Essai de philosophie de l’esprit (T4-Spiritualité et théologie : l’esprit comme poésie de l’être)

L’esprit comme poésie de l’être.

J’écoute la Troisième Symphonie de Karol Szymanowski, une pure merveille d’un compositeur polonais malheureusement mal connu en France. Elle est intitulée « poème de la nuit » et elle est inspirée de textes d’un poète mystique persan du nom de Roumi (1), maître soufi qui structura les Derviches tourneurs de la ville de Konya en Turquie actuelle. Musique, poésie, danse, nuit… Tout est déjà un concentré de la suite de la réflexion présente.

Les communautés chrétiennes des origines ont exprimé une intuition fondamentale qui est loin d’avoir épuisée tout son nectar, avant d’avoir été trahie par les théologiens : l’Esprit procède de l’être, de Dieu (2). En cherchant un peu, cette intuition se retrouverait sous des formes dérivées dans d’autres religions, voire dans divers mystiques. « Procéder » actualise un processus ou plutôt un ensemble de processus, ou de « process » (le mot anglais est plus vaste). Il indique une sorte de temporalité, de mouvement au sein même du divin, bien loin des imageries statiques et impériales issues du monde romain ou de l’imaginaire médiéval. Processus, dans l’acception courante, induit l’idée d’une croissance ou d’une décroissance, d’une évolution ou d’une dégradation. Mais ici, le « process » sera considéré comme créatif dans toutes les situations : non seulement dans les phases de croissance ou de métamorphose, mais encore dans les mouvements d’apparente désintégration ou de mort.

Puisque l’Esprit est processus de l’être, d’un point de vue ontologique, par conséquent le processus de création n’est pas une qualité, un surplus de l’être, un coloris, une bosse ou une émanation. Il est son essence même. L’esprit est le poème de l’être. Pourquoi « poème » ?

En grec, le terme correspondant à « poème » ou « poésie » signifie création. La notion de « création » peut prêter à confusion pour certains spécialistes informés qui distinguent méthodologiquement création, génération et évolution. Dans ce sens réduit, créer signifie faire sortir une forme nouvelle du néant ou d’un matériau antérieur, à partir de l’acte libre d’une volonté extérieure : une sorte de magie ou de fabrication. Magie au sens d’un passe-passe produit par un illusionniste. Fabrication comme le potier qui extrait un vase d’un argile. Laissons tomber le magicien ici. La notion de création en ce sens réducteur pose que le créateur précède ontologiquement son œuvre : il y a un créateur ; il décide de créer parce qu’il en a envie ; il crée ; il en ressort une création ou des créatures (dans le cas des croyances en un Dieu créateur) ; éventuellement il les manipule pour leur donner la forme et le mouvement qu’il souhaite. Marionnettes. Bof ! Comme je ne crois pas beaucoup à l’existence d’essences en soi (l’essence du créateur indépendamment de son œuvre, par exemple (3)) et que je ne suis pas un spécialiste informé, j’interprète la notion de création (et de poésie) dans un sens le plus large possible : surgissement d’une nouveauté, qu’elle soit une production, une génération, une métamorphose, une expérience existentielle ou une émanation. Deuxième différence : la génération par distinction avec la création. Générer signifie plutôt une division de l’essence, comme l’est une cellule qui se multiplie en se divisant, ou comme l’est naturellement un enfant de ses parents. Enfin, évolution. Évoluer signifie plutôt la croissance d’une entité qui se différencie en se développant, comme l’est le mouvement d’un enfant vers l’âge adulte ou comme l’est l’évolution de la vie, d’un point de vue global. Pour les spécialistes moins lépidoptères que moi, l’évolution n’est pas considérée comme une création. Pour moi, si !

