Qu’est-ce que la philosophie ?

Vaste question.

Avant de proposer quelques axes de méditation, voici une remarque introductive qu’il faudra garder présent à l’esprit au fur et à mesure de la lecture de ces pages. La réflexion qui suit mêle des considérations abstraites et générales avec des expériences personnelles, d’existence ou simplement d’observation. La polarité objectivité-subjectivité est une des paires les plus menteuses qui soient. L’objectivité pure, même scientifique et technique, cache des présupposés rationnels et culturels non dits et qui peuvent intégrer des intérêts institutionnels, idéologiques et affectifs. La subjectivité pure, telle qu’elle s’exprime dans la littérature, le théâtre, l’art, la musique ou même les conversations intimes, draine avec elles des idées et des formes puisées dans le langage commun, donc quasi objectif, et lorsqu’elle veut séduire, elle les utilise intentionnellement ; par conséquent, dans un but de communication qui déborde le sujet singulier. La réalité se joue de la subjectivité et de l’objectivité : elle apparaît et disparaît dans la tension entre les deux, d’où son essence événementielle (je reviendrais sur cette expression). J’insiste sur le mot « tension », comme une toile tendue qui permet sur sa surface une propagation plus rapide d’ondulations. Ceci explique le fait que les lignes qui suivent seront habitées d’anecdotes qui seront non seulement illustratives, mais aussi symboliques ou symptomatiques. Une mesure de Schubert ou de Bartok met en lumière toute l’œuvre, comme un mot ou une proposition isolée peut révéler tout l’individu.

Paragraphe dialectique pour ceux qui ont fait l’effort d’aller jusque là : « qu’est-ce que la philosophie ? » ou « qu’est-ce que ma philosophie ? » Les deux, mon général. Et je dois ajouter « une philosophie située », dans l’espace-temps, dans la socio-genèse, l’ontogenèse et la phylogenèse, du fait de mon appartenance à un réseau localisé : milieu scientifique, coloration chrétienne, mélomane informé, France où on aime les combats d’idées, etc. La philosophie passe par la médiation de la parole et de l’écrit. À l’origine, elle était même un dialogue. Que sont des idées ou des concepts s’ils ne descendent pas dans l’arène de la parole, et donc dans l’expression de la réalité vécue dans la culture et surtout dans l’existence ? Des fantômes ? Des simulacres ? Cela devient encore plus drôle quand il s’agit de « belles idées ». On voit passer des wagons entiers d’idées généreuses ou nouvelles sur les rails convenus de nos médias, dans des livres bien ou mal pensants, ou dans nos institutions à prétention de vérité. Mais les anges font des bêtes, et certaines belles idées généreuses peuvent devenir totalitaires soit à l’intérieur de soi, soit dans le domaine politique, éthique ou religieux. À l’intérieur de soi, lorsqu’on devient idolâtre de ses illusions au point parfois d’être prêt à mourir pour des idées, aussi sottes soient-elles. Et au-delà de soi, point sur lequel il est inutile de digresser, le siècle dernier ayant démontré l’absurdité des idéologies et de l’emprise des slogans sur les consciences. Les idées doivent par conséquent descendre dans l’arène du réel, dans le concret et la singularité, dans la parole. Même remarque que celle du paragraphe précédent : le réel -et donc sa vérité- se manifeste dans la tension risquée de la parole qui circule entre généralité et singularité, puis se camoufle dans un jeu permanent d’obscurité et de lumière.  Bref, si je parle de philosophie, je parle de ma philosophie, et si je parle de ma philosophie, je reflète aussi la philosophie.

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Alors, qu’est-ce que la philosophie ? Il existe de très nombreux manuels, soit scolaires, soit didactiques, du style « la philosophie pour les nuls », qui expliquent très bien ce qu’elle entend être. Il y a des sites internet passionnants, écrits par des profs de lycée ou d’université, qui proposent des définitions pertinentes et percutantes. Il existe aussi des œuvres d’auteurs reconnus qui posent directement la question. On peut penser à Gilles Deleuze dans l’essai simplement appelé « Qu’est-ce que la philosophie ? » ou Maurice Merleau-Ponty dans son « Éloge de la philosophie ». Pour les non initiés, ce sont d’ailleurs des livres difficiles. On peut aussi songer à la boutade de Vladimir Jankélévitch expliquant que poser cette question, c’est déjà faire de la philosophie. J’aime beaucoup cette boutade, car elle oriente ma manière de penser la philosophie.

