Mai 2017
Rendre sa noblesse à la notion de vérité exige qu’on sache de quoi on parle. Le premier fil de la tresse est le fil cognitif. Vérité s’oppose à erreur, vrai s’oppose à faux. La logique formelle, fondée sur les postulats du tiers-exclu (une proposition est vraie ou fausse, mais pas les deux à la fois), sur la possibilité du raisonnement par l’absurde (démontrer la vérité d’une proposition en montrant la fausseté de son contraire) et quelques autres axiomes, puis articulée sur des règles d’enchaînement d’une proposition à l’autre, est convaincante. Les mathématiques, bien que les travaux du XXème Siècle démontrent qu’elles sont irréductibles pas à la logique formelle, ne craignent pas d’affirmer qu’elles mettent en évidence des vérités.
Parmi les enchaînements et raisonnements logiques, le vieux syllogisme couramment utilisé dans les démonstrations rationnelles met en valeur la différence entre le formalisme et le contenu. N’entrons pas trop dans les détails. Le syllogisme repose sur une ou des propositions dites majeures (qu’on croit parfois évidentes), puis une ou des mineures, puis des implications ou des conséquences inférées (déduites) de leur relation. On connaît le piège : si la majeure est fausse ou discutable, le syllogisme peut sembler vrai, formellement parlant, alors qu’il est faux dans le contenu. Ainsi une majeure affirme « tous les handicapés sont des profiteurs du système social », la mineure dit « Nicolas est un handicapé » (ben oui !), la conclusion est « Nicolas est un profiteur du système social ». C’est peut-être vrai en ce qui me concerne, mais sûrement pas tous, loin de là. Inversement, Emmanuel est un profiteur, donc c’est un handicapé : cette proposition est fausse, formellement parlant. Emmanuel est peut-être un glandeur qui ne fait rien de ses dix doigts et qui profite des allocations, mais qui n’est pas handicapé. Nombre de politiciens exploitent ces faux raisonnements, en les appliquant aux immigrés, aux chômeurs ou inversement aux patrons ou aux militaires. Ainsi « les immigrés prennent les emplois des français, Alain n’a pas d’emploi, donc c’est la faute des immigrés ». J’ai souvent repéré de tels syllogismes, vrai formellement, faux dans la réalité, dans la bouche de responsables politiques, même au plus haut niveau. Ici apparaît la limite des raisonnements purement formels. Notons que la contestation des prémisses majeures a permis de grandes évolutions de la pensée, scientifique, artistique, religieuse, philosophique.
La logique formelle est implacable à l’intérieur de ses présupposés, et quand on la met en application avec des prémisses, la majeure du syllogisme par exemple, elle montre ses limites. Bien. Les logiciens ont conçu un formalisme compliqué qui leur permet d’éviter ces risques et de se mettre à l’abri. Pourtant, elle reste dépendante de ses axiomes et de ses règles de fonctionnement. Le taoïsme et ses idéogrammes fondateurs proposent d’autres règles logiques, refus par exemple de l’idée toute occidentale de tiers-exclu, équilibre harmonique des contraires, et ils engendrent des logiques différentes, inaccessibles à notre structure de langage. Et ici dans notre espace dit occidental, des grands penseurs grecs, Aristote par exemple, et bien d’autres, ont montré que la dialectique est supérieure à la logique formelle. Dans la mise en œuvre concrète de la logique, tous les présupposés, voire les plus évidents en mathématiques par exemple, sont exposés à une possible critique. Les mathématiciens connaissent la mésaventure arrivée aux postulats d’Euclide quand Riemann en a contesté certains… et que la Relativité Générale a répondu « oui » aux espaces riemanniens, et « non », ou « peut-être dans un cas particulier », aux espaces euclidiens. Quant à la manière dont fonctionnent les êtres vivants et les écosystèmes, jeux de hasard et de déterminisme, elle échappe souvent aux mécanismes simples soumis à des logiques formelles. A fortiori les structures et fonctions des systèmes sociaux et psychologiques.
La vérité, quand il s’agit de représenter une réalité, se définit comme adéquation. Une proposition est vraie si elle est adéquate à ce qu’elle est sensée représenter. Pendant longtemps, notamment au Moyen Âge, les philosophes ont fait reposer la notion de vérité sur l’adéquation entre les mots et les choses. Mots et choses, propositions, phrases, idées. Bon tout cela est bien beau, mais l’émergence d’une philosophie de l’esprit ou le tournant vers le sujet, comme certains l’appellent, depuis notre bon vieux Descartes et son perfectionnement par Kant, a fait s’effondrer cette belle définition. Les philosophes, ceux des Lumières, visaient le dogmatisme religieux chrétien (catholiques et protestants confondus) qui s’érigeait en vérité universelle et incontestable… et qui vagabonde parfois encore dans certaines églises et dans d’autres religions. La mise en évidence du rapport corporel au monde, de la dépendance de l’expérience à la sensibilité, des catégories mentales et affectives que l’esprit projette sur le réel, a faussé l’apparence.