En adoptant l’idée d’un lien entre création et poésie, surtout vu l’enrichissement qu’a acquis le concept de poésie à travers l’histoire, les trois dimensions précédentes, fabrication, génération, évolution, sont réunies sous un seul concept : celui de création au sens poétique du terme. Pour ne pas induire le lecteur en erreur, je parlerais donc parfois de « processus de création » ou « process de création », parfois de poésie. La création est un acte, pas uniquement son résultat. Désolés pour les scrupuleux. Apprendre à penser en mouvement, en flux est plus réel que de penser en notions statiques, spatialisées, hiérarchisées ou instantanées (figées dans le temps). En effet, l’univers qui se présente à nous est un continuum spatio-temporel et un tissu d’événements entrelacés. Il n’y a pas de séparation entre un espace et un temps absolu, ni d’objets isolés dans l’espace et le temps. Les temps sont multiples, organiques et liés aux multiples processus du réel.

Par ailleurs, le processus de création englobe à la fois les activités et les passivités, la production d’une œuvre hors de soi et l’expérience vécue, qu’elle soit apparemment un plus qualitatif ou une souffrance vécue dans le soi. De même qu’un poème, ou une musique, exprime l’être même du poète, du musicien, et non une simple émanation qualitative et encore moins le résultat d’une simple fabrication, ainsi l’esprit exprime l’être en soi, non parce qu’il a envie de créer comme ça dans son éternel ennui, mais parce que l’être est création, parce qu’il est poésie. Il suffit de contempler et d’écouter le monde vivant.

La poésie, comme expression et actualisation de l’esprit, est plus vaste que toute forme et expression religieuse. J’écrivais au début de cet ensemble de méditations que la prière est plus vaste que la foi. Le même rapport analogique se retrouve ici. Attention toutefois : en raison du mensonge romantique, la poésie est souvent perçue comme la simple expression sentimentale d’un promeneur solitaire dans la nature ou à la terrasse d’un café. Pour cette raison, j’insiste sur l’idée de « poésie de l’être » ! Le réel, qu’il soit actuel, potentiel, virtuel ou subjectif, est poésie. Le vrai poète n’est pas un individu conscient, seul, empli d’états d’âme et larmoyant, mais il est l’esprit du réel en acte. Il peut contenir l’expérience subjective ou romantique, j’en conviens, mais il ne s’y réduit pas. À la limite, que les spécialistes me le pardonnent, la poésie romantique est l’expression d’une conscience non encore libérée de soi (4). Elle est une forme très particulière de poésie, elle n’en est pas l’essence. J’ai proposé comme point de départ une musique, la Troisième Symphonie de Szymanowski, parce qu’elle n’est pas une œuvre romantique et que sa source est mystique, extatique, sorti du sujet Roumi le soufiste.

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L’expérience spirituelle est une participation à la vie de l’Esprit, à la poésie du réel, une sorte de retour des productions de l’esprit vers lui-même. Une inversion se produit : il ne s’agit plus d’expérimenter l’esprit -et donc de ramener à soi le monde-, mais de se vivre comme expérience de l’esprit -emmener soi au monde, à l’être qui se manifeste-. Non seulement toutes les altérités, les autres personnes, la vie sociale et politique, les infinies formes historiques et culturelles, sont à intégrer ; mais encore  les myriades de figures de la nature, la matière physique elle-même apparaissent comme manifestations de l’esprit. Raz le bol de l’opposition entre spiritualistes et matérialistes ! Toutefois il faut comprendre, et j’y tiens beaucoup, que l’être comme esprit se manifeste dans la rencontre et la fécondation de ces différences entre elles. En ce qui concerne le processus créatif d »humanisation, l’esprit se dévoile dans la liberté, naturellement.

Relisons maintenant l’expérience spirituelle comme process de participation à la création, à la poésie de l’être. Je rappelle les moments traversés : libération des contraintes extérieures, libération de soi. Ces moments ne sont pas à considérer comme expériences chronologiques, mais comme deux dynamiques conjuguées. Cependant réduire l’expérience spirituelle à la seule dimension de libération serait la mutiler. Le point où nous en sommes est celui-ci : sortir de soi correspond à une ouverture, une intégration et une participation au monde. Sortir c’est exister, se tenir au-delà de soi, dans un étonnement librement choisi. Rien à voir avec la division schizophrénique ! Il est plus juste de parler de participation au plus d’être, au plus vaste que soi. La sortie s’exprime positivement à travers le langage, la créativité, l’œuvre, chacun à son échelle ou selon sa nature, même si au regard extérieur, telle ou telle ouverture paraît parfois infime (je pense, en ce qui concerne l’expérience existentielle humaine, au malade, au handicapé ; ou en ce qui concerne l’existence politique, au pauvre, à l’exilé, à l’exclu). Mais, et ce point est capital, elle s’exprime négativement à travers les souffrances, les diminutions vécues par un sujet singulier un une entité singulière. L’être ne peut pas être lui-même s’il n’expérimente pas à l’intérieur de soi son propre néant. En fait, nous allons être entraînés dans trois processus, trois torrents et fleuves, parfois clairs et désaltérants, parfois laminaires, parfois turbulents, parfois boueux et essoufflants (objet du prochain article).

