de la volonté humaine ? Pour cette raison, inspirés notamment par Aristote, les penseurs du XIIIème siècle vont élaborer l’idée d’une « loi naturelle » qui fonde les lois de la cité et qui serait indépendante de la loi divine. Pas tout-à-fait indépendante, du reste, puisque la loi divine reste cachée, mais insondable, derrière la loi naturelle. Cette dimension insondable, transcendante si on veut, garantit à la fois la liberté humaine et la liberté divine, puisqu’en fin de compte, cette volonté divine est inconnue : ou plus exactement, elle passe par un autre canal, qui est celui des Écritures Saintes et de la Tradition. Bien. Cela a relativement marché, mais en introduisant un droit autonome qui est celui de la loi naturelle, le ver est dans le fruit. Quant à l’unité du peuple et les droits des individus, ils sont garantis par la monarchie associée à une aristocratie qui veille sur l’application de la loi.Théoriquement !

Je ne creuse pas ici les raisons pour lesquelles Dieu a disparu comme fondement du droit. On peut penser que les épouvantables XIVème et XVème siècles, avec les pestes, les famines, le déchirement de la chrétienté, la dé-population, suivis aux siècles suivants par l’Humanisme de la Renaissance, la Réforme, les guerres de religion et l’émergence des nations ont œuvré dans ce sens. Dans le reste du monde, la question ne s’est pas posée. Le traité de Wesphalie a mis fin à l’abominable Guerre de Trente Ans, mais aussi à l’illusion d’une religion unique pour tous. Dieu ne peut donc plus servir de référence universelle. Se greffent également là-dessus l’émergence des sciences modernes et la philosophie de l’autonomie du sujet et de la raison. Quant à la monarchie, elle a perdu sa légitimité populaire pour devenir une monarchie absolue, en France notamment, ailleurs également.

Ce sont donc les penseurs du XVIIIème siècle qui vont être les artisans du droit moderne. Mais sur quoi le fonder ? Sur Dieu ou sur la religion ? Fini ! On n’y revient plus. Sur la Raison, alors ? Sur une sorte de Loi Naturelle universelle, comme l’avaient imaginé les théologiens du Moyen âge ? Oui, mais avec des amendements sérieux. Sur un contrat social ? Mais comment le fonder ? Il faudrait analyser en détail les pensées de Hobbes, de Locke, de Montesquieu, de Rousseau, de Grotius, de mille autres, et bien sûr de Kant pour saisir les arcanes des débats. Kant a fondé sa morale et sa vision politique, à la fois sur l’irréductibilité de la personne humaine par rapport à tous les déterminismes possibles, et sur la raison critique. Pourquoi pas ? Et il y a encore Hegel pour qui la pensée de Kant est la mort de la philosophie, puis plus tard Marx et sa préoccupation de la dimension sociale et économique dans le politique.

En 1948, nous sommes après deux guerres effroyables ! La raison et la science sont elles-mêmes en procès, puisque la société industrielle et l’utilisation des sciences et des techniques ont été mises au service des dictatures et de la guerre. La nature ? Où est-elle passée ? Elle s’est diluée dans la matière et l’énergie, et s’il existe une « nature humaine », personne n’est capable de la définir. Il reste l’idée du contrat, indépendamment de tout fondement : Valentine Zuber note que la Déclaration des Droits de l’Homme repose sur l’idée que « des êtres humains, au nom de l’Humanité, se donnent à eux-mêmes un droit ». On ne sort pas de l’être humain, mais ça peut, peut-être, marcher. Bref, il n’y a pas de référence extérieure au droit. Le risque est grand alors de n’en voir qu’un choix relatif.

Dignité de l’Homme.

N’allons pas trop vite. Si les rédacteurs de la Déclaration ont refusé de fonder les Droits de l’Homme sur une instance extérieure (Dieu, la Nature, la Raison, etc.), ils ont placé dès le premier article l’idée que la « dignité » humaine constituait le fondement de la liberté, de la justice et de la paix. Tiens, tiens ? Pas simple de définir ce qu’est la dignité. Le texte ne la définit pas. Elle a des similitudes avec la notion de « personne » telle que la pense Kant. Elle signifie seulement qu’en aucun cas, il n’existe d’instance antérieure à l’homme en tant que sujet, en tant que citoyen, en tant qu’être physique. Toute atteinte à son intégrité mentale, morale, volontaire, physique, sociale, économique, est une atteinte à la dignité humaine, à ce qui fait qu’un homme est homme. Il y a une sorte de tautologie bien conçue qui consiste à découvrir ce qu’est la dignité humaine en lisant la Déclaration des Droits de l’Homme, et inversement à relire les Droits de l’Homme à partir de la dignité. Cercle vertueux ou plutôt spirale d’élargissement et d’approfondissement.

