Essai de philosophie de l’esprit (PE3-Spiritualité et théologie : process – suite)

Introduction spirituelle, process (suite) : libération de soi

Seconde étape du processus de libération spirituelle, avant les étapes de vie de l’esprit à proprement parler : la libération de soi. Continuons l’analogie biblique.

Une des plus déchirantes expériences vécues de l’aventure biblique est celle de l’Exil du peuple de Juda, royaume situé au sud de la Palestine actuelle. Historiquement, on sait qu’il s’agit de la déportation de l’élite de la nation dans la grande cité de Babylone. Elle est moins connue que l’événement de l’Exode, puisqu’il n’y eut ni Hollywood, ni un Cecil B. De Mille, ni un Walt Disney pour la promouvoir. Les images de l’Exil sont moins spectaculaires que celles d’un Nil qui se couvre de sang ou d’une Mer qui se fend en deux ! Pour les habitants du petit royaume, l’invasion de la nation par les babyloniens est un cataclysme. Plus encore, l’est la destruction de leur Temple, le Temple de Salomon, qui symbolisait l’identité même de la nation. L’invasion est suivie de l’exil de l’élite politique, religieuse et intellectuelle de la nation vers la grande Cité mésopotamienne. Quelques décennies plus tard, il y aura un retour d’exil, puis une relecture de l’expérience. Mais pesons d’abord l’expérience initiale.

Avant le choc. Les habitants du Royaume de Juda au Sixième Siècle AVJC, reste du vaste Royaume de Salomon, se croyaient protégés par leur divinité du désert, YHVH, que les juifs d’après l’Exil appellent Adonaï. Air connu : « Gott mit uns », « Dieu à nos côtés » ! « Rien ne peut nous arriver ! ». L’Arche d’alliance, emblème de la présence d’Adonaï dans leur marche au désert trônait au cœur du Temple, victorieux de tous les autres dieux de la région. Adonaï nous a aidés à triompher des armées égyptiennes, puis à conquérir des territoires nouveaux, et à se sortir de bien d’autres tribulations. Il nous a sauvés d’une invasion des armées assyriennes, de la ville de Ninive qui fut la grande concurrente de Babylone. Tralala ! S’il est avec nous, avec moi, est en nous, est en moi, plus rien ne peut nous ou me détruire. Chantons et buvons, rions, sourions des autres, nous sommes tranquilles ! Nous sommes les plus forts, quels que soient les événements.

Ben voyons !

Actualisons la figure biblique et poussons le bouchon plus loin en extrapolant sur un terrain psychologique, puis sur le terrain social et le terrain éthique. Sur une pente savonnée, le « Dieu avec nous » glisse subrepticement vers le « Soi suffit ». L’Adonaï de l’Exode est toujours avec soi, OK. Il est indestructiblement en soi. Il a aidé le peuple à sortir des servitudes… Je construis un temple intérieur pour lui, je le fixe. Déplacement subtil : le « Dieu en soi » gagné suite au combat se transforme en « Dieu Soi », puis en « Soi Dieu », enfin en « Moi = Dieu ». Je suis Dieu. Dieu c’est moi. L’ego se confond avec l’absolu. Plus besoin d’un Dieu, d’un Gott, d’un God extérieur ou intérieur à soi. Tel est psychologiquement la situation du peuple. L’être est l’Ego. Aujourd’hui, on surprend parfois l’idée selon laquelle l’ontologie se confond avec l’essence du soi. Pas directement sous cette forme ramassée, mais sous des formes proches. On pourrait nommer une telle forme psychologique et morale le « gouffre du soi en soi ».

Les paragraphes qui suivent décrivent des évidences que chacun peut constater. L’assurance que l’être soi est le vrai s’empare souvent des jeunes individus, groupes, nations ou autres entités qui s’inscrivent dans une conjoncture de développement. Une conjoncture qui s’articule autour des deux variables suivantes : d’une part, l’entité (individu, groupe) est en phase ascendante ; d’autre part, elle ne connaît pas autre chose qu’une expérience, la sienne. À l’échelle individuelle par exemple, cette situation concerne des personnes en phase de croissance dans les universités, les associations, les entreprises, les collectivités. Elles ont réussi et réussissent ce qu’elles entreprennent. Elles grimpent dans les échelons de la hiérarchie, étendent leur influence physique, morale, intellectuelle. Elles triomphent dans les stades ou sur des scènes. Je réussis, donc je suis le meilleur, le plus fort, le plus doué, j’ai raison. Babylone n’a pas encore frappé.