Je ne vais pas développer toutes les facettes de ce tournant dont certaines sont d’ordre scientifique et très bien étudiées par, par exemple, le passionnant ouvrage d’Alexandre Koyré « Du monde clos à l’Univers infini », d’autres, d’ordre psychologique, sociologique ou esthétique. Toutefois, je ne suis pas naïf, bien des sagesses antiques connaissaient déjà la distorsion entre les représentations et la réalité, même si elles l’exprimaient sous une forme mythologique ou sous celles de récits édifiants. Et même le grand Aristote, pourtant si soucieux de logique, ne s’y est pas laissé prendre.
Aujourd’hui, il devient difficile, semble-t-il, de penser au-delà des catégories à l’intérieur desquelles notre expérience sensible et notre entendement circulent, même si ces catégories sont conceptualisées, et par conséquent objectivées et discutables, et que nos axiomatiques sont toujours contestables. Mais justement, là il y a un lièvre qui sort des fourrées. Le fait de conceptualiser, d’objectiver, de discuter les présupposés de la pensée et les conditions de l’expérience, libère le sujet qui pense. Ce fut le génie de ce fameux Siècle des Lumières d’accentuer ce fait. Par exemple, les préjugés religieux, tant du côté des mythes qui fondent telle ou telle religion, que du côté des expériences vécues (expériences de foi ou de mystique), ont permis le glissement de la confession religieuse comme adhésion objective à une doctrine vers une confession religieuse exprimée comme choix subjectif. Désormais la religion est conçue comme une adhésion personnelle et libre du sujet à une croyance et un enseignement, et non comme la conformité d’un individu à une vérité universelle et absolue contenue dans des dogmes. La révolution protestante d’abord, le catholicisme ensuite, l’ont compris et digéré, même si dans leurs extrêmes et dans d’autres sphères religieuses, cette subjectivité du choix religieux n’est pas encore acquis. On pourrait écrire la même chose des arts, de la musique par exemple, domaine que je connais un peu mieux. On est passé de l’idée selon laquelle « la musique est l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille » à « la musique est l’art des sons » : objectivation et non plus dépendance d’une sensibilité à un présupposé universel d’harmonie. Les émotions prennent du recul et de l’objectivité, le sujet créateur est libéré et ne dépend plus des préjugés et des canons imposés.
Le cas des sciences est plus compliqué. Nombre de scientifiques croient encore que la science dit la vérité. Or la techno-science qui a remplacé la science antique des contemplatifs apparaît surtout comme une formidable extension de la sensibilité, des instruments de mesure et des outils de transformation… ce qui élargit la perception des phénomènes au-delà de ce que permettaient nos sens naturels. Très bien. Que l’on trouve encore çà et là des scientifiques qui croient qu’ils décrivent la réalité en soi est possible. Mais l’intégration dans le langage de la notion de phénomène, phénomène physique, phénomène psychique, biologique etc. démontre que le tournant est pris. Un glissement s’est produit lorsqu’on est passé du scientisme du XVIIIème Siècle (« la science dit la vérité ») au positivisme du XIXème Siècle (« la science est la meilleure façon d’approcher le réel »). Les notions de vérité et d’erreur restent encore réservées au monde de la logique et des mathématiques, mais dès que la sensibilité et l’expérimentation s’en mêlent, on parlera d’exactitude des mesures, de probabilité ou de pertinence… qui sont soumises à de nouvelles expériences et de nouvelles formulations des lois.
Le philosophe du Cercle de Vienne, Karl Popper, a montré que ce qui distingue une science d’une dogmatique, c’est que la science offre des propositions réfutables et que les expériences restent soumises à l’induction (observations particulières ou discontinues sur lesquelles à partir desquelles on infère des lois générales). Cela m’interroge : les sciences ont des effets concrets, tant au plan des connaissances que des interactions sociales et humaines, tandis que les dogmatismes produisent de la stérilité et parfois des erreurs (penser à l’affaire Lyssenko où le dogmatisme stalinien a imposé des normes à la biologie qui est devenue stérile, voire dangereuse). La vérité est donc aussi à chercher du côté du mouvement et de la liberté critique… tout en restant attentive aux limites du langage et de l’expérience.
En ce qui me concerne, le positivisme me convient assez bien, à condition, d’une part, que l’on sache de quoi l’on parle sous le mot « réel », d’autre part, que l’on dise dans quelle sphère de pensée on se situe. Ici survient un choix philosophique : celui de considérer que les choses matérielles sont plus « réelles » ou non (voire plus vraies) que celles de l’esprit. Descartes avait tranché pour la seconde hypothèse, les matérialistes pour la première. Derrière ce choix, se cache le paradigme selon lequel la réalité se partage entre une entité matérielle et une entité spirituelle… Le Grand Paradigme d’Occident, comme l’appelle Edgar Morin. Pour ma part, je n’adhère pas à ce paradigme qui dérive bien vite vers le dualisme esprit-matière, voire une sorte de gnose qui oppose l’esprit et la matière… puis l’âme et le corps, la culture et la nature, et tous ces dualismes qui empoisonnent nos sociétés, nos âmes et notre langage. On voit que la dialectique qui ose poser le négatif ou le contraire d’une proposition qui semble évidente, pour l’exercer et voir où elle conduit, est signe de cette liberté !