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Suite aux articles précédents, un de mes anciens et grands amis me demande : « mais finalement, comment définis-tu l’esprit ? C’est quoi la vie spirituelle pour toi ? » . Dans le second article de ce thème, j’ai déjà proposé une première approche descriptive à défaut de proposer une définition. Plusieurs tours de la spirale ont été effectués. Voici un nouvel accès.

Du point de vue de l’écureuil qui aime cacher ses réserves au creux des arbres, et de celui du papillon qui, sorti de la chenille, butine où il veut, je métamorphose les questions pour indiquer les voies d’accès aux provisions. Je ne définis pas l’esprit, ni ce qu’est la vie spirituelle. Zut, alors ! Va-t-on me dire ! Procédons par négation. L’esprit n’est ni une idée, ni un objet. Définir, réflexe assez typiquement français, signifie inscrire un objet parmi d’autres objets ou repérer une idée, une notion par rapport à d’autres idées, d’autres notions. Bref encadrer une réalité par des moulures et des bâtons avant de la fixer au mur, ou aménager une bibliothèque pour ranger des livres. La poser, quoi ! La visser et la verrouiller sur un plan spatial et intellectuel rassurant. Définir signifie aussi ramener l’étrangeté de la différence à un croisement fini de similitudes familières, ce qui revient à lui faire perdre sa substance ou sa singularité. Un agrégé de mathématiques bien convenable rédige un manuel : il fixe des définitions et des axiomes ; puis il pose des hypothèses, et il en déduit des théorèmes via des démonstrations. Au bout du compte, il obtient une belle composition qu’il peut consciencieusement exposer dans un livre ou présenter sur un power point (5). Il part du même pour arriver au même. L’important est d’éliminer l’étrangeté, l’incertitude, l’imprécision, le flou, le flux…. Bien évidemment dans le contenu de la réflexion présente, une méthode semblable est parfois utilisée. La logique et les mathématiques sont une magnifique architecture composée d’objets semblables et de relations non contradictoires. Elles ouvrent l’espace de certitudes qui pourront ensuite aider la raison à stabiliser quelques ponts et quelques navires dans la turbulence de l’océan de la vérité (et à s’amuser aussi : mais les agrégés de maths ne sont pas des gens marrants !). Leur utilisation dans les sciences ouvrent les voies de la technique. Mais elles ne laissent pas la place à la différence ontologique, à la contradiction, à la singularité des êtres et des relations entre les êtres. Or l’esprit n’est ni objet, ni idée.

L’esprit n’est pas non plus réduit à n’être qu’une puissance. La puissance d’être se réalise dans l’esprit qui est l’être en acte, elle en est donc une potentialité. D’un certain côté, l’être est plus vaste que l’esprit en ce sens que l’esprit se manifeste comme existence, tandis qu’il appartient à certaine essence de l’être de ne pas exister. L’existence est le processus qui conduit la puissance à l’acte, comme l’énergie cinétique d’un corps est la mise en existence, en mouvement, d’énergies potentielles qui agissent sur ce corps. Mais l’esprit ne se réduit pas à ses potentialités, ni aux énergies qu’elle déploie. L’esprit est le processus de l’être, donc dans le mouvement qui déploie les puissances, les potentialités en énergies actuelles. Qu’est-ce que cela signifie ?