La variable ascensionnelle ne suffit pas. Il faut y adjoindre la polarisation. De telles entités grimpent en ne suivant qu’un seul axe, au sein d’un seul domaine d’expérience ou d’une seule spécialité. Toutefois leur hyper-spécialisation les met en péril. Pour illustrer ce fait rappelons l’adage scolastique selon lequel « l’homme d’un seul livre est dangereux ». On peut traduire : l’homme ou la femme d’une seule spécialité ou d’une seule expérience, aussi riche soit-elle, est à la fois en péril pour lui-même et inquiétant pour les autres, tout en se pensant en sécurité : comme le petit Royaume de Juda avant l’invasion babylonienne. J’ai constaté une telle dérive chez de jeunes scientifiques, de jeunes économistes, de jeunes universitaires tout droit sortis de leurs études (1). Sur le terrain religieux extrêmement glissant en raison de la référence absolue, c’est également le problème des convertis. Le monde n’est perçu qu’à travers une seule lunette. Ce qui est vrai des individus peut être extrapolé au plan des entités plus larges, comme une entreprise ou une nation.

Croissance et polarisation conditionnent le risque d’un soi trop certain de son Dieu intérieur, de son soi. Dérive pathologique. Aux dépens des intéressés, il s’insinue une condescendance à l’égard des autres, un mépris d’autres domaines de compétence et d’action que le sien. Mon Adonaï est supérieur aux autres dieux, je suis supérieur aux autres. Il arrive qu’une entité se fasse piéger par un soi tellement envahissant qu’elle finit par réduire le monde entier à n’être qu’un reflet de soi. « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour le monde » ! Dérapage vers des pathologies paranoïaques. À l’échelle spirituelle et psychologique de l’individu, elles engendrent des gourous et des fanatiques. À une échelle intellectuelle et religieuse de groupes, elles génèrent des dogmatismes et des inquisitions. L’intellect, le cœur, la mémoire, le levier de la volonté et de l’action, se laissent submerger par une lueur qui illumine tout, donne sens à tout. Elle donne le droit de sermonner les proches et parfois le monde entier (1). De la conviction de se croire sage et vrai à l’esprit d’inquisition, il n’y a qu’un pas : l’Inquisition est le prototype des servitudes de soi qui s’opèrent dans la servitude des autres… et elle est le prototype de tous les totalitarismes.

L’illusion spirituelle est d’autant plus redoutable qu’il est plus ardu de s’affronter à soi, au divin en soi qu’à des servitudes imposés par des contraintes extérieures : le concept de Dieu est attaché à celui de sacré ou de tabou, d’infini et d’absolu. Si la contrainte est extérieure à soi, il est encore possible de l’éviter, de la fuir, de la nier, de s’enfuir dans les bois, de traverser des mers, de s’embarquer pour de longs voyages. Intérieur à soi, le défi est autre. Comment oserais-je mettre en interrogation une certitude intérieure, divine ou non, acquise non par la logique ou le raisonnement, mais par une lutte intérieure, par une appropriation qui suivit une libération ?

On notera le mouvement de la dérive : servitude extérieure, libération de la servitude, certitude intérieure, servitude intérieure, despotisme ou inquisition.

Transposée au plan politique, l’illusion du soi absolu enfante des tyrannies, des totalitarismes ou inversement des comportements de kamikazes. L’illusion prend le visage d’idéologies politiques et philosophiques que soutiennent des partis, des églises, des courants de pensée même apparemment neutres (aujourd’hui, par exemple, le scientisme technocratique ou l’économisme tous azimuts). En phase d’expansion, des communautés, des peuples, des grands Empires se sont souvent laissés piéger par la conscience d’être supérieurs. La situation empire lorsque la conscience et la capacité du pouvoir sur les voisins s’en mêlent. Non seulement les vainqueurs et conquérants s’estiment supérieurs, mais en plus ils imposent leur vision et leur volonté aux autres : glissement de l’idolâtrie (de soi) vers la magie (pouvoir sur les autres).

Pourtant combien l’histoire apporte-t-elle de démentis, de désillusions et de contradictions ! Combien de civilisations dominantes se sont effondrées ou ont déchu ! Combien d’Empires se sont éclatés, alors qu’ils se pensaient maîtres du monde ou maîtres de leur destin ! Même les nationalismes les plus entêtés sur eux-mêmes finissent par se heurter aux autres nationalismes. Pourquoi ne pas également lire l’histoire des sociétés industrielles sous cet angle ? Combien de sociétés industrielles ou de service se sont-elles effondrées ou diluées, trop sûres d’elles-mêmes bien plus que par l’effet de concurrences ou de mondialisation ?

