Essai de philosophie de l’esprit (PE2-Spiritualité et théologie : conditions et process)

Introduction spirituelle (suite) : conditions et process

Donc trois lieux à examiner : conditions, processus, finalité. Le champ épistémologique de la vie spirituelle s’inscrit dans un espace de conditions initiales non statiques. L’expérience spirituelle évolue selon un mouvement de libération et d’inscription dans la vie. La finalité de l’expérience spirituelle est celle de la communication, de la communion même (Ah ! si ce mot ne s’était pas affadi !), de la créativité inépuisable et de l’émerveillement. Il serait imprudent de figer l’espace des conditions, le lieu du processus et celui de la finalité, dans un carcan méthodologique définitif. L’histoire apporte de nombreux traités de vie spirituelle, écrits par de grands sages et de grands saints, mais on peut parfois craindre qu’ils soient lus et vécus comme des sortes de chemins imposés. Le disciple de l’écrit d’un maître spirituel risque d’omettre le fait que ces écrits sont des écrits d’expérience et de tâtonnement.

Ici, je propose d’enraciner la réflexion spirituelle sur les manifestations de la vie, présupposé fondamental de notre époque, comme hier ce fut la mécanique mathématique (époque moderne) et auparavant l’essentialisme (moyen âge). Le présupposé de la vie est à lire d’une part au sens simplement biologique et écologique, d’autre part au sens existentiel du terme. Chacun sait que les êtres vivants se nourrissent des échanges avec leur environnement et s’enrichissent de leurs propres productions… En dernière analyse, le mouvement de la vie apparaît imprévisible. Bien prétentieux celui qui peut prédire une évolution à partir des données antérieures ou des potentialités qu’il croit y lire. Les conditions évoluent tout le temps, les systèmes vivants évoluent et se métamorphosent en fonction de leurs expériences antérieures et de la complexification de leur structure. Mais ils repassent de nombreuses fois, tout en s’enrichissant, par des lieux et des formes semblables. On peut imaginer les multiples rameaux évolutifs comme des spirales qui s’élargissent en croisant régulièrement divers rayons. Quant à la finalité des processus vivants, elle est sans cesse réorientée et redessinée en fonction de la créativité des évolutions.  A fortiori la vie de l’esprit ou de l’Esprit. La vie spirituelle progresse de la même manière.

Il n’y a donc pas de prédétermination, ni de programmation a priori dans l’évolution des vivants. Pas plus dans la vie spirituelle. Ce qui peut être décrit, ce sont les formes probables, potentielles, statistiques de ces évolutions. Le mot « potentiel » désigne dans mon jargon des formes abstraites universelles. Ces formes abstraites surgissent dans l’existence quand elles se croisent entre elles et quand rencontrent un lieu qui les délimite. L’existence n’est pas un choix de l’être parmi des possibilités abstraites. Elle est la rencontre concrète de ces possibilités et elle en ouvre sans cesse de nouvelles. Lorsqu’on chemine dans les alpages pour le simple bonheur de goûter la montagne, les ouvertures, vallées, cols, arêtes se dessinent au fur et à mesure de la marche. La promenade est une finalité en soi. Si j’ai programmé à l’avance de monter telle crête et si je me polarise sur ce programme, je risque de rater les multiples manifestations de la vie qui peuvent ouvrir d’autres aventures… et manquer du même coup les infinies variations de l’être et de l’esprit. Je renvoie à ma réflexion philosophique.

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Je ne dirais donc pas grand chose des conditions initiales de la vie spirituelle. Le mot « initial » est trompeur. Le temps du vivant n’est pas le temps des horloges. Les conditions apparaissent et se métamorphosent naturellement au fur et à mesure que le processus de la vie spirituelle se développe. Toutefois, puisque nous sommes dans le champ du « spirituel », il est important de cerner ce que l’on peut mettre sous le mot « esprit » ou « Esprit ». Des montagnes d’ouvrages de philosophie, de théologie, d’éthique, de spiritualité (c’est normal), de développement personnel, de psychologie et d’ésotérisme même, ont été écrits sur la notion ou le concept. Or l’Esprit, par essence, échappe sans cesse à toute saisie conceptuelle et il se décline sur toutes les marches de l’échelle du réel. Il est essentiellement et réellement mouvement, si on peut se permettre cette digression ontologique. C’est bien ennuyeux pour ceux qui cherchent des sécurités conceptuelles a priori.

