La musique est mon premier langage… Il est plus vrai que la parole. Il parle non seulement à l’esprit, mais aussi au cœur, aux sens et au corps. Vendredi 1er février, mon épouse, ma seconde fille et moi-même, sommes allés écouter et voir l’opéra de Léos Janacék « La petite renarde rusée », à l’Opéra de Lyon. Pour la petite histoire, la dernière fois que nous sommes allés à l’Opéra date de près de 10 ans. Un enchantement de deux heures, avec une mise en scène magnifique, parfois très féerique, parfois très réaliste, toujours prenante.
Depuis très longtemps, j’aime la musique de Janacek. À l’âge de 20 ans, la revue « Diapason » à laquelle je m’étais abonné offrait un disque d’accueil aux nouveaux fidèles. Il comportait le « concertino » et la « symphonietta » de Janacek, musiques et musicien que je connaissais pas. J’avais trouvé ces œuvres assez surprenantes, déroutantes même, et en tout cas en dehors des normes « musique dite classique » de la fin du Dix-Neuvième et du début du Vingtième Siècle que j’écoutais alors : à savoir Stravinsky, Ravel, Prokofiev, Debussy, Mahler et quelques autres… Pour l’anecdote, la « symphonietta » de Janacek accompagne tout le dernier roman de Haruki Murakami, 1Q84, que je viens de terminer(1). Décidément, le musicien tchèque est présent ces derniers temps. Mais comme je vais essayer de le montrer, il est présent par-delà même la simple dimension musicale.
J’aimais déjà la musique tchèque : Dvorak qui a accompagné mon adolescence, et Smetana bien sûr. Lorsque j’étais malade, à l’hôpital, une amie, peintre, au joli prénom de Sophie, m’avait offert la partition pianistique de « La Moldau » de Smetana, qui fut l’œuvre qui m’a fait découvrir la musique classique quelques années auparavant. J’ai naturellement déchiffré et joué entièrement la partition, mal c’est vrai car certains passages sont acrobatiques, mais je ne m’en suis jamais lassé. J’apprécie aussi un autre musicien tchèque, Bohuslav Martinu, dont la musique est celle que j’aurais aimé produire si j’avais été compositeur… Le fait que l’âme musicale puisse avoir des complicités avec l’esprit de certaines nations est bien mystérieux et elle déborde les langues, les cultures et le patrimoine génétique : pourquoi la nation tchèque, par exemple ?
Janacek est né en 1854 (donc un siècle tout rond avant votre serviteur) et il est mort en 1928. Indépendamment de la « Symphonietta », j’ai réellement commencé à apprécier sa musique à partir de la « Messe Glagolithique », découverte suite à une écoute sur France Musique. De la part d’un musicien résolument athée et politiquement incorrect, l’écriture d’une messe est une surprise, mais elle est aussi une source de bonheur : pas de pieuseries, liberté par rapport à la liturgie, aux canons ecclésiaux et travail musical serré. La « messe glagolitique » est une œuvre grandiose, fondée sur la liturgie slavonne, mais avec des accents naturalistes et une utilisation orchestrale complète -les vents, les cuivres et l’orgue ont beaucoup de place ; les chœurs sont emportés par la musique plus que l’inverse-. Une autre œuvre qui m’a fait aimer Janacek et que je continue d’écouter depuis des années est son opéra « Sarka ». Pour ceux qui sont intéressés par la musique de Janacek, ne faites pas comme moi : commencez par l’écoute de ses nombreux chants. Ils vous ouvriront à ses œuvres principales que sont ses opéras.
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« La petite renarde rusée », je l’écoute depuis plusieurs années, mais je n’avais jamais vu l’opéra ni en direct, ni en vidéo. « La petite renarde rusée » (Příhody lišky Bystroušky en tchèque) a été composée dans les années 20 et créée en 1924. Janacek a 70 ans. C’est un homme apaisé et amusé. Il est en paix avec la vieillesse et la mort, paix qui le rend libre. Certains critiquent estiment que « La petite renarde rusée » est son chef d’œuvre. Je ne suis pas loin de penser la même chose. Mais comme certains de ses autres opéras sont aussi des chefs d’œuvre, c’est plutôt la singularité de l’ouvrage qui m’arrête. Vous pouvez aller lire sur Wikipedia ou sur des sites spécialisés des présentations complètes.