Pardonnez-moi si j’enfonce des portes ouvertes, au risque d’être ennuyeux et convenu. Il ne s’agit pas d’exposer quelques platitudes psycho-fastoches, pessimistes ou désabusés. J’analyse un moment et une figure déterminée dans le cadre d’un processus de libération spirituelle. La début de ce moment est symbolisé par la situation d’avant exil, à savoir une certitude de soi qui se confond avec la certitude d’être et d’agir dans la vérité. À chacun d’alimenter la réflexion.

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Les anciennes religions n’étaient pas sottes quand elles se méfiaient de ce qu’elles appelaient l’idolâtrie et de son corollaire, la magie, dont j’ai parlées ci-dessus. L’idolâtrie est fusionnelle : on adore quelque chose qui n’est en réalité qu’une fabrication. Fabrication d’un objet, d’une image ou d’une idée, que l’on va adorer. Même si la fabrication a demandé du travail et de la sueur. Quand il s’agit d’une fabrication de soi, une projection de soi dans le divin ou dans un monde idéal, le processus d’idolâtrie est plus pernicieux. La confusion des croyances, des certitudes et de ma sagesse avec le réel et avec le bien est une forme gauchie et plus subtile de l’idolâtrie grossière. Quand ces croyances s’ornent du vêtement de la raison ou du dogmatisme, le péril se mue en un poison insensible qui imprègne le vêtement. L’intéressé ne le ressent pas et il est étouffé à son insu.

Quant à la magie, utilisation des pouvoirs que la victime de l’idolâtrie croit posséder pour manipuler, voire contrôler les autres, elle prolonge l’illusion. Glissement de l’illusion intellectuelle et spirituelle vers l’illusion éthique et politique. Elle a débuté historiquement sous des formes para-religieuses : sorcellerie, cartomancie, astrologie, occultisme de toutes sortes, puis s’est continuée au travers de la prise de pouvoir sur les consciences, par des prêtres et des structures cléricales. Elle devient tragique quand le magicien ou le prêtre croit réellement à son pouvoir… Pouvoir de discerner le bien du mal, pouvoir de faire le bien ou d’imaginer faire le bien, j’entends. Même si ça marche de temps en temps ! Qu’y a-t-il de pire que d’imposer ou de vouloir imposer le bien ! (2) Aujourd’hui, la magie se déguise et se porte très bien, sous des apparences logiques et rationnelles, en dehors des cercles religieux ou ésotériques : manipulation des consciences, emprise idéologique, utopie techno-consommatrice, etc. L’esclave d’hier peut devenir le tyran de demain.

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Débrayage : qu’on soit clair. Je ne critique pas la confiance en soi et l’immense travail nécessaire pour se libérer, prendre conscience de soi et s’approprier un espace et un temps propre, une volonté propre. Loin de là. La confiance en soi est nécessaire dans le processus d’intériorisation de l’esprit, comme la première étape de libération le démontre. Elle est nécessaire pour bâtir et pour créer, pour se bâtir et pour se forger une identité. Elle a été et est nécessaire aux grandes avancées de l’histoire, dans tous les secteurs de l’humanisation : arts, religions, sciences et techniques, droit et politique. De grands personnages ont bâti des empires et des œuvres malgré, voire grâce à leur ego envahissant. Dans l’expérience biblique de l’Exode, la confiance en soi a permis la mise en mouvement hors de l’esclavage. Elle ne s’est d’ailleurs pas terminée sur un arrêt définitif et satisfait dans un oasis tranquille.

Le problème apparaît quand le soi s’enferme dans son essence. De même qu’un système physique qui se ferme se dégrade, un système qui se fige rétrograde et s’étouffe. Un événement brutal ou une dégénérescence chronique peut le détruire. Je ne nie pas la nécessité de l’oasis où l’on peut se reposer, boire et se restaurer. Mais s’y réfugier ou s’en satisfaire n’empêchera pas les deux forces suivantes d’agir : d’une part les puissances de mort rappellent que l’espace de l’oasis est borné -même si cet oasis s’appelle Dieu-, d’autre part les énergies de la vie poussent l’esprit vers l’avant. Bref, il existe une confiance en soi vivifiante et une confiance en soi mortelle. La fausse confiance en soi, mortelle, consiste à confondre sa certitude et ses convictions avec la vérité, avec l’éternité, avec l’absolu et l’infini. La vraie confiance en soi passe par la conscience de la finitude, l’expérience des frontières, de la médiation de l’environnement et par l’acceptation sans conditions de l’altérité et du devenir. Elle viendra au langage et au corps par delà la seconde étape