Dans les méditations du blog, je me situe d’un point de vue « phénoménologique ». Pardonnez la pédanterie philosophique. En d’autres termes, imaginons un mérou sous l’océan qui expérimente des sensations et des émotions, et par prolongement les organise dans un langage propre (celui du mérou) en fonction de ses catégories de représentation et en fonction de multiples adaptations. J’ai un faible pour les mérous, pas seulement quand ils sont dans mon assiette. De même l’esprit s’expérimente-t-il d’abord, tel un milieu, un environnement, une fluidité. Le mérou ne définit pas la mer dans son intellect, il ne la formalise pas dans un objet ou une idée. Il baigne dans l’élément marin, il saisit les courants, les énergies, les sensations. De même en est-il du milieu spirituel. L’esprit se saisit d’abord comme phénomène, à travers ses manifestations, ses reflets, sa musique. Il enveloppe notre perception, il n’en est pas le produit. Essayons d’attraper le torrent qui s’écoule en plongeant les doigts dans l’eau. Jamais on n’attrape le torrent. Il glisse à travers la main. Ainsi en est-il de l’expérience de l’esprit. Imaginons que nous réduisions la musique à ce qui est écrit sur une partition. Ce sera décevant. L’écriture n’est pas la musique.

Dans un second moment, plus nous baignons, observons, écoutons, goûtons, plus l’expérience de l’esprit prendra corps, consistance, et se cristallisera dans les multiples visages du langage, de la culture, des sciences, du plus d’être. L’esprit prend figure, s’actualise. Dans la réflexion chrétienne des origines, l’esprit a même été hypostasié. Il est considéré comme Quelqu’un, comme une personne au sein d’une communauté divine. Dans la mesure où la forme la plus accomplie des figures de l’existence est la personne, en tant que conscience personnelle, puis comme conscience sociale et politique, l’intuition est tout-à-fait valide.

L’expérience spirituelle, qui est expérience de participation à l’océan de l’esprit, se déploie sous trois faces. Il y a une face passive d’accueil (réception et écoute du milieu), une face active de différentiation de soi (construction et réalisation de soi dans le milieu) et une part de diminution (passage et perte du soi subjectif, réalisé objectivement ou en cours de réalisation dans un plus grand que soi). Par exemple, un musicien comme Szymanowski écoute et enrichit son information du monde musical ; il crée des œuvres et construit son propre langage en se différenciant de ses collègues ; il remet son œuvre au monde, il objective ses symphonies, ses sonates, ses cantates qui enrichiront le flux du process de la musique, et derrière lui, la noosphère. Ou encore : une entreprise se développe en fonction de l’attente de clients, puis elle se différencie (on parle d’esprit d’entreprise), puis elle dégénère, meurt ou est assimilée en transmettant ses acquis à d’autres… On espère pour le bien commun et pas pour des intérêts privés. Même chose de tous les systèmes de la noosphère. Autre analogie pour ne pas se couper de la vie, notre mérou de tout-à-l’heure perçoit son milieu et s’y adapte, vit sa vie (parfois éphémère), puis se dissout et enrichit à la fois son espèce, le milieu ambiant et la biosphère (en mourant et en permettant aux autres d’exister). Même chose d’espèces dans l’histoire de l’évolution naturelle ou d’écosystèmes entiers.

Quel est le milieu « phénoménologique » de l’esprit ? Où se manifeste-t-il ? Il se manifeste à travers trois courants, pour continuer l’analogie marine : celui de la libération, dont j’ai parlé, qui produit de la liberté ; celui de la création qui produit du langage, de la vie et de la culture ; celui du tissage de liens de plus en plus subtils, de plus en plus organiques et de plus en plus vastes entre les entités du réel, entre celles de la pensée, entre les sujets et surtout entre celles des multiples interactions de leur interface. À chacune de ces manifestations, répond les trois faces de l’expérience spirituelle dont je parlais dans le paragraphe précédent… On devrait lire plutôt trois nages ou trois manières de naviguer. L’esprit en soi n’est pas un principe, une idée, une substance, un objet. Il ne se définit pas. Il s’expérimente à travers l’éclat, le rayonnement de son énergie, les courants qui le peuplent.