Certains veulent y voir une sorte de fluide invisible traversant les choses : j’écarte tout de suite cette sottise que les philosophes post-cartésiens ont démonté définitivement. L’esprit se manifeste d’abord comme expérience subjective. Il s’inscrit dans les rapports dialectiques entre conscience et corps, conscience et sensation, entre conscience et conscience de soi, entre subjectivité et objectivité, entre sentiment et entendement, entre raison et foi. Il désigne aussi, de manière plus objective, le moteur d’une communauté, d’une classe sociale ou d’un espace politique (comme on parle de l’Esprit du peuple, d’une nation, ou l’Esprit d’une culture ou d’une civilisation). Il peut être lu, sans contradiction avec les modèles scientifiques, comme la structure, le système ou la dynamique des êtres naturels (toujours sous l’angle phénoménologique). Il inspire, telle une matrice nourrissante, les artistes, les poètes, les musiciens, les créateurs, les prophètes et les sages. Et puis bien sûr, on parle dans les grandes religions abrahamiques de l’Esprit de Dieu ou de l’Esprit Saint. Dans ma petite philosophie de papillon, l’Esprit a quelque chose à voir avec le tissage des évènements et leur processus. À ces catégories, on peut ajouter des significations plus périphériques comme l’esprit de sel, l’esprit d’un livre ou l’esprit de l’alcool.

On oppose souvent l’esprit à la matière ou à la nature, énorme erreur héritière de la gnose antique qui méprisait la matière et le corps. L’erreur a été relayée par un mauvais essentialisme et un mauvais dualisme cartésien (opposition corps-âme) assaisonnée de Platon (opposition monde sensible-monde intelligible) et elle est à la source de toutes les dérives gnostiques dans lesquelles sombrent un grand nombre d’aspirations spirituelles : fuite du corps et de la sexualité, de l’histoire, du temps, de l’industrie humaine, du politique, et en définitive de la finitude et de la mort ; enfermement dans des sectes, des églises ou dans le privé et dans l’ésotérisme. D’un point de vue phénoménologique, la matière, au sens physique du terme, peut être considérée comme une figure et un moment particulier de la vie de l’esprit. Dans la physique moderne, la matière s’est déjà ratatinée à n’être qu’une forme d’énergie et d’information, ses propriétés se dissipent dans le continuum spatio-temporel… et même plus largement, elle s’évanouit dans des catégories abstraites et s’effrite sous les prises de l’expérimentation. Ici le vrai Descartes pourrait revenir : la première certitude est bien celle de l’esprit pensant. Restons-en là, car Descartes a oublié quelques points essentiels, notamment le corps vivant, et je ne voudrais pas m’engager sur ce terrain.

Bref, esprit, Esprit, mot piège. Pour cette raison, un peu dans la ligne de la phénoménologie d’un certain très grand philosophe allemand du début du Dix-Neuvième siècle, mieux vaut indiquer les manifestations, figures et moments de l’Esprit, plutôt que de le fossiliser dans une définition. Je broderai les conditions de manifestation de l’Esprit, subjectif, objectif, social, politique, cosmologique ou métaphysique (pourquoi pas ?), autour de quatre axes principaux et effectifs : l’écoute, la liberté, la créativité et le tissage des relations. L’écoute est une condition de vie spirituelle reconnue universellement : je n’ai pas besoin de le commenter. Il est une condition qui produit le monde extérieur : un être qui n’écoute pas est fermé sur soi et se dégrade. S’il n’est pas écouté, le même risque existe. Il serait plus juste, vu la dynamique de l’Esprit, d’appeler les deux axes suivants dans leur forme effective : libération, création. On peut y ajouter, dans la perspective du vivant, fécondation… Le tissage des relations est aussi à penser en terme de dynamique et d’action. Nous pouvons ainsi percevoir, dans une perspective phénoménologique ai-je écrit, les quatre conditions initiales et accompagnatrices d’une vie spirituelle : elle doit reposer sur une appréhension d’un monde extérieur ; s’exercer dans la liberté ; elle doit être fertile et féconde, produire du fruit, des êtres nouveaux, intérieurs et extérieurs ; elle doit apparaître comme énergie d’alliance et d’organisation (au sens large du terme).