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Choc. Dans le petit royaume de Juda, le monde de certitude de soi et du « Dieu avec soi » s’écroule avec la destruction du Temple de Salomon, symbole de la présence de l’absolu en soi. La certitude que l’Adonaï de l’Exode et de Moïse était là pour protéger éternellement  et universellement explose et s’effondre. Ce n’était pas si nouveau. Lorsqu’ils se sont enfuis d’Égypte, au temps appelé Exode, les hébreux se sont heurtés à un nouvel obstacle : la mer. Pour des nomades du désert, la mer, c’est la mort. On aime l’eau lorsqu’il s’agit de sources, c’est-à-dire d’eau entourée de terre. Toutefois d’après les textes, la magie a pallié aux peurs. Dans le cadre de l’interprétation de l’Exil que je propose, les certitudes intérieures se heurtent à l’insoutenable légèreté du soi qui s’est cru éternel et absolu. La disparition de la certitude de soi, du Dieu en soi, peut être lue de multiples manières : le choc révèle que l’être n’est pas ce que je croyais et m’imaginais. La certitude disparaît dans la nuit, dans la nuée. Elle apparaît fondée sur du sable, qu’il soit sable du désert ou sable des plages.

La destruction du Temple est suivie d’un exil. Un exil imposé par d’autres. Nous voici seuls dans un univers étrange, inconnu, aléatoire. Les événements ont balayé les dogmes et convictions comme le vent emporte les feuilles mortes. Je suis loin de moi, du soi si sûr qui précédait. Il apparaît un nouveau déchirement. Un déchirement en soi et non plus par rapport à des contraintes extérieures. Je ne suis pas ce que je croyais ou ce que j’imaginais de moi ; les constructions, les projets, les certitudes et les espérances ont été mises en déroute ; je doute de moi-même : dépression, auto-destruction etc. Je perds tout espoir, toute espérance.

L’univers biblique présente un petit personnage qui décrit, sous une forme existentielle, l’expérience cruciale de l’exil : il s’appelle Job. Cet homme est juste, droit. Il est riche aussi. L’histoire raconte qu’il est mis à l’épreuve par son Dieu (ou par Satan, dit le texte, mais Dieu et Satan sont d’accord entre eux !) : il perd ses richesses, ses terres, ses troupeaux. Pertes extérieures à soi. Il continue à louer son Dieu. Il perd ses domestiques, ses enfants, sa femme. Plus dur, déjà. Il continue à louer Dieu. Enfin, il est atteint en lui-même, malade, aux portes de la mort, repoussé par la société (Exil). Pour ajouter au trouble, le voilà mis en examen par de faux amis qui le culpabilisent de son état et le submergent de discours moralisateurs. Insoluble combat intérieur entre conviction du roc d’innocence que défend le malheureux Job, et corruption par l’acidité de la culpabilité que défendent les « amis ». Déchirement intérieur. Révolte. C’est quoi ce Dieu en qui je me fiais ! Tromperie. Qui suis-je ? Dans quel état j’erre ? Suis-je coupable de mon ancienne situation privilégiée ? Quel privilège ? Suis-je coupable d’exister ? Pire que Kafka ! À quoi sert-il d’être juste et sage si c’est pour être abandonné, pour souffrir et mourir comme les crapules et les sots ? Le monde est-il absurde à ce point ?

L’étape d’exil hors de soi est nécessaire à un moment ou un autre de toute expérience de l’esprit. Sa source s’origine souvent dans une épreuve mortelle qui surgit à l’improviste. Mais elle peut aussi provenir d’une destruction qui agit dans l’ombre, comme celle de la vieillesse par exemple. Vie et mort. Quelqu’un qui n’a pas côtoyé la mort ne peut savoir ce qu’est la vie, écrivait un philosophe allemand du début du Dix-Neuvième siècle. L’épreuve prend la forme individuelle et existentielle d’une crise de soi, d’un déchirement intérieur, d’une nuit de l’esprit comme le racontent les mystiques. Elle prend la forme sociale et politique d’une crise d’identité collective, économique, nationale, culturelle. Elle prend la forme intellectuelle d’un sentiment ou d’une expression d’absurdité, de « nonsense », d’injustice de la condition humaine. Elle est vécue dans le corps à travers la souffrance, la maladie, la vieillesse et la mort. Corps individuel. Corps social.