Qu’est-ce qui m’autorise à me positionner de cette manière-là ? Tout simplement, parce que chacun d’entre nous s’est d’abord perçu, à peine apparu comme petit être vivant et naissant, comme sujet spirituel. Il se perçoit progressivement comme conscience et croisement de perceptions, puis comme conscience de soi. Il se constitue ensuite au travers du langage qui permet d’objectiver et de déterminer des représentations, celle de son corps notamment. En même temps, il cherche à se reconnaître et à être reconnu dans la communauté humaine, biologique, sociale, politique, écologique et cosmique. Chacune de ses expériences est une traversée de luttes, d’apprivoisements, de jeux et d’assimilation de réalités extérieures, de « dialectiques » si on veut, de joies et de souffrances. Lue sous cet angle, toute la réalité dite objective survient comme un ensemble de figures, de moments, de représentations du monde de l’esprit. Je n’invente pas. Les initiés reconnaîtront derrière mes propos un certain nombre d’immenses penseurs que j’ai travaillés, aimés, intériorisés et métamorphosés dans mon langage de papillon. Toute cette approche est développée dans les articles philosophiques du blog.

Cela dit, justement parce que l’être humain se saisit initialement comme esprit, parce qu’il baigne dans le milieu spirituel, l’irruption de la conscience, puis de la conscience de soi, puis toutes les multiples formes de son existence personnelle, sociale et politique, passent par un dialogue intérieur, une « dialectique », une dualité interactive, et par des heurts avec un monde autre que soi. Pour intérioriser l’esprit, est nécessaire un travail de distanciation par rapport aux multiples perceptions et autres expériences. Le travail de distanciation peut traverser de longues durées. il est parfois joyeux, parfois douloureux, voire tragique. C’est ce que j’ai expliqué dans les articles précédents sous l’analogie de l’exode et de l’exil, de la libération des contraintes extérieures et de la libération de soi. Une fois ces étapes intériorisées, se manifeste la vraie vie de l’esprit qui est création, tissage, fécondation, mais aussi expérience de vie et de négativité, expérience de mort. Je propose maintenant de plonger dans ce milieu spirituel.

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Je vais progressivement quitter l’analogie biblique et les deux étapes précédentes proposées, non sans quelque dernière petite promenade. Malheureusement en effet, l’univers biblique, surtout tel qu’il a été interprété dans les grandes religions monothéistes traditionnelles, en est souvent resté aux stades des deux libérations : il s’agit d’être libéré, d’être sauvé parce que l’homme est faible et petit, dans une vallée de larmes, ou parce qu’il s’illusionne dans des idoles et dans la magie. Ce n’est déjà pas mal. En effet, bien des baroudeurs religieux ou mystiques s’aventurent, sans blindage ni langue de bois, du côté des abîmes de la mort individuelle, ou s’affrontent, du moins pour les vrais prophètes, à la souffrance des hommes et aux situations d’injustice (injustice sociale, politique et existentielle). Toutefois, la fréquentation des zones sombres de la nature, ou celles dérivées de la responsabilité humaine, engendre des discours moralistes (surtout de la part de ceux qui ne s’y sont pas aventurés !). D’où l’hypertrophie de discours théologiques et religieux sur le Salut, sur le péché et la culpabilité, sur l’éthique et la morale. En rester là serait dommage ! La dramatisation de l’existence se développe au détriment du poème de création, celui de la vie de l’esprit et la construction de l’humanité en elle-même et par-delà elle-même. Elle peut encourager les pessimismes, les découragements, voire le désespoir devant la tâche à accomplir. Une telle hypertrophie alimenta et alimente encore la soupe des vendeurs de salut et les gourous déguisés en prêtres, en faux prophètes ou en psychologues de bazar. Elle entretient les verbiages des moralisateurs des chaires et des cabinets de conseil, surtout quand ils ne sont pas payeurs !