Donc : qu’est-ce que la philosophie ? Le passage du concret à l’abstrait ? Ou l’inverse ? Celui de l’essentiel à l’existentiel, celui de l’âme vers le corps et les sens, celui de l’esprit à la vie, celui de la réflexion à l’action, ou les inverses ? Ou les interactions destinées à équilibrer un excès ou un défaut par un autre, dans un mouvement de balancier éternel ? Pourquoi pas ? Certains estiment qu’il est plus difficile de passer du concret à l’abstrait, ou de la matière à l’esprit. J’ai tendance à penser le contraire. Surtout aujourd’hui dans notre monde de bavards. La matière et le concret sont bien plus difficiles à atteindre que l’abstrait (je ne dirais pas l’esprit). Mais parce que je suis un papillon un peu froussard et fuyant, j’autorise ma tendance à voleter quelquefois dans l’autre sens.

Ah il ne faut pas les oublier. Les étymologistes. La philosophie serait l’amour de la sagesse. Le philosophe russe Soloviev a écrit un essai, en français en plus, où il met en scène un dialogue entre la Sagesse et le Philosophe. Dialogue très riche, à lire, puis méditer, à raison de deux pages par jour en moyenne (moins même, si possible). Le philosophe n’est ni un sage, ni un saint. L’histoire le démontre, de Platon à Heidegger. Il aspire à la « sagesse », même quand il apparaît socialement comme une crapule, et s’il fait passer son intérêt avant la quête de sagesse, il perd son statut de philosophe. Il « aime » la sagesse ? Le mot « philos » en grec évoque beaucoup plus une sorte de constance et de fidélité dans la dualité confiance-doute, qu’un désir érotique ou qu’une charité bienveillante. Confiance dans les capacités de la raison et de l’homme, doute dans les conclusions que cette raison lui offre hâtivement. Un bon philosophe, en plus de se demander « c’est quoi, la philosophie », se posera aussitôt la question : « qu’est-ce que la sagesse ? », et « qu’est-ce que l’amour ? ». Même remarque que précédemment. Il serait dangereux de trop se fixer sur des définitions ou des principes. La fixation, quelle qu’elle soit, peut être source de dogmatismes effrayants, même quand les dogmatiques se croient de bonne volonté. Il existe des tyrannies de l’amour, de la sagesse ou de la sollicitude qui n’ont rien à envier à des tyrannies de la haine ou de la jalousie. Faut-il illustrer par quelques exemples ? Encore un philosophe russe : « il n’y a pas de pire cauchemar que le bien imposé ». Ouais. On ferait bien de méditer cette petite phrase de Berdiaev.

Autre tendance, au sens sociologique du terme. Aujourd’hui la mode est au « développement personnel » que certains appellent « philosophie ». Très bien si les consultants le veulent ainsi. Pourquoi pas, après tout, on a la liberté des mots, surtout quand ils sont polysémiques. Pas de bol pour ceux qui liraient cet article dans ce but. Justement parce que la philosophe naît du dialogue ou des Dialogues et que sa démarche est dialectique, elle est difficilement réductible à une démarche personnelle (ou même prétendument collective) sous la direction d’un gourou ou d’un maître spirituel pétri de recettes Marabout Flash, pour le salut ou le bonheur de sa petite âme, de ses petits affects, pour l’apaisement et l’épanouissement de ses pulsions de libido ou pour l’esthétisation auto-persuasive de son petit corps. Avec la grande illusion selon laquelle la somme des bonheurs individuels ferait le bonheur social ! Non. L’aspiration au bonheur et à la jouissance individuelle, nécessaires certainement, ne sont pas suffisants pour appréhender le réel. La souffrance existe, pas seulement à traiter d’un point de vue thérapeutique, mais aussi comme condition existentielle.