L’argument est le suivant : une petite renarde (Bystrouska) est capturée par un garde forestier. Le temps passe : prisonnière, elle s’enfuit non sans détruire le poulailler. Elle joue des tours aux villageois, finit par rencontrer un compagnon et a plein de petits renardeaux. Malheureusement, elle est tuée par un braconnier. La vie continue avec les petits renards. La dernière scène montre un temps imaginaire où le garde forestier, qui s’était attachée à Bystrouska et qui rêve d’apprivoiser une de ses renardelles, est adopté par les animaux de la forêt. Bien. Cela, c’est l’extérieur. Ensuite, il y a le contenu. Cette apparente fable est en fait extrêmement subversive, d’un point de vue politique et d’un point de vue philosophique, et je suis étonné que les censeurs aient laissé passer quelques scènes. Admettons. Un article fait remarquer que ce n’est pas seulement la renarde qui est rusée, mais c’est aussi Janacek lui-même… Il s’agit d’un opéra naturaliste rebelle, anti Walt Disney (d’un point de vue actuel) et anti Wagnérien (du point de vue de l’histoire de la musique). Ce sont ces deux derniers points que je voudrais développer, avant d’extrapoler.
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Tout le monde sait que les fables, vouées à transmettre des valeurs ou une pédagogie, sont aussi destinées à glisser quelques impertinences qui ne passeraient pas directement. Les contes de l’enfance ou les fables de La Fontaine décrivent et induisent des comportements sociaux et moraux, mais ils servent aussi à dénoncer ou se moquer de certaines conduites de la part d’individus ou de certaines institutions de l’époque.
Deux mondes sont parallèles. D’un côté les femmes et les hommes, tous vieux (sauf deux enfants qui persécutent Bystrouska), au comportement instinctif (ivrognes, obsédés sexuels, violents, aigris et roublards), à une exception près : l’attachant et robuste garde forestier. De l’autre côté, les animaux qui respirent la vie et la liberté (sauf un chien attaché, soumis, mais poète), sans concession. On rit, on pleure, les scènes balaient les saisons et les années. Les animaux naissent, vivent et meurent, tandis que les hommes gardent indéfiniment le même âge et gémissent sur leur jeunesse perdue.
Nous ne sommes pas du tout dans le monde de Disney. La dénonciation de la dictature du coq, que discourt la petite renarde face aux poules, est une anthologie de cocasserie. Tandis que le coq proteste en accusant Bystrouska de bolchevisme, en tchèque, les poules, déjà ridicules par leur aspect, se lamentent en piaillant « nous travaillons, nous souffrons ». Pas besoin d’être expert politique pour y lire le réquisitoire contre les patrons et contre le discours religieux de l’époque : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front et tu te soumettras aux autorités. La petite renarde est une anarchiste. Ensuite, elle joue la comédie, fait semblant d’être morte, puis se réveille et massacre le coq et toutes les poules : la scène, aidée par une musique enjouée et tourbillonnante, est d’une drôlerie qui fait rire toute la salle. On ne voit pas en quoi un massacre devrait faire rire, mais la farce est bien éloignée des clichés de Disney. Janacek se moque-t-il maintenant des bolcheviques, après avoir dénoncé les pouvoirs despotiques et le patriarcat ? Je ne sais pas. Pourquoi pas ! Belle preuve de liberté.
Parallèlement à cette scène, le vieux curé du village, sinistre et obsédé, gémit sur les déceptions amoureuses ou lubriques de son enfance qui furent à l’origine de sa « vocation ». L’instituteur délire en confondant la petite renarde avec l’image sublimée de sa bien aimée (laquelle bien aimée partira avec un autre !). Janacek connaît Freud. Milan Kundera fait remarquer que la vitalité et la sensualité de la petite renarde est une allégorie de la femme libre et délurée sur laquelle fantasment bien des hommes… D’ailleurs la scène de la séduction de la petite renarde par un renard dure longtemps : elle ne se laisse pas faire. Quelques propos du renard ont fait rire et réagir des jeunes filles assises derrière nous dans la salle. « Je ne t’aime pas pour ton corps, mais pour ton âme ! », chante le renard. « Ben tiens ! Ouais, ouais, on connaît la chanson ! » chuchotaient en écho les voix de nos compagnes de spectacle.
Le mariage des deux renards est une féerie de toute la forêt et une célébration de la vie. En contrepoint, les humains titubent, saouls, ils échangent des propos insignifiants, ou ils racontent les amours ratés de leur jeunesse. La petite renarde n’est pas tuée pour des raisons de bonne morale consensuelle, par ceux qui auraient des raisons de s’en débarrasser, mais par un braconnier et dans le but de protéger ses petits (qui en profitent pour piller le sac du braconnier). Nous sommes très loin des animaux de Walt Disney, bien élevés, aux sentiments généreux, tous plus ou moins symboles de l’ordre social, religieux et légal, et dans le monde desquels la mort est évoquée soit comme sentence méritée, soit comme élévation morale (le Roi Lion). Pas de conclusion édifiante dans l’opéra de Janacek. La vie continue, simplement.