J’ai parfois tendance à penser que l’Europe d’aujourd’hui est en train de s’affronter à une telle crise existentielle, à une telle nuit de l’esprit. Après des siècles de domination intellectuelle, culturelle, scientifique, politique, économique, colonialiste, elle s’est heurtée à la tragédie d’une guerre totale et d’une division en deux pendant plusieurs décennies. Les efforts pour construire une nouvelle Europe sont louables et prometteurs. Mais ils s’affrontent àla violence du doute et du vieillissement (au propre et au figuré) face à la montée en puissance des jeunes nations, des jeunes continents. L’Europe encaisse également le retour d’une nature dont elle a voulu se détacher  avec réussite, mais qu’elle a ensuite violentée. Peut-être doit-elle mourir à soi-même, sortir de ses illusions, partir quelque temps en exil. ? Je laisse cette interprétation à la sagacité des lecteurs mieux informés.

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Retour d’Exil. Peut-on se sortir seul de la situation de l’exil ? La réponse est claire : dans un premier temps, non. Non au sens d’une volonté intérieure qui penserait trouver uniquement en soi les ouvertures et les énergies pour se libérer… Une telle approche volontaire fonctionne dans le cadre de la première étape de libération. Les hébreux ont trouvé en eux ou en leur Adonaï, je trouve en mon idéal, en mes convictions, en mes capacités, les ressources pour s’en sortir. Mais la circonstance de l’Exil concerne les situations où un tel fonctionnement n’est pas possible. Elle demande une attitude nouvelle : celle du lâcher-prise, de l’acceptation de la perte de soi. Eh oui ! Pas très à la mode !

Continuons l’analogie biblique. Les textes qui gravitent autour de l’Exil, racontent que des étrangers, les Perses ont libéré les exilés juifs de la déportation à Babylone. Tiens tiens ? Ce n’est ni par la volonté propre, ni par l’intervention d’amis, de proches, ni par celle d’Adonaï que la libération et le retour d’exil se produisent. L’événement est fortuit, imprévisible, inattendu : il surgit d’au-delà de la sphère de pensée et d’action. Les exilés ne se sont pas libérés par eux-mêmes. Ils n’ont pas trouvé en eux un prophète ou des alliés pour les sortir de leur quarantaine et séquestration. Leur Dieu intérieur ne les a pas beaucoup aidés, comme ce fut le cas lors de l’Exode hors de l’Égypte. Comique ou tragi-comique, les Perses ne connaissaient rien aux petites histoires du petit reste du petit peuple de Juda. Le problème des Perses se situait à une autre échelle, celle de l’Empire babylonien qui les gênait dans leur expansion. Non les quelques lettrés, clercs et artistes juifs qui étaient retenus à Babylone. Le surgissement du hasard ? Ou de l’événement ? L’événement soudain par-delà l’objet (l’exil) et le sujet (les exilés).

Retour en arrière ? Le lâcher-prise n’est-il pas une manière indirecte d’abandonner, de compter sur les autres pour se sortir des emmerdements, penseraient certains lecteurs soupçonneux ? La boucle croise le même rayon initial, l’esclavage en Égypte s’est renouvelé à Babylone… Y a qu’à, il suffit de… Oui on peut penser ainsi, si on effleure l’idée en surface et si on adopte un point de vue extérieur. Non si on intègre l’épaisseur de l’expérience passée et la nouvelle forme de la souffrance vécue : la confrontation à l’injustice radicale, à l’absurdité, à la mort. Il ne s’agit pas d’une boucle, mais d’une spirale qui s’élargit. La communauté en exil n’est pas dans la même situation que celle du peuple en Égypte, même si le rayon est le même : celui de la servitude. Elle est enfermée dans ses propres murailles que celles de Babylone ne font que prolonger ou signifier. L’exil des anciens habitants de Juda, comme de tous les lieux individuels ou collectifs atteint par ce mal, a touché non plus la conscience servile, mais la certitude de la conscience de soi. De plus elle est singulière, irréductible à des schémas universels.

J’insiste ici sur la circonstance particulière, singulière. En Égypte, le peuple a compté sur soi, sur Moïse, sur son Dieu nomade, pour se sortir des contraintes extérieures. Il s’agit d’une situation universelle. L’épreuve de l’Exil à Babylone est intérieure, elle atteint l’identité vivante et le sens même de l’existence, tel un cancer qui ronge un organisme. Elle est indicible. Les mots, si faciles à utiliser quand on se libère d’une servitude externe, ont été vidés de leur symbolique sociale. L’organisme souffre de la destruction de l’identité religieuse, de l’identité culturelle, du Dieu fabriqué à l’intérieur de soi ; il souffre maintenant de l’exil hors de soi. Il est écartelé entre les anciennes certitudes et la situation présente. En écho, le retour d’exil ne peut être que le produit d’un événement singulier qui répond à une position singulière. Il est accueilli de l’extérieur, de l’événementiel qui est toujours singulier : Le Roi de Perse, Cyrus, arrache les exilés à l’empire babylonien. L’Édit de Cyrus annonce le retour de l’Exil. Il est le symbole d’un événement fortuit, ou apparemment fortuit. Intrusion heureuse de l’altérité sous la forme de l’accident historique.