Hegel, le maître de la dialectique, a brisé cette dualité. Whitehead, qui reste un de mes maîtres à penser, aussi. Ouf, tant mieux. Le premier a rappelé, contre le rationalisme, que la dialectique était au-dessus de la logique formelle. Je l’ai déjà rappelé au début de cet article. Le second a montré que le réel est dans les interfaces, dans les processus, dans les interactions entre des polarités (par exemple, esprit et matière) qui, en elles-mêmes, n’existent pas. Le concret est mal placé. Il n’est pas dans les choses ou les substances, mais dans les événements. Ni la matière, ni l’esprit n’existent. Ce ne sont que des fictions ou des potentialités limites. Ayant beaucoup fréquenté les cathos, je sais qu’une trilogie y circule pour essayer de se sortir de la dualité, celle d’esprit-âme-corps… pour essayer de sauver l’âme immortelle des anciens grecs, sans trop savoir de quoi on parle sous le concept d’esprit. Ces concepts sont malheureusement essentialisés, comme s’il existait en soi l’esprit, l’âme, le corps ! alors que la réalité qui apparaît est celles des interactions. On pourra y revenir. En ce qui concerne l’essence du corps, je veux bien l’accepter comme postulat, c’est même un de mes dadas. Sauf que le corps est une présence et une interface, pas une chose isolable en soi. Sincèrement, je préfère la trilogie chinoise esprit-parole-corps qui arrache ces concepts à l’essence, à travers l’idée de parole qui apporte à la fois le sens et la relation. Le corps est lui-même relation. Quant à l’esprit, ah, ah ! Vaste question ! Sûrement pas une sorte de fluide qui traverse les corps. Mais ne nous arrêtons pas à ces sottises.
Pour en revenir aux sciences, admettons, même si c’est un peu simpliste, qu’elles sont à la fois une méthode capable d’améliorer notre sensibilité -la technique est une prolongation des sens- et notre imagination conceptuelle -la réalité dépasse la fiction-. Notre vision et notre représentation du monde s’élargissent. Pour éclairer les pointilleux qui lisent ces lignes, je distinguerai entre réalité et réel. La réalité est une construction sociale et cognitive, et le réel est ce qui se cache, ontologiquement parlant, derrière la réalité (je tiens cette astucieuse distinction d’un ami). Cela dit, bien que cela explique ceci, je ne développerai pas la question des impacts sociologiques, psychologiques et aujourd’hui écologiques, d’un monde dominé par les sciences et les techniques. On en finirait pas. L’ouvrage d’Adorno et Horkheimer, auquel j’ai fait référence dans le premier article, déroule cette idée, avec quelques exagérations historiquement compréhensibles (la techno-science du nazisme), avec l’ambition de redonner à la pensée, à la liberté et à la vérité leurs lettres de noblesse.
D’un point de vue cognitif, la notion de vérité peut être relue à travers la distinction qu’en faisait mon ami : la vérité et le vrai. La vérité est une construction sociale et humaine qui cache, épistémologiquement parlant, le vrai. Derrière le langage et les représentations, il y a la vérité qui est la finalité d’un processus de recherche, et derrière la vérité, se cache le vrai… La vérité est une, mais les approches que l’on peut présenter d’elle sont des rayons réfractés à l’infini à travers le prisme de nos catégories de pensée et de notre expérience sensible et technique. Chaque sujet est centre de sa perspective et de la direction vers laquelle il regarde et s’aventure. Certains objets, visuels, sonores, intellectuels, proches diminuent de taille, d’autres augmentent, au fur et à mesure de la marche. Même le Soleil qui éclaire l’ensemble se déplace et finit par se cacher (quoique ce soit la perspective imposée par le mouvement terrestre qui crée cette illusion).
Peut-être la vérité a-t-elle plus de « feeling » avec les processus et les évolutions, donc avec le chemin, celui de la recherche, de l’aventure, qu’avec la vieille notion d’adéquation entre l’idée et la réalité, ou qu’avec l’image d’un puzzle dont on recompose les pièces ou encore avec la doctrine absolue. Cela ne signifie pas pour autant, comme on l’entend souvent, que « chacun a sa vérité ». L’individualisme actuel et le terrorisme qui conduit des individus à se faire exploser au nom de leur vérité sont les facettes d’un même phénomène social engendré par une fausse vision : celle qui nie la possibilité d’une vérité une et vivante qui dépasse les perspectives propres et qui est irréductible à toute idée, à toute représentation, à toute divinisation, à toute fixation éternelle et universelle… Il y a de l’obscurité et du mystère dans la vérité, du non être, du néant dans l’être. Nombre de penseurs ont déplacé cette question vers celle de l’éthique, champ où s’exerce la liberté. Voyons ce qu’il en est sur ce second fil.