Il existe un dessin animé produit par la BBC dans les années 60. Il est très beau, mais il n’extrait que 60 minutes de l’opéra et écarte les passages les plus perturbateurs.
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« La petite renarde rusée » est naturaliste. Certains ont écrit qu’il s’agit d’un opéra écologiste. Je ne suis pas sûr que le concept soit bien choisi, car l’écologie est à mon sens une philosophie politique post-industrielle. « Naturaliste » ne signifie pas non plus « romantique », au sens du romantisme allemand, voire plus précisément wagnérien (2). Le rythme des scènes est rapide. La musique n’est pas saturée de longs leitmotivs attachés à des personnages ou des symboles mythologiques. Elle jaillit dans toutes les directions, sans jamais se fixer sur une mélodie, sans longs développements variables autour d’un thème. Non. D’ailleurs, les mélodies sont brèves, bien que les harmonies soient d’une grande complexité. Il s’agit d’une musique vivante, spontanée, inventive… en dépit d’un petit défaut qui me gêne parfois chez Janacek : la répétition, doublée sans nuance, de deux ou trois mesures, comme le serait la ritournelle d’un enfant, même si ces mesures sont vite fondues dans une ligne continue où rien n’est jamais pareil. La nature n’apparaît donc pas telle qu’elle se reflète et se creuse dans l’âme d’un héros. Elle n’est pas un écho subjectif ou le symbole d’une figure. Nous n’y trouvons pas, dans l’opéra, de divinités cachées, de personnages fantastiques, elfes ou farfadets, ni le cœur d’un peuple, comme celui des forêts de la nation germanique qui accompagne Wagner ou la célébration d’une patrie, comme chez Smetana. Du reste, fin XIXème et début du XXème, il y a longtemps que les routes, les voies ferrées et les lignes électriques zébrent les forêts bavaroises ou rhénanes, même quand celles-ci murmurent de la poésie. La nature de Janacek, ce sont les animaux, les végétaux et les niches écologiques concrètes et leur bavardage est une mise en scène théâtrale de la comédie humaine. Dans la mise en scène de l’opéra de Lyon, le premier plan était occupé par des rails de chemin de fer.
Ce qui est vrai de la musique l’est aussi des chants. On n’entendra pas pendant trois quarts d’heure les gémissements d’angoisse d’une jeune femme attendant qu’apparaissent à l’horizon les voiles du bateau qui ramène son bien aimé ! Il n’y a pas beaucoup d’états d’âme dans la musique de Janacek. Ou plutôt, les états d’âme sont décrits objectivement, de l’extérieur : le compositeur tchèque ne nous invite pas à habiter la peau du héros ou de l’héroïne. Les expressions subjectives relèvent encore des situations de théâtre et de la farce, comiques parfois, tragiques souvent -depuis plusieurs mois, je pense qu’il y a un souterrain secret entre comédie et tragédie-. Musique superficielle ? Vous pouvez lire ou relire un article précédent du blog, dans lequel je renvoyais dos à dos les prétendus discours « profonds » et discours « superficiels » et le stupide dualisme qui les oppose. Non, la musique du compositeur tchèque est humaine, elle est corporelle, physique, naturelle et organique. La danse, le rythme et le mouvement y ont une place considérable. Quelque chose qu’on voit peu dans la musique wagnérienne. Wagner voulait fondre la musique dans l’âme d’une part, dans le peuple d’autre part. Même si le corps, les sens et la sexualité sont présents dans la musique wagnérienne (la mort d’Isolde est, par exemple, un des plus beaux orgasmes féminins de l’histoire de la musique (3)), ils sont voués à la mort, chantés sous un angle subjectif (subjectivité individuelle ou subjectivité collective -que les philosophes de métier me pardonnent cette bizarrerie).
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Petites extrapolations et vagabondages imaginaires. La polarité entre mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard est-elle pertinente dans le cas de la musique ? Je continue ici mes remarques sur Wagner face au XXème siècle. Le romantisme dans la musique est principalement allemand, même si les russes, les polonais (Chopin), tchèques, les hongrois (Liszt) et pourquoi pas les français (Berlioz, Franck -belge, pardon !) ou les italiens vivent sous son empire. En réalité, il y a plusieurs romantismes et j’ai quelque difficulté à totalement le fixer : s’il fait référence à l’exacerbation des sentiments et des émois de l’âme, on peut dire que c’est une constante de la musique du XVIIIème et du XIXème, voire au-delà. Elle déborde la période qu’on appelle strictement « romantisme » par opposition au classicisme. S’il désigne l’expression nationale, ou comme je l’ai écrit l’âme des peuples, il n’est pas forcément mensonger. Difficile de ne pas être pris d’émotion en écoutant les lieder de l’allemand Schumann, les scherzi du polonais Chopin ou les tourments de Boris Godounov du russe Moussorgsky. Ce qui a été mensonger, c’est son utilisation ensuite par les nationalismes fascistes du siècle suivant. S’il désigne une nostalgie ou un reflux illusoire du monde médiéval, roman ou gothique, et une relecture aggravée des mythes, ou s’il évoque un rêve de retour à la nature, alors là je veux bien l’accorder à Girard.