Émergence de l’autre non plus pour soi, mais en soi. La relecture des événements va élargir les perspectives. Le soi est sorti de soi, puis retourner à un Soi plus grand que soi. Il va intégrer la confiance dans l’autre, dans les autres, dans le plus grand que soi. Dans le cadre biblique, l’événement qui a libéré les exilés révèle un Dieu qui n’est plus leur Adonaï, mais qui est Dieu tout court. Ce fut historiquement la vraie naissance du monothéisme de la transcendance et de l’altérité. La réalité n’est pas celle des projections, des images ou des représentations de soi ou de ses perceptions, mais elle les déborde, les inonde et sa vérité profonde leur échappe. La vérité n’est pas leur vérité, mais elle plonge dans l’infini. L’ancien Soi sûr de soi devient indicible.

Et dans le même mouvement, l’Esprit quitte ses certitudes et retrouve la Vie et sa prodigieuse puissance de dépassement des déterminations et des hasards.

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Nouveau débrayage. L’expérience du « retour d’exil », de la libération de soi, est à comprendre sous la forme d’une potentialité. En aucune façon, il ne faudrait lire l’irruption de l’événement extérieur (la Perse) dans un enchaînement logique. Nous sommes dans le royaume de l’esprit, donc de la liberté et de la vie. Rien n’est automatique. Ne projetons pas l’expérience de l’exil sur n’importe quelle situation de souffrance ou de servitude. Je suis conscient que du point de vue de la psychiatrie par exemple, l’enfermement sur soi, la dépression, l’aliénation, les psychoses, appellent des thérapeutiques plus complexes pour les soins et qu’ils sont parfois incurables. Certains possèdent des solutions toutes faites aux maladies mentales qu’ils puisent dans des médecines douces, dans les marabout flash ou dans des techniques proposées par des courants dits charismatiques. À titre personnel, je n’y crois pas beaucoup, même si peut-être elles marchent de temps en temps ! On peut extrapoler à l’échelle des sociétés. Il existe des pathologies sociales, collectives ou nationales qui sont elles aussi incurables du fait de leur exil et de leur isolement. Dans le contexte contemporain où toutes les cultures sont inter-connectées, il sera plus difficile d’en trouver une, chimiquement pure. Mais sans doute, dans le passé, des civilisations ont disparu en raison de leur éloignement, de leur fixisme et en fin de compte, en raison d’une forme de dépression ou d’autisme à l’échelle sociale.

La remarque présente permettra de saisir une distinction importante pour la suite. Il existe globalement deux formes de développement de l’esprit. L’une qui est la croissance, comme celle d’une plante ou d’un organisme vivant. L’autre qui est métamorphose, qui passe par la perte de soi, par la mort, pour une remise de soi à une vie plus vaste. Ré-embrayage.

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Post Exil. Relisons un peu plus longuement l’événement extérieur, le surgissement imprévisible qui arrache le soi de sa folie initiale et de sa division intérieure. Le retour de l’être, du réel, l’émergence de l’altérité. Une altérité différente de celle survenue avec l’invasion  (mais était-ce véritablement une altérité ? Certains esprits lucides l’avaient vu venir). Le double événement, exil et libération d’exil, pour le meilleur ou pour le pire, est réfléchi, interprété, objectivé, c’est-à-dire reconstruit a posteriori comme polarité Autre face au Soi, au Sujet absolu brisé, autrefois envahissant. Dans ma philosophie de papillon, l’objet n’est qu’une figure et un moment du tissu des événements, et l’objectivation est une appropriation de l’événement par l’esprit pour un plus grand que Soi. Retour de l’être, si on veut. Le « plus d’être », si on veut.

On remarquera également que la relecture de l’exil est pensée et structurée par d’autres que ceux qui l’ont vécu. Autre figure du plus grand que soi auquel a été remis le soi.

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Pour actualiser l’exil et le retour d’exil sous une forme concentrée, en dehors d’un schéma psychologique ou individuel, je propose un autre détour historique. Un peu caricaturé. Ce détour est important puisqu’il servira pour faire tomber les murailles de certains discours théologiques et religieux qui n’ont pas connu l’exil. Le détour proposé en analogie est celui de la naissance de la science moderne.

J’ai travaillé à une époque l’Affaire Galilée et le clash entre l’ancien monde et le nouveau monde apparu. Elle m’a bien aidé à comprendre bien des facettes de la modernité. Elle cristallise d’une certaine manière le bouleversement culturel de l’époque. Il s’agit d’une relecture personnelle extrêmement caricaturale, j’en conviens. Il n’est pas obligatoire d’adhérer analytiquement au raisonnement synthétique  proposé.