Je ne prétends pas que les discours sur la création et la vie sont absents de l’espace biblique. Ils sont multiples et extraordinairement poétiques. Cependant ils ont été marginalisés ou soumis, notamment dans le monothéisme occidental, à ce que les théologiens appellent « l’économie du salut ». Indépendamment des niaiseries créationnistes ou des boniments de l’Intelligent Design ! Comme un leitmotiv dans le parcours proposé, je reviens sur l’extraordinaire conte de Job, cet homme sur lequel tombent tous les malheurs du monde. Il sert de transition à l’approche proposée. Suite à son malheur, à la perte de ses attaches extérieures et à l’atteinte de son corps et de son être, deux vastes procès sont intentés contre Job. D’une part, il y a celui des « amis », procès destiné à le culpabiliser de ses malheurs : en gros, « ta souffrance est le signe que tu es coupable, que ton espace familial ou social est coupable, que ton héritage est coupable, et tu ne veux pas l’avouer ! Reconnais-le et tu seras sauvé ! » Coupable de quoi ? Job crie son innocence. Coupable d’actes injustes, coupable d’une situation privilégiée ou coupable d’exister ? Pas très différent de certains romans de Kafka ou des procès staliniens. D’autre part, il y a le procès intenté par Job contre son Dieu, El Shaddaï ou Adonaï, selon le texte hébreu : « pourquoi m’as-tu créé ? Pourquoi, moi qui suis juste, dois-je souffrir et mourir comme les crapules et les menteurs ? ». En d’autres termes, « pourquoi l’existence est-elle aussi absurde ? » Bien. Je développerai ces questions ailleurs.

Or le livre de Job se termine par un extraordinaire récit de création, un des plus beaux poèmes de la sagesse biblique, une navigation entre fascination et vertige ! L’univers entier se déploie dans sa splendeur imposante et dans ses toutes petites merveilles, des fureurs des monstres marins à la fragilité des œufs des cigognes, de la liberté des ânes sauvages à la veille des lionceaux dans les fourrées, du chant des étoiles au tumulte des torrents de montagne, de la gestation des biches au vol impérial des aigles, … ou encore du vacarme des hommes dans les villes à celui des guerriers sur les champs de bataille. Naturellement, il s’agit d’un poème et non d’un exposé scientifique, mais la signification est claire : il s’agit pour Job de sortir de soi, de sa souffrance et de ses interrogations, afin de s’objectiver et surtout de s’ouvrir à l’émerveillement du monde et à son altérité. Pas facile à vivre, je le sais (d’expérience !), dans les moments d’extrême détresse ! Pas de solution donc aux interrogations violentes et aux révoltes lancées par Job contre son El Shaddaï ; mais un mot étonnant : « seul mon serviteur Job a parlé de moi avec droiture ! » Waouh ! Pas religieusement et politiquement très correct ! Celui qui a crié sa souffrance et son innocence et qui s’est insurgé contre l’absurdité de sa condition a été reconnu ; pas les jacasseries culpabilisantes des moralisateurs et vendeurs de salut facile.

Le mouvement de sortie de soi proposé par le livre de Job est une transition, pas une finalité. L’altérité proposée par le récit poétique de création demeure sur un plan statique et naturaliste. L’humanisation n’y a pas beaucoup de place. L’être humain est considéré comme tout petit face à l’immensité de l’univers et de la vie. Il n’y est pas mentionné la vie de l’esprit comme processus de créativité. Pas véritablement d’avenir, ni de construction sociale, culturelle, politique, spirituelle non plus. Pas de réponse objective à la souffrance (mais qui peut prétendre en avoir ?). Juste un ravissement, aux deux sens du terme, devant l’être déployé dans l’univers.

Il est bon parfois d’éprouver la fragilité et la petitesse de l’existence humaine face à la complexité, la majesté ou l’énergie du réel apparent. Toutefois, un discours exclusif et hypertrophié sur la petitesse et la fragilité de l’homme ne doit pas servir à assujettir les consciences et à étouffer les désirs. Un tel discours est courant, voire exclusif et démesuré, dans ce que j’appelle les courants spirituels et religieux pusillanimes, pour ne pas dire infantiles. Le discours sur la petitesse et la fragilité est nécessaire pour arracher certains d’egos immodérés ou de tentatives prométhéennes mal engagées. Il devrait être une pédagogie pour apprendre à faire confiance et s’ouvrir aux autres. Une éthique, si on  veut. Mais il est une condition insuffisante pour mesurer ce qu’est la richesse de la vie de l’esprit. Admettons. L’humanité est certes petite sous certains angles, comme l’angle du sujet, de l’individu perdu dans ses états d’âme.

