Il y a quelques mois, une amie m’a invité à rejoindre sa chorale. Une chorale portée vers des grandes œuvres classiques. Cette année est consacrée à un vaste oratorio de Haydn « Les Saisons » créé en 1801. Il se trouve que l’an passé, j’ai pu proposer un parcours d’une douzaine d’heures, à la fois musical et philosophique, sur l’autre oratorio « La Création » du même Haydn, encore un de ses chefs d’œuvre. Et deux œuvres complémentaires. L’article présent propose une méditation autour du naturalisme et de la création, à partir de la musique.
Tout d’abord, je ne présente pas Haydn. Il y a de très bons articles dans Wikipedia et sur de nombreux sites qui le feront mieux que moi (le portail de la musique, par exemple). Juste une petite confidence : j’ai toujours préféré Haydn à Mozart, je ne sais pas trop pourquoi. Sans doute, Mozart est souvent utilisé idéologiquement et médiatiquement. Je ne développe pas ce point qui mériterait un autre article. Haydn l’a devancé et l’a suivi : il distille en lui tout ce que le XVIIIème siècle classique a produit de plus fin. Une sorte de viaduc majestueux entre le baroque, celui de Bach, et le romantisme naissant, celui de Beethoven. Dans le cas des « Saisons » et de « La Création », Haydn raffine à l’extrême le balancement entre états d’âme subjectifs, notamment par l’intermédiaire des solistes, et la vie sous un paysage objectif. Génie de l’époque classique, une époque équilibrée. Je joue au piano une sonate de Haydn depuis plus de 40 ans, sans jamais me lasser.
Naturellement, je me suis penché sur les interprétations des « Saisons » du compositeur viennois -dont j’ai appris qu’il était croate d’origine-. J’ai écouté plusieurs versions : Karajan, Harnoncourt, Böhm, Jacobs, Gardiner… Prenons deux extrêmes : celle de Gardiner est un enchantement. Tempo rapide, fluidité de l’orchestre, des chanteurs et des chœurs qui se sont adaptés au style proposé par le chef d’orchestre. Un bonheur tout au long de l’ouvrage. Gardiner utilise aussi les instruments d’époque. L’autre extrême : celle de Karajan. Lourdingue, lente et sénatoriale. Avec l’un des meilleurs orchestres du monde (Berlin) et des chanteurs exceptionnels qui doivent se demander ce qu’ils fichent là (Gundula Janovitz par exemple… Mais peut-être était-elle amoureuse du bel Herbert ?) . Et il paraît qu’il s’agit d’une version de référence. Non, vraiment, un gâchis… et je ne comprends pas comment Karajan peut à ce point transformer une merveille de légèreté et de naturel en un pesant défilé militaire, même si certaines mesures éparpillées çà et là sont grandioses. Non, non, non, ce n’est pas une facilité de ma part, d’affirmer cela. Il suffit d’écouter ! Même si j’exagère naturellement, mais c’est une des qualités de ce blog qui repose sur une philosophie de papillon.
Un petit mot supplémentaire concernant les interprétations. Quand un artiste, un écrivain, un compositeur, un musicien jette une œuvre dans l’arène du monde, il s’expose à une herméneutique. Son ouvrage ne lui appartient plus. La mode actuelle qui consiste à essayer de retrouver quel était l’état d’esprit exact de l’artiste et le sens précis de l’œuvre est une illusion. Toujours la même, celle que je dénonce tout au long des pages de ce blog : celle de prétendre saisir le singulier à partir de règles ou de généralités, ou à partir de ses sources. La singularité sera mieux exprimée dans le croisement infiniment fécond de toutes les perspectives (interprétations, donc) et de toutes les interactions avec le réel et la vie (évolution de la musique et de ses perceptions), et non à partir d’un prétendu noyau dur et clair qui représentait l’esprit chimiquement pur du créateur. Pas plus que Karajan ou Harnoncourt du reste, Gardiner ne peut représenter l’âme de Haydn. OK. Mais en fécondant toutes les interprétations possibles de l’ouvrage (et donc une écoute à l’infini), l’âme du compositeur croate (et allemand) prendra forme en chacun de nous à travers nuances, coloris, ondulations de notre propre esprit, à travers aussi bifurcations et décalages, et s’enrichira comme dans le long processus du vivant.