Le tissage est très important : il est souvent oublié dans les méthodes qui proposent une progression spirituelle d’un point de vue strictement individualiste. Il est d’autant plus important qu’une des grandes révolutions de la pensée de ces derniers siècles est la mise en évidence de la dimension métaphysique de la relation et des interactions (contre l’ancienne et envahissante philosophie essentialiste d’autrefois). Les quatre conditions de l’exercice spirituel sont interactives et synergiques : elles conditionnent, se conditionnement mutuellement et se renouvellent ensemble, avec des accents différents d’un moment à l’autre, d »une figure à l’autre.

Qui dit vie dit aussi mort, ou plus exactement finitude. Si on songe au concept de mort au sens biologique ou écologique du terme, il serait plus judicieux de l’opposer à la naissance plutôt qu’à la vie. D’un point de vue existentiel, en revanche, la mort est une réalité permanente qui se manifeste par l’expérience des finitudes, des échecs, des diminutions, des passivités, des souffrances, des frustrations. Dans le sens biologique, la vie contient la mort comme une nécessité pour l’apparition de nouvelles formes et de nouveaux phylums. Dans le sens existentiel, la mort s’oppose dialectiquement à la vie comme heurt à ce même processus de développement et de créativité. Si l’Esprit est saisi dans l’analogie du vivant, les mêmes distinctions seraient à approfondir. Mais pour ne pas alourdir le propos, je préfère laisser cette réflexion en arrière plan.

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Le processus de la vie spirituelle sera décomposé en cinq étapes. Arrêt immédiat : ce n’est pas parce que je parle de « processus » qu’il faut comprendre les étapes sous une forme chronologique ou structurelle, comme si elles étaient des chemins obligés. Reprenons l’image géométrique. L’esprit progresse comme une spirale qui s’élargit vers l’extérieur, ou comme une vrille qui creuse vers l’intérieur, ou comme une hélice qui monte vers le haut ou descend vers le bas, ou comme un torseur qui s’enroule radialement et tangentiellement à partir d’un centre… ou vers un centre. J’ai toujours été frappé par la proximité sémantique entre esprit et spirale. Les trajectoires progressent en figures différentes, mais elles repassent sous des mêmes angles… En réalité, ce que j’appelle « étapes » ne sont que des abstractions ou si l’on préfère, des potentialités formelles qui permettent quelques repérages. Il serait donc maladroit de les figer. Elles interviennent comme des référentiels, comme des lumières qui éclairent le chemin, mais qui ne doivent jamais rester excessivement fixes pour permettre la liberté de la vie.

Quelles sont ces étapes ? Oh, je ne vais pas me fatiguer. Puisque je me situe du point de vue de la tradition chrétienne, juive, biblique, je vais reprendre, en les torsadant un peu sur le métier à tisser, les processus bibliques. Que les exégètes, les théologiens et les historiens me pardonnent, mais je vais prendre quelque liberté par rapport aux interprétations officielles, orthodoxes ou scientifiques. Je distinguerai donc cinq étapes. Pour des personnes qui appartiennent à d’autres traditions religieuses, spirituelles ou pourquoi pas agnostiques, à elles de relire les étapes que je propose selon leur tradition et leurs catégories de pensée.