La société en Occident, à la fin de l’époque médiévale, est devenue une chrétienté. Une puissance, celle de l’Église catholique, contrôle les États, les Empires, les communautés locales et même les consciences individuelles. Pour assurer cette puissance, elle s’est construit un système de dogmes extrêmement robuste, appuyé d’un côté par un développement considérable de la logique, de l’autre par une métaphysique de l’être en soi. Un soi solidement planté dans un temple. Sans omettre le bras séculier. Elle ne laisse pas beaucoup de place à l’altérité, à l’imprévisible, au singulier. Une église chrétienne sûre d’elle-même, de sa vérité et de son droit. Malheureusement, avant même le bouleversement des Seizième et Dix-Septième siècles, les faits restent têtus et gênants. Du côté des beignes et des uppercuts négatifs, l’échec des croisades d’abord, les grandes pestes et les guerres de la fin du Moyen âge, les schismes enfin, ont conduit quelques individus de cette chrétienté à s’interroger sur ses certitudes, à douter de soi. L’interrogation s’exprime par une contestation montante et quelques bûchers. Du côté positif, les Grandes Découvertes, la Renaissance et l’Humanisme ont d’une certaine manière conduit l’ancienne société médiévale basée sur la chrétienté sur le chemin d’un exil. Exil et déchirement : le Seizième siècle est marqué par une explosion brutale de la chrétienté, avec l’émergence des Protestantismes, avec les guerres de religion et divers massacres, avec les réformes et contre-réformes : je passe les détails. Signe d’un déchirement intérieur ? Pourquoi pas le lire comme le déchirement du Soi qui s’est cru En Soi.

Post scriptum : je ne suis pas le premier à penser les mésaventures de l’Occident chrétien ainsi !

Dans ce creuset un nouvel monde va surgir : celui de la science moderne d’un côté, du droit de l’individu d’un autre. L’affaire Galilée cristallise cet instant.

Je dispense de l’analyse historique des méandres de l’origine de la science moderne, bien antérieure à l’affaire Galilée. Mais partie d’une planète périphérique, la science moderne va s’imposer comme moteur même d’une galaxie nouvelle. Le savant florentin Galilée, ai-je exprimé, symbolise le nœud de cette crise et de la métamorphose. Une sorte de Cyrus, malgré lui ! De plus, il est à la fois chrétien convaincu et scientifique tout aussi convaincu. La symbolique de l’incident Galilée incarne l’émergence de deux nouveaux processus de créativité qui vont permettre à l’Europe de se sortir de l’impasse et de se redonner une identité plus riche que la précédente : un nouveau langage pour lire la nature, de nouveaux liens entre les hommes.

Premier processus, un nouveau langage, le langage scientifique, la conjugaison du mathématique avec la nature (conjugaison interdite dans la scolastique médiévale). Non seulement la nouvelle science génère une meilleure compréhension du réel sensible et intelligible, mais aussi elle permet la libération technique et un développement humain sans précédent : mécanisation, industrie, urbanisation, médecine et hygiène, voyages et échanges. Notez bien : j’exprime la révolution des siècles passés, pas nécessairement celle d’aujourd’hui ! Elle peut à son tour retomber dans le piège de la certitude de sa vérité, passer de l’Exode à la certitude de soi d’avant l’Exil. L’altérité apparue se manifeste sous deux formes : d’une part, le passage progressif du monde clos à l’univers infini, directement inféré par le progrès scientifique ; le monde est infiniment plus vaste que les projections qu’en avaient faites les théologiens et les philosophes médiévaux. L’univers manifeste son altérité, à travers la matière et son inépuisable singularité. Ce bouleversement n’est d’ailleurs pas achevé, loin de là. D’autre part, la libération de la raison objective, une raison pour tous, accessible à tous, et non plus réservée à quelques privilégiés, à quelques clercs mieux initiés et à leurs disciples.