Cela étant acquis, il en résulte qu’il n’y a pas de sagesse personnelle indépendamment du souci de l’autre (en tant qu’autre et non comme reflet de soi, de son idéologie ou comme objet de son désir de l’aider), indépendamment de sa parole, même blessée ou excentrique. Pas de sagesse, par extension, indépendamment du souci politique, social et écologique, indépendamment d’un combat à mener aux dimensions de l’histoire, de l’univers et de l’infini. Cet ensemble de soucis n’est pas un attribut, une qualité ou un effet de la sagesse ou de la philosophie qu’il faudrait redresser si elle est malade, mais une essence nécessaire (ou une nécessité essentielle) de la philosophie : pas de philosophie, sans prise en compte de tout le réel existant, pas d’existence sans relation. Pas d’individu sans tissu organique avec le monde qui le porte. Pas de vérité sans réalité. Ceci me fait écarter de la démarche philosophique toute prétention de faire du développement personnel une « philosophie », au sens où je vais l’entendre. Disons qu’elle est une thérapie spirituelle (noos en grec) ou mentale (psyché) utile, éthique si l’on veut.

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Bref, on l’aura compris, mon option est essentiellement dynamique.

Commençons par un faux commentaire lu, à propos d’un article de mon blog arrivé des USA. Faux parce que mon logiciel de traque l’a repéré comme indésirable. Ce faux commentaire écrit, avec plein de fôtes d’ortograf, que j’ai corrigées pour ne pas déplaire : « quand on part de certitudes, on arrive à des doutes ; quand on part de doutes, on arrive à des certitudes ». Fastoche pour les spammeurs qui ont repéré ma philosophie d’abeille-papillon. Le propos serait de Francis Bacon, ce sympathique aristocrate du XVIème siècle qui est un des promoteurs de la science moderne. Je n’ai pas vérifié, mais cela lui ressemble bien. On aurait pu mettre ce propos dans les mots de Descartes. Bacon, naturellement, met l’accent positif sur la seconde proposition de sa phrase pour mettre en valeur la méthode scientifique. Je partage son point de vue, à condition qu’elle ne soit pas systématique. Je serais plus réservé à l’égard d’une appréciation négative de la première proposition. D’une part, parce qu’il existe des individus qui restent indéfiniment sur leurs certitudes (ce qui signifie qu’ils n’en partent pas), d’autre part, parce que je n’y vois pas que du négatif. Si nous décidons de partir de nos certitudes, nous acceptons de nous éloigner des rivages rassurants, de nous aventurer en pleine mer et de prendre des risques. La seconde proposition (passer des doutes aux certitudes) demande beaucoup de travail, travail sur son objet d’étude et travail sur soi. Toutefois, même si les certitudes atteintes par Descartes ou plus tard par Kant à partir de leurs doutes, et par les sciences que ces deux philosophes ont pratiquées et admirées, sont convaincantes, je préfère la démarche de Hegel qui place la philosophie dans le mouvement même de partir et de ne jamais s’arrêter en route.

Alors je sais : certains me diront qu’il n’y a pas de plus grand philosophe totalitaire que Hegel puisque sa démarche s’achève dans le Savoir Absolu ou la Science Absolue (selon les traductions). Je pense que ceux-là ont mal lu ou pas lu Hegel : le savoir absolu est en réalité la conscience du retour à la dialectique entre la conscience et la conscience de soi, matrice des autres dialectiques de l’Esprit et de l’Être. C’est une spirale jamais achevée, toujours en mouvement. Et elle n’est pas si idéaliste que cela, contrairement aux caricatures qu’en livrent les manuels scolaires et universitaires. Pardonnez-moi, je ne suis pas là pour défendre Hegel. Il est un philosophe, donc il n’est pas un sage et il a développé aussi des réflexions qui nous apparaissent assez sottes aujourd’hui (concernant la politique d’une part, la philosophie de la nature d’autre part). Mais je regrette sa perte d’influence aujourd’hui et les clichés qu’on lui colle.

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Bon. Tout cela ne nous dit toujours pas ce qu’est la philosophie. Mais êtes-vous sûr que je vais donner une réponse ou une solution ?

Dans un premier temps, je vais expliquer que la philosophie doit abandonner les contenus du savoir. Mais doit-elle pour autant en rester à la forme ? Ce sera l’objet de notre prochain article.

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