Mais l’humanité est grande aussi. Chacun de nous est tout petit. Chacun de nous est aussi immense. J’y tiens ! Du point de vue naturel, l’humanité est le produit de plusieurs milliards d’années d’évolution naturelle. Il faut imaginer le formidable tâtonnement de la vie dans d’infinies directions, imprévisibles, déroutantes, au sein duquel a surgi l’être singulier  que nous sommes et où a émergé l’effervescence de la noosphère. L’existence humaine a coûté cher à la nature et à l’univers : incertitudes, essais, échecs, déploiements morphologiques et fonctionnels de toutes sortes, combats, dévorations, parasitages, concurrences, symbioses et fécondations ; variétés de formes, de coloris, d’espèces, de senteurs, de sonorités, d’ondes physiques et biotiques. Du point de vue de la conscience de soi et de ses productions historiques, politiques, existentielles, artistiques, l’existence humaine est le produit de multiplications de temps singuliers, dont la moyenne statistique est de plusieurs centaines de milliers d’années (6). Œuvres d’art, écrits, musiques, religions, cultures locales, familiales, guerres et alliances, mutations et fusions, droits et sciences, domestication ou apprivoisement de la nature et du corps, médecine et commerce… visages amoureux et défigurations douloureuses. Et là aussi, chaque acquis a coûté cher en vies et en morts, en vie et en mort. L’humanité a du prix. L’individu, comme participant à l’humanité et à l’histoire naturelle, aussi.  Et ne parlons pas de la vie organique, la vie du corps. Un pur prodige ! L’aventure humaine est comme une vaste chorégraphie où danseuses et danseurs sautent, créent, expriment des émotions et des pensées, pétillent de sensations et de teintes, parfois retombent et semblent se replier… tandis que la musique enveloppe la scène, l’espace, le temps et la vie.

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Parvenu à ce point, il importe maintenant de nous arrêter sur la nature dialectique, contradictoire parfois, conjuguée aussi, fécondante surtout, du processus créatif de l’esprit, de sa poésie. La participation à la vie de l’esprit est à ce prix. Ce sera l’objet du prochain article.

(1) La Troisième Symphonie de Szymanowski est une œuvre étonnante : elle séduira sans doute à la première écoute, mais ensuite elle donne l’impression d’un brouillard. Une analyse fine permet de découvrir qu’elle est extraordinairement sculptée. Cependant elle est expression de la nuit, et donc enveloppée de rêves et d’images oniriques. La traduction du poème de Roumi est un peu culcul la praline. C’est dommage. Sans doute la source persane est infiniment plus belle. Et en polonais, elle a l’avantage de demeurer à l’intérieur de la musique de la langue.

(2) En termes de jargon dogmatique chrétiens et indépendamment des grilles psychanalytiques, il est dit que l’Esprit procède du Père (tradition orthodoxe) ou du Père et du Fils, Parole de Dieu (tradition catholique et protestante). Tout dépend du lieu où le langage est situé. Ici, on s’en fout. Pour éviter ce genre de débat et en rester au simple plan d’un discours hors confessionnel, je préfère affirmer que l’esprit est processus de l’être sans aller plus loin. Mille excuses aux théologiens inquisiteurs ou critiques.

(3) Bien sûr, dans notre expérience quotidienne, on sépare l’homme ou la femme du fait qu’il est poète. En ce sens, l’homme avec le qualificatif de poète précède le poème. Mais en tant que poète, indépendamment du fait qu’il soit un homme, un alien, un archange ou un diablotin, le poème participe de l’essence du poète. C’est plus clair ?

(4) On pourrait dire la même chose de maintes chansons d’aujourd’hui.

(5) Ou une présentation de Libre Office pour les partisans de l’open source et du copyleft, comme je le suis !

(6) Je renvoie à des réflexions que j’ai écrites sur le temps et qui ont été publiées dans deux petits bouquins dans une autre vie.

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