Deuxième processus, la libération du sujet et du droit. La revendication d’un individu, Galilée, face à une institution hiérarchique qui se prétend dérivée d’un commandement divin, inverse le droit. L’individu, le sujet devient l’objet premier du droit et de l’organisation politique et sociale. Il annonce la fin des ordres sociaux et politiques qui s’appuient sur des hiérarchies religieuses. Il décrète une nouvelle vision de la justice et de la démocratie que le Dix-Huitième Siècle mettra en forme. Les hommes manifestent mutuellement leur altérité, à travers la revendication conjuguée de l’égalité des droits et des différences personnelles et communautaires. Le processus est loin d’être achevé, tout le monde le sait : on voit encore s’imposer ici et là des tentatives de théocratie ou de « hiérocratie » (j’invente ce concept pour désigner le phénomène des religions et du sacré qui s’emparent du pouvoir politique). Le nouveau continent apparu aux XVIème et XVIIème siècle a vieilli et il s’affronte aujourd’hui à de nouvelles murailles, de nouveaux exodes et exils, une boucle de la spirale en plus. Je n’ai pas le temps de m’y arrêter. Aujourd’hui, le processus doit sans doute prendre de nouvelles formes. Toutefois les chemins engagés lors de ces siècles de bouleversement sont irréversibles.

Fin de l’analogie. Le brave et solide savant florentin trouverait lourd ce que j’infère de ses déboires. Bon, je sais : un peu simpliste comme philosophie de l’histoire. Acceptons-la comme illustration et non comme démonstration. Mais je l’ai fait exprès pour ne pas alimenter la réflexion spirituelle par des exemples strictement individuels. La vie spirituelle n’est pas seulement une affaire personnelle, elle est aussi une affaire politique, historique, voire cosmique. L’Esprit déborde l’individu. L’étape de libération à laquelle nous avons été conduits mène à une situation où la servitude des contraintes extérieures, puis la servitude des contraintes intérieures, éprouvées, peuvent être intégrées et dépassées.

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Cela dit, il ne faudrait en aucun cas lire les deux étapes de libération, Exode, Exil, étapes obligatoires pour une authentique vie spirituelle, soit comme méthodologie pétrifiée, soit comme expérience chronologique. J’aime bien utiliser l’image mathématique des différentielle. L’expérience spirituelle est comme la différentielle d’une fonction de deux variables x, y (étape 1 et étape 2, si on veut). Elle incline d’un côté ou de l’autre en fonction des situations, des surprises, des opportunités et des échecs de la vie. Parfois nous devons ré-expérimenter l’étape 1, l’Exode, celle de libération des contraintes externes ; parfois c’est l’étape 2, l’Exil, celle de libération de soi. Cahin-caha, nous progressons sur ce chemin de montagne vers plus d’être, ou vers « être plus ».

Et puis, de temps en temps, il est bon de s’arrêter pour se reposer, pour lire, pour dormir, pour contempler le chemin parcouru… pour se laisser distraire aussi par les séductions du monde. La succession des jours et des nuits, des temps de réalité et des temps de rêve, est naturelle. La créativité a besoin d’imagination. Toutefois, comme l’exprimaient très bien nos vieux épicuriens, les temps et espaces de plaisir, les oasis, doivent rester sous la garde discrète et bienveillante de la liberté intérieure.

Par ailleurs, l’Exil ne doit jamais être pensé indépendamment de l’Exode. La libération de soi exige qu’un soi existe. Dans les milieux sociaux, sanitaires, religieux, on rencontre nombre de personnes généreuses qui se sacrifient alors qu’elles ne se sont même pas construites. Laissons les événements douloureux ou joyeux agir et ouvrir l’esprit et l’Esprit sans les forcer. Ils viendront bien assez tôt. Une plante ne pousse pas plus vite si on tire dessus.

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Nous pouvons passer aux étapes spirituelles suivantes. Nous quittons, formellement parlant j’entends, les moments de libération pour entrer dans la vraie vie de l’esprit : la création. Ces étapes ne se situent plus sur le plan de l’obligation, mais sur celui de la proposition, dans celui de la liberté en acte. Elles dessinent un espace nouveau où la liberté de l’esprit peut s’exprimer sans peurs et avec créativité infinie, à l’image de l’évolution de la vie que rien n’a jamais arrêté, même pas la mort.

Article suivant : l’esprit comme poésie de l’être.

(1) J’ai traversé ce moment, à une courte époque de ma vie. Mais j’ai le souvenir vif d’avoir été mouché avec brutalité par une enseignante-chercheur scientifique, qui m’a humilié publiquement devant plus de 300 étudiants ! D’autres événements ont prolongé cette blessante anecdote. Pourtant, mon histoire personnelle avant les études, années de maladie et de dépossession de soi, aurait dû me rendre plus prudent !

(2) Les grands moralistes ont souvent rappelé qu’une vraie éthique consiste à repérer le mal, l’injustice, la souffrance et à lutter contre lui, et non à imposer le bien ! Je rappelle ce mot de Berdiaev que j’aime beaucoup : « le bien imposé est un cauchemar ». Et il est d’autant plus un cauchemar qu’il est plus difficile de se débarrasser de l’illusion du bien imposé que de celle du mal.

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