Les deux premières étapes sont des étapes de forme négative, au sens hégélien du terme, c’est-à-dire de libération des essences : le travail du négatif. Deux étapes de « libération ». Elles correspondent en gros à l’expérience de l’Exode des hébreux hors d’Égypte, dont j’ai déjà parlé, et à celle de l’expérience de l’Exil du peuple de Juda en Babylone. Les deux étapes qui suivent sont des étapes d’extension et de tissage de l’esprit. La première (troisième donc dans le processus) est fondamentale à ma réflexion ; c’est l’entrée dans le procès de l’homme avec Dieu, ou avec son propre idéal ou son « soi ». Elle mène à une certaine nuit des sens et de l’esprit qu’exprime très bien le thème de la théodicée (la question de l’absurdité du mal et de la souffrance, voire de l’existence, face aux représentations simplistes d’un Dieu bon, tout puissant et sauveur ou face aux solutions intellectuelles, philosophiques ou thérapeutiques faciles et racoleuses). La seconde étape de ce moment est l’extension de l’esprit et de l’Esprit aux dimensions de la vie, du monde social, culturel et politique, et de l’univers, sorte d’ouverture hors de soi pour un soi plus vaste que soi.

Quant à la dernière étape, la cinquième, permettez-moi de la garder pour moi et de ne pas l’exposer. Juste une indication : elle repose sur la conviction que le mystère le plus caché depuis la fondation du monde est situé dans celui de l’amitié, de l’amour, des relations singulières.. mystère qui plonge ses racines dans l’être lui-même, dans la vie même de l’Esprit si l’on veut, dans la fécondation infinie de l’être comme vie. Pourquoi est-ce que je ne l’expose pas plus longuement ? Pour deux raisons : Tout d’abord et simplement, parce que je n’ai pas encore trouvé les mots pour les dire ; ces mots ne peuvent pas exister dans un langage écrit ou oral. La poésie de l’être et celle de l’esprit dans son processus et sa fécondité doivent suffire en elles-mêmes. Deuxième raison : je suis très réservé à l’égard de l’utilisation insouciante du mot « amour » qui signifie souvent n’importe quoi aujourd’hui… et qui doit traverser ou contenir toutes les étapes antérieures pour être saisi dans son être et dans son esprit : libération des attaches extérieures et du soi, entrée dans la parole et la finitude et acceptation de l’altérité, extension au cœur de la vie et de l’univers. Il n’est pas interdit d’aimer, bien au contraire, mais expérimentons l’amour avec l’infini égard qu’on doit à ce qui est la vie même de l’esprit.

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Deux dernières remarques avant analyse plus poussée. Ce n’est pas parce que je me risque à un tel exposé que je suis moi-même à la hauteur de ce que j’écris. Je regarde, assis sur la digue, les vagues qui frappent la jetée et l’horizon marin où disparaissent les navires, et j’imagine, informé par les cartes que j’ai lues, les territoires entrevus. Mais je n’ai pas beaucoup voyagé moi-même et la carte (superficielle) n’est pas le territoire (profond). Vous savez que ma pensée est une philosophie de papillon. Par conséquent, que chacun garde sa part d’humour, d’esprit critique, d’ironie s’il veut, en fonction des lieux où il a voyagé. Toutefois, s’il vous plaît, si le recul humoristique est nécessaire, qu’il ne s’exprime pas dans le sarcasme facile (une fuite en fin de compte). J’admets que dans certains moments, on a parfois besoin, par soulagement ou même par méchanceté, de rire des autres (cela m’arrive souvent) et de rire de soi-même (cela m’arrive quelquefois), mais ces attitudes, il est préférable de les partager entre amis pour ne pas risquer de détruire les personnes et les situations fragiles, et ne pas nuire à la puissance créative de la vie… À une exception près, de type « prophétique » : le droit de rire pour dénoncer des injustices ou des abus publiquement reconnus. Que la contestation ne s’exprime pas non plus dans la lâcheté de l’abandon sous prétexte que le propre du mystère est de nous échapper : cette dernière proposition sert trop bien les clergés, les tyrans, les experts et autres manipulateurs religieux, techniques ou politiques (1). Elle peut aussi conduire à un certain découragement par conscience de notre impuissance locale (cela m’arrive aussi).