Bien. La structure des « Saisons » n’est pas compliquée : printemps, été, automne, hiver. Et le style est une merveille de synthèse : depuis les récitatifs ou les fugues qui rappellent les oratorios baroques, depuis des chants et des chœurs variés, aux développements mélodiques parfois simples, souvent plus imprévisibles qu’on ne le pense, jusqu’à des écarts et chromatismes orchestraux, ou des associations instrumentales, dignes d’une musique bien plus tardive. À titre personnel, j’y entends parfois des figures et des instants que je crois saisir chez Brahms, chez Rimsky-Korsakov, voire au delà. Vision personnelle, naturellement.
Exemple : le chœur final de « l’automme ». La fête des vendanges et la grande soûlerie. Il commence par une affirmation consonante qui se transforme ensuite en fugue rapide et assurée -hommage au baroque- ; puis une seconde partie développe une folle danse populaire extraordinairement jouissive et vivante. Ce n’est pas la première fois que je constate que l’ébriété traitée par la musique est l’occasion d’une célébration de la vie. On la ressent dans la musique russe, tchèque ou hongroise, parfois française (Bizet) ou dans les symphonies de Mahler. Vive le vin !
Choeur final de l’automne (version Gardiner) (1)
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Mon impertinence philosophique de papillon va prendre maintenant le dessus. Haydn a composé deux œuvres autour de la nature et de la création. En faisant le rapprochement entre les deux œuvres, j’ai immédiatement songé à l’articulation entre la seconde et la troisième symphonie de Mahler. Haydn a composé ses deux oratorios pratiquement en même temps, à la charnière 1800-1900. « La Création », œuvre théologique (mais aussi naturaliste), a précédé d’une année « Les Saisons », œuvre naturaliste (mais aussi déiste). Mahler, lui, a écrit la Seconde Symphonie « Résurrection », théologique, avant la Troisième Symphonie, naturaliste elle aussi. Tiens ? Bizarre. À propos de l’articulation entre les deux symphonies de Mahler, je pourrais en écrire des tartines… J’ai déjà publié quelque-chose sur la Troisième Symphonie dans mon ancien blog (suivre ce lien).
Petite méchanceté de papillon : les théologies et philosophies chrétiennes se sont toujours méfiées de la nature et surtout du naturalisme. Retour au paganisme, craignaient-elles, et donc à la magie et à l’idolâtrie ! D’où une dérive double : l’une vers un spiritualisme mystique de plus en plus évaporé ; l’autre vers une hypertrophie envahissante de l’éthique, qu’elle ait une forme moraliste (plutôt à droite) ou une forme sociale (plutôt à gauche). Sans oublier une accointance avec la vieille gnose et le mépris du corps, des sens, de la sexualité et de la matière… alors que la vie est justement là : dans le corps, dans les sens, dans la vie, dans l’interface active entre esprit et matière.
Hegel a bien exprimé le fait que l’art, et donc la musique, est le rééquilibrage dialectique de la religion, dans une relation réciproque tendue, mais nécessaire. D’ailleurs, les artistes et les créateurs ont souvent été mal vus, voire condamnés par les églises et par les religions en général (et aujourd’hui plus que jamais dans ce retour identitaire catastrophique). Quand ils s’y intègrent ou quand ils ont un fond religieux profond, ils subissent toutes sortes de tracasseries et de censures de la part des autorités religieuses (2). Il faut s’appeler Bach ou Haydn pour planer au-dessus. Heureusement, les temps ont semble-t-il un peu évolué (pas encore partout!) et la quasi totalité des artistes et des musiciens se passent tout-à-fait de l’avis des pouvoirs religieux. Ouf ! Souhaitons qu’on ne revienne pas en arrière ! Fin de la méchanceté.