Toutefois, en Allemagne, le romantisme heureux d’un Mendelssohn ou d’un Weber est-il du même ordre que celui des longs développements intimes de Schubert (le musicien pour lequel j’ai le plus de tendresse) ou celui des passions de Schumann (à la limite de la folie). La musique majestueuse et architecturale de Brahms (un musicien dont je ne me lasse jamais) est-elle romantique ? Les symphonies de Brückner et celles de Mahler, bien que se voulant novatrices, n’héritent-elles pas aussi de cet étalage subjectif et sentimental auquel on pense lorsqu’on parle de romantisme ? Inversement, je parlais des russes. Ne tirent-ils pas à leur extrémité émotionnelle le romanesque et l’histoire ? Nous ne sommes pas dans les mythologies, ici : je pense à Tchaikowsky, à Moussorgsky ou à Rimsky-Korsakov dans une moindre mesure. Eugène Onéguine, ce n’est pas Siegfried ! L’ouverture 1812 (évocation de la défaite de Napoléon en Russie), ce n’est pas la quête du Graal. Les musiciens russes sont-ils considérés comme des romantiques alors qu’ils sont passés maîtres dans l’art de transmettre des sentiments dans une langue nationale forte ? Je ne sais pas. L’éventail est très large.
Il reste que, quel que soit la beauté des œuvres musicales du XIXème siècle et tout ce qu’elles ont pu exprimer des émois de l’âme, de l’esprit subjectif ou absolu, il fallait bien une réaction. Ouf ! Heureusement qu’il y a eu Debussy, Stravinski, Schoenberg, Bartok !… Et donc Janacek. Finis les états d’âme subjectifs. Nous voici revenus au théâtre humain et à la musique pure, l’art des sons, la sensibilité en amont des sentiments, et en ce qui concerne l’opéra, la mise en scène de la condition humaine tragi-comique (la musique est capable d’associer et féconder les deux). Les musiciens du début du XXème siècle ne nous ont pourtant pas privés d’émotion : à titre personnel, j’éprouve autant de frissons en écoutant les opéras de Janacek ou la Symphonie des psaumes de Stravinski que la Walkyrie ou que le Requiem Allemand de Brahms. J’ai autant de plaisir à jouer au piano du Debussy que du Chopin ou du Schubert. Preuve qu’il n’y a pas nécessité à étaler des sentiments subjectifs pour éveiller l’émotion. L’émotion déborde la subjectivité (4).
Aujourd’hui, la musique contemporaine (classique j’entends) semble moins provoquer de sentiments. Elle se veut plus objective et plus distante. Cela peut se comprendre historiquement après l’exacerbation sentimentale du XIXème siècle et les réverbérations violentes que certains y ont lu au XXème siècle en Europe (fascismes et communismes, héritages du romantisme ? À démontrer et discuter bien que l’exacerbation nationaliste et les sentiments d’injustice de la condition humaine y ont puisé des énergies). Malheureusement, elle s’éloigne aussi du peuple. J’aimerais beaucoup faire écouter Dutilleux ou Escaich, par exemple, à ceux que j’aime. Peine perdue. Je suis allé écouter des concerts à l’IRCAM : c’est extraordinaire, mais élitiste. Dur, dur. Heureusement, à Lyon, pour écouter « La petite renarde rusée » de Janacek, il y avait beaucoup de jeunes et même si ce n’est pas encore une musique trop difficile, souhaitons qu’un coin du voile se soit soulevé.
(1) Et que je recommande à ceux qui aiment le monde étrange de Murakami, toujours à la lisière du réel et du fantastique, sans ne jamais basculer totalement dans l’un ou l’autre !
(2) Qu’on soit clair : j’apprécie également Wagner dont on fête cette année le bicentenaire, et j’ai passé des heures à écouter le Crépuscule des Dieux, Tristan ou Parsifal.
(3) Interprétation personnelle, mais que je peux facilement démontrer.
(4) Petite méchanceté post-philosophique : cela est valable aussi par rapport au racolage que j’ai pu constater dans les milieux universitaires et intellectuels que j’ai (trop) fréquentés. Certains savent bien jouer sur la corde sentimentale et affective pour faire passer des idées racoleuses et oublier qu’on ne s’approprie pas la vérité. Ainsi en est-il de la musique : est-elle là pour plaire ou pour approfondir le mystère du son ?