Et enfin. Il y a un triple risque dans l’exposé que je propose : un risque mythologique, à savoir une abstraction ou une psychologie du discours hors de l’histoire réelle ; un risque idéaliste ou spiritualiste, à savoir un oubli du corps, de la matière et du temps ; un risque idéologique, à savoir une réduction de toute l’expérience à sa seule dimension politique ou socio-économique. Pour se garder de ces risques, garde sur laquelle je n’aurais pas le temps ici d’entretenir une veille permanente, que le lecteur pense toujours en arrière-fond que ce que j’essaie de décrire cache des aspects politiques, existentiels et corporels, et qu’en chaque point, la critique scientifique et historique doit demeurer sur le qui-vive. Comme le sont des soldats sur une tour de veille, ou comme le sont des « serre files » dans une palanquée de plongée (on a toujours besoin, lors d’une plongée, d’une ou deux personnes d’expérience qui suivent et surveillent les erreurs des plongeurs moins expérimentés).

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Les étapes maintenant. Commençons par les deux premières étapes, celles que j’appelle étapes de libération. La première étape de l’expérience spirituelle que j’associe à l’expérience de l’Exode est une libération par rapport aux liens et aux déterminismes extérieurs à soi. J’en ai touché un mot dans l’article précédent. La seconde étape que j’associe à l’expérience de l’Exil est une libération par rapport à soi, par rapport à ses propres certitudes et sécurités. Ces étapes, dans le texte biblique, sont exposées sous un angle chronologique. En réalité, il faut aussi les saisir en spirale sous l’angle corporel, existentiel, politique et scientifique ; ce qui n’exclut nullement la dimension chronologique, naturellement. L’expérience d’avant et d’après l’exil à Babylone par exemple, peut parfois ressembler à un retour en arrière pire encore que le repli sur des sécurités extérieures.

Première étape donc, l’étape de libération à l’égard des déterminismes et des contraintes extérieures à soi. Elle est décrite dans la perspective biblique à travers la libération du peuple hébreu de l’esclavage imposé par les égyptiens. Je l’ai déjà expliqué, peu importe ici la réalité historique : raconte-t-on, sous une forme légendaire enjolivée, l’histoire de quelques nomades qui échappent à une milice de cultivateurs ? Ces derniers se seraient empêtrés dans un marécage ; et la transmission orale aurait transformé ce fait en une traversée d’une Mer qui se fend en deux ? Laquelle traversée devient à son tour une nouvelle naissance hors des eaux, image reprise dans les textes de Création ? Peut-être. Cela a peu d’importance. Il s’agit du cri suivi du combat de tous les opprimés, des exclus et des sans voix, contre les puissances politiques et religieuses qui les assujettissent. Je n’insiste pas, c’est facile à comprendre. L’adolescent qui se démarque de l’emprise de sa famille est dans la même problématique : pour devenir soi et totalement soi, il doit se libérer du mieux qu’il peut des contraintes économiques, vestimentaires et alimentaires familiales, et plus encore de l’empreinte socio-culturelle et morale de ses parents… et parfois même prosaïquement des projections que ses parents infusent en lui. Que les parents qui ont eu des ados me le confirment ! Les ascètes considèrent aussi ce passage comme obligatoire : se libérer des passions désordonnées, comme ils disent, c’est-à-dire des pulsions gourmandes, sexuelles, etc. À titre personnel, je suis réservé quand le discours ascétique devient un bavardage de gourou : ces apparents désordres expriment la vie du corps et des sens. Ils deviennent ambigus quand ils envahissent tout le champ de l’activité et de la conscience. OK. Mais s’en passer systématiquement n’est pas très malin non plus et conduit soit à des désordres psychologiques et physiologiques, soit à des comportements méprisants à l’égard des plus petits et plus fragiles, soit à des idées gnostiques coupées de l’histoire, du politique et du corps.