Il m’intéresse, dans le cadre de Haydn et de Mahler, le fait que la vie naturelle soit traitée musicalement en même temps, voire postérieurement, à la dimension spirituelle et théologique. Sans doute, ne l’ont-ils pas voulu explicitement ? Je ne sais pas. À titre personnel, je suis de plus en plus convaincu que la création du monde est postérieure et plus vaste que toute idée de salut ou de résurrection (et toutes leurs casseroles éthiques et spiritualo-gélatineuses). Ou en d’autres termes, ce que nous percevons d’un monde en croissance et dont l’origine duquel nous appelons à tort « création » en la rejetant dans le passé, n’est qu’une forme embryonnaire de la vraie création qui est à la fois dans le présent, dans l’avenir et dans un « méta continuum spatio-temporel », pour employer une terminologie relativiste. Ce que j’écris là n’a pas forcément une teinte religieuse ou divine. Je crois surtout en l’homme et en ses capacités créatives, et en l’inventivité de l’Univers et de la Vie… La question de Dieu (partout présent chez Haydn et chez Mahler) n’appartient pas aux religions, et encore moins aux églises qui en ont souvent fait un monstre manipulateur, un œil moralisateur envahissant, un justificateur d’usurpation de pouvoir ou un papa gâteau ou gâteux (3).
Une nouvelle alliance entre l’homme et la nature ne peut qu’être une source de créativité infinie, parce que la nature est concrètement un lieu de créativité et de singularité existentielle (et non théorique ou abstraite). L’histoire et l’évolution de la nature le démontrent. Jamais rien n’a empêché la vie (et Teilhard ajoute l’Esprit) de progresser, quels que soient les obstacles et les hasards, voire les grèves de la liberté qui s’enferme dans ses conforts et ses sécurités -et qui font les beaux jours des institutions racoleuses qui prétendent nous sauver-.
Haydn, encore sous l’influence d’une cosmologie statique et cyclique, ne pouvait pas percevoir que la création était une genèse dont nous ne sommes qu’aux balbutiements. Mais intuitivement, il célèbre la vie, la nature, le corps, l’ivresse, dans « Les Saisons » à égalité avec les beaux développements spirituels de sa « Création ». Aucun mépris de la nature, bien au contraire. Et dans les deux cas, une joie de vivre et de chanter. Mahler, lui, est plus grinçant et souvent plus angoissé, il faut le reconnaître. Pourtant l’ode à la création de la Troisième Symphonie suit l’ode à la Résurrection de la Seconde Symphonie, et cet enchaînement n’est sans doute pas fortuit. D’ailleurs, la troisième Symphonie se termine par un merveilleux hymne à l’amour qui va bien au-delà d’une affaire sentimentale et subjective. Il s’y concentre toute la richesse de l’ensemble de la symphonie, démontrant que l’amour est au départ comme à l’arrivée une création concrète buissonnante, de plus en plus vivante et un déploiement de merveilles, et non une fusion entropique ou un sentiment à enfermer dans des cadres juridiques et institutionnels. Quant aux « Saisons » de Haydn, elles sont toutes pleines d’amour, de sensualité et de vie. Le secret de la musique est de contourner soit implicitement, soit explicitement les droites, les parallèles, les perpendiculaires, les verticalités et les horizontalités. Implicitement quand il y a architecture, explicitement quand il y a improvisation. Libertés du papillon qui butine et de l’abeille qui construit.
Bref, écoutons Haydn (et Mahler) avec le bonheur de vivre et d’exister en tant qu’êtres naturels.
(1) Désolé, ce n’est que du MP3 en qualité dite « normale ». Si le lien ne fonctionne pas, cliquer avec le bouton droit et faites « enregistrer le lien sous » ou équivalent.
(2) Voir divers articles précédents
(3) Ma réflexion sur ce thème est de plus en plus avancée. J’espère pouvoir un jour la mettre en forme par écrit.