La Déclaration de 1789 faisait, elle, référence à l’Être Suprême, produit direct du déisme du Siècle, et considérait l’ignorance et l’oubli comme les sources du malheur des hommes et de la corruption des gouvernants. La Raison -entendez la rationalité- libérera les hommes et les femmes de leurs maux. Enfin, les femmes ! Pas tant que cela, puisqu’une déclaration des droits des femmes fut tentée par des féministes -et avorta-. De plus, la Déclaration de 1789 fait appel aux devoirs inhérents aux droits, ce qui correspond à l’hyper-moralisation de l’époque. Cet appel aux devoirs a disparu de la Déclaration de 1948, sauf de la part des responsables politiques.

Il est à noter un paradoxe : l’Église Catholique a combattu tout un siècle la Déclaration de 1789, alors qu’elle a immédiatement adoptée celle de 1948. Les idées de 1948 sont également reprises par l’Encyclique « Dignitatis Humanae » du Concile Vatican II, notamment concernant la liberté religieuse. Cet enthousiasme immédiat qui s’oppose à la méfiance vis à vis de 1789 repose sur le fait que s’il existe un fondement, la dignité humaine est ce qu’on peut offrir de mieux… et qui est, au fond, assez fidèle à la vieille tradition de l’autonomie humaine. L’Être Suprême de 1789 était bien éloigné de la représentation chrétienne.

À partir de cette dignité, qu’on la rattache à la tradition de Kant ou à une phosphorescence cachée de la théologie chrétienne, il a été possible de bâtir un droit qui soit un contrat entre hommes libres et dignes de l’être. Dignes non pas moralement, mais essentiellement. Il est significatif également que, dans le préambule de la Déclaration de 1948, l’égalité (les « droits égaux ») est placée en antériorité à la liberté. La dépendance à l’idéologie libérale qui a servi d’articulation à de nombreuses critiques est moins certaine qu’elle ne le paraît.

Toute la suite du texte découle de ces fondements : dignité humaine, égalité, contrat, liberté. Est-de suffisant pour qu’ils soient acceptés par tous et pour faire taire les critiques ? Et est-ce qu’il est profitable à la Déclaration que l’on cesse les critiques ? En ce qui concerne ma propre perspective, je serai inquiet si cette Déclaration n’était pas appelée à régulièrement être soumise au discernement et à la relecture plutôt qu’être encadrée dans un Temple, fût-ce celui de l’ONU. Le reproche exprimé par l’Extrême-Droite selon lequel les Droits de l’Homme sont la bonne conscience de la gauche (et de la droite libérale) tomberait de lui-même. Mais quelle critique ? Là est le nœud. Je vais tenter dans la conclusion d’établir quelques pistes.

*

Conclusion.

Je ne suis pas juriste. Je suis un chouïa philosophe, ou plus exactement lépidosophe. Il me semble qu’avant de critiquer a priori les Droits de l’Homme, il faudrait les lire. Mais les lire comment ?

Lorsque je travaillais diverses pensées politiques comme celles de John Rawls, d’Amartya Sen et de quelques autres, ma sensibilité scientifique première me titillait. John Rawls propose un modèle idéal, pas sot, de justice sociale. Mais au fond, on s’aperçoit qu’il est assez hautain à l’égard des problèmes concrets d’injustice des femmes et des hommes. Certaines méchantes langues ont même insinué que son modèle était inapplicable. Le Prix Nobel indien Amartya Sen propose le mouvement inverse : non regarder en haut vers un modèle idéal de justice sociale, mais observer en bas les réalités injustes, les souffrances des hommes, puis les rassembler, les analyser et se donner les moyens de lutter pour que les responsables politiques trouvent des réponses et des solutions. À titre personnel, je penche plutôt pour la position de l’économiste indien. Je me méfie toujours de l’idéal. Quel peut alors être le critère qui permet ce travail d’analyse et de recueil des souffrances humaines ? Pourquoi pas les Droits de l’Homme ? Dans ce cas, ils sont utilisés comme outil de mesure de la violation des droits humains et de moyen pour les combattre. On est loin de leur utilisation intéressée par des idéologies partisanes, et ils serviraient à tous.

Mais ce n’est pas tout. Confrontés aux situations d’injustice, de non-droit, d’une part, et en dialogue permanent avec des cultures diverses et avec l’évolution locale et globale de la cité et des rapports des hommes avec leur environnement, d’autre part, les Droits de l’Homme devraient pouvoir être relus, réadaptés et quelquefois réécrits. La même spirale dont je parlais dans un paragraphe antérieur. Spirale résonne avec Esprit (nous voilà chez Hegel). Avec prudence, sagesse et vigilance, naturellement. Le temps est l’allié de la sagesse. 70 ans, c’est peu au regard de l’histoire.

Il reste la question du langage et celle des paradigmes de la pensée et de l’organisation sociale. Les mots vieillissent, les concepts évoluent, parfois se durcissent, parfois sont hypertrophiés, parfois sont dénaturés. Leur signification dans tel ou tel contexte change et fait émerger des contradictions et des incompréhensions. Par conséquent, ils demandent une pédagogie, dans l’espace et dans le temps. L’Éducation et la formation aux Droits de l’Homme est une priorité.

10 Décembre 2018 : 70 ans de la Déclaration des Droits de l’Homme


 

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