Au niveau de cette libération nécessaire, je m’insurge contre toutes les attitudes spirituelles qui prétendent qu’il faut accepter la réalité politique, sociale ou existentielle telle qu’elle est et que l’important est de se changer soi-même. Le prétexte est une vieille attitude fataliste qui pense que le monde est ainsi, qu’il a toujours été ainsi et qu’on ne peut rien y changer. Et le résultat est un conservatisme qui peut dériver vers l’immobilisme. La somme des individus, même saints, n’a jamais créé une société meilleure. Inversement, il est apparu de grandes réformes sous l’influence de personnes individuellement odieuses. Je renvoie au regard pertinent de Machiavel. Qu’on ouvre les yeux et qu’on regarde l’histoire dynamique des êtres vivants : c’est l’histoire d’une oscillation incessante entre la lutte pour exister et se développer, et l’affirmation de soi, son espèce, son individualité, dans un environnement déterminé. L’histoire des hommes et de l’esprit, la « Noogenèse » (2), progresse de la même manière. En quoi est-ce une expérience spirituelle ? Le combat, la lutte pour une libération, est destiné à affranchir le « soi ». Appliqué à l’expérience personnelle, chacun sait qu’il sera d’autant plus soi-même qu’il se libérera des contraintes qui le maintiennent dans son petit confort « égyptien ». Les hébreux, une fois dans le désert de la liberté et de la marche, regrettaient parfois les oignons de l’Égypte et voulaient retourner à leur servitude, au confort de la servitude. Leur maître spirituel, Moïse, les en empêchait. Toutefois il n’interdisait pas des temps de repos pour souffler un peu. À ce niveau de notre processus, la liberté n’est pas associée à facilité et à bonheur. L’est-elle une fois, du reste ? Oui, je le pense : lorsque la liberté débouche sur la vie, la fécondité, la créativité (3).

L’étape de libération, de mouvement vers plus d’indépendance, ouvre également à l’intériorité, au sens large du terme : intériorité collective et intériorité individuelle. J’essaie de me libérer des contraintes extérieures. OK. Mais vu qu’il existe un monde hors de moi, je vais devoir me bâtir des exigences intérieures, des contraintes intérieures, dont je serai le maître, pour me mouvoir dans ce monde extérieur : une discipline, quelques principes. Mais il s’agira maintenant d’une discipline au service de soi, et non d’une servitude imposée. Le pianiste qui s’exerce des heures et des heures à des arpèges et des gammes, le peintre qui se risque à de multiples esquisses, l’écrivain qui s’oblige à se lever tous les matins à la même heure ou le député qui s’oblige à écouter deux jours par semaine ses concitoyens (ça doit exister !), s’imposent des disciplines pour l’épanouissement de soi et pour le service des autres. Les servitudes sont intériorisées. Extérieur et intérieur sont deux conditions du vivant : et entre les deux, une membrane permet l’échange d’informations (4). Quant à La créativité, elle naît aussi des contraintes intériorisées comme tous les artistes et les hommes d’action le savent. L’intériorisation, sous forme d’autonomie et de créativité, apportera ainsi plus de richesse au réel, à l’être, à la vie, à l’Esprit, que toute organisation extérieure, aussi belle soit-elle.

Il y avait aussi un enjeu religieux et théologique dans la libération des hébreux de l’Égypte. Il y est question de « Dieu » ou de « dieux ». Vous remarquerez, comme je l’ai déjà signalé, que je ne me risque pas dans une définition de ce qu’on appelle « Dieu ». Tout simplement, parce que ce mot est trompeur dans la tête des gens, ici dans les pays occidentaux (ailleurs aussi, du reste !). Donc, toujours sous un angle phénoménologique, je me contenterai des manifestations et des croyances. Dans le cadre de l’Exode, s’opposent le Dieu des hébreux, une divinité nomade qui passe alliance avec des tribus et leur fait des promesses, et les divinités égyptiennes du panthéon, celles des sédentaires et des agriculteurs, qui justifient les pouvoirs et leurs institutions en place. J’insiste une nouvelle fois sur ce point non négligeable : la religion peut légitimer la forme socio-économique et culturelle, parfois même les architectures intellectuelles et philosophiques (c’est le cas dans les philosophies grecques et romaines), et par voie de conséquence une passivité et une soumission des esprits. Le pouvoir du Pharaon, comme plus tard celui de l’Empereur romain ou des monarques et pontifes médiévaux, sont à l’image de l’ordre de l’Univers, lui-même à l’image de l’ordre divin. Tout ce qui est en-dessous d’eux, institutions, clergés, organisation sociale, politique, économique, religieuse, doivent se soumettre à cet ordre divin. Face à cela, une autre vision religieuse, dite prophétique : elle revendique la valeur en soi des personnes et des communautés (communautés de destin ou communautés librement choisies) contre toute forme de tyrannie, de despotisme, voire de totalitarisme. Elles appellent à un combat et une vigilance permanente. Dans l’expérience spirituelle, ce combat s’appelle simplement « combat spirituel ». Il existe dans toutes les grandes traditions religieuses et n’a pas grand chose à voir avec le « New Age ». Ce qui est vrai d’une communauté, d’une classe sociale ou d’une nation, l’est aussi des individus dans leur existence familiale, professionnelle ou culturelle. Aujourd’hui, dans nos pays, la dimension religieuse n’est plus le référentiel. Les tyrannies et les esclavages peuvent être d’un autre ordre (technique, financière ou médiatique par exemple) et ils possèdent aussi leurs propres légitimations. Je laisse à chacun le soin de les repérer.

Mais nous n’en sommes qu’au premier moment de notre processus. Désormais acquis, il s’inscrit dans notre génétique spirituelle. Le Dieu des nomades n’est plus une force extérieure qui justifie un ordre social statique, mais il est un être intérieur au peuple qui accompagne le peuple et se soucie de lui. Transposé dans le domaine de la vie spirituelle, à l’échelle de l’individu ou à l’échelle des collectivités qui se libèrent de leurs asservissements externes, l’Esprit est désormais lié à soi, et devient progressivement intérieur à soi. La Bible exprime le lien avec l’Esprit historiquement et pratiquement sous forme d’une alliance et d’un certain nombre de signes et de pratiques : la Thora, la circoncision, une législation etc. Cette présence de l’Esprit en soi, cette reconnaissance, est irréversible. Ceux qui l’ont expérimentée savent qu’il est difficile de revenir en arrière, sans l’impression d’une régression. Qui a goûté à la liberté de l’esprit ne peut plus rêver à la sécurité sans en ressentir une douleur. Mais c’est une situation déchirée entre la nostalgie du confort extérieur d’antan et le désir d’approfondir l’aventure. D’où la tentation de vouloir gommer cette déchirure.

C’est là que surgit insidieusement un nouveau danger : la recherche du confort et de la sécurité non plus à l’extérieur de soi, mais en soi. Ici survient la deuxième étape de libération au sein de notre processus spirituel : la libération par rapport à soi.

– Ce sera l’objet du prochain article –

(1) Spinoza aurait écrit que la tristesse et le découragement servent trois personnes : le tyran, l’esclave et le prêtre ! c.q.f.d. On pourrait aujourd’hui y ajouter le psychologue (le mauvais, j’entends, le psychologue-cuisinier, celui qui puise les solutions dans son livre de recettes !).

(2) Expression de Teilhard de Chardin ou d’Edgar Morin qui exprime l’évolution de la sphère de l’esprit (« noos » en grec) qui se tisse, via les activités et créations des hommes, sur la surface de la Planète Terre. Chez Teilhard, elle englobe toute la matérialité de cette évolution, économie, œuvres artistiques, religion, structures sociales et politique. Chez Morin, elle reste au plan mental.

(3) J’ai écrit un long développement sur la liberté dans mes essais sur le développement durable.

(4) Écologie et biologie marchent ensemble ! Voir la réflexion d’Edgar Morin dans le Tome II de sa Méthode.

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