Compostelle – Chemin d’Arles (3) : de Montpellier à Saint-Guilhem

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Mai 2016, Saint-Guilhem-le-désert, le deuxième jour

ll fait beau sur Montpellier. Les quelques rares pèlerins du gîte Saint-Roch, à l’exception d’un espagnol, sont déjà partis. À l’intérieur du vaste bâtiment, quelque part au rez-de-chaussée, chante une chorale aux qualités professionnelles. Du Kodaly, semble-t-il, ou un compositeur inspiré par le célèbre hongrois. Bonheur du matin.

La lumière est claire, légèrement éblouissante. Peu pressé de quitter l’animation de la ville, je chemine tranquillement dans les rues piétonnes. Petite méprise, en fait d’animation, il y a surtout des livreurs et des commerçants qui nettoient leur devanture. J’erre en ville jusqu’à la Faculté de Médecine, si célèbre par son histoire : une des plus anciennes et des plus créatives universités de l’Europe, fondée au Moyen Âge. Voici la Cathédrale, étonnante par son aspect « bastille », avec deux grandes colonnes coiffées comme des tours de garde, qui semblent la protéger des menaces et des assauts du « Malin ». J’arpente ses allées et ses croisées durant quelques minutes, je bavarde avec une paroissienne assise derrière un étal de marchandises, j’admire le grand orgue. En fin de matinée, j’emprunte le tramway qui emmène ses passagers vers la périphérie de la ville et vers le stade de foot. Les pèlerins, m’a-t-on prévenu, descendent à « Euro-Médecine ».

Le Chemin de Compostelle suit le GR653 depuis Arles. Il réapparaît et traverse le bourg de Grabels. Dans une boulangerie, un petit garçon s’intéresse à ma jambe artificielle toute colorée. Je lui livre quelques explications… et il en redemande, tandis que le Papa, gêné, l’invite à ne pas déranger le monsieur. Candeur des enfants. À la sortie de Grabels, le sentier franchit un parc aménagé qui longe une rivière turbulente et quelques cascades. Ensuite, il quitte les derniers faubourgs de Grabels et grimpe dans la garrigue. Collines-GrabelsLe paysage s’ouvre, majestueux : ce sont les premiers vrais panoramas depuis Arles. Au loin, on aperçoit des collines couvertes d’arbustes et de villas, et plus loin encore la silhouette de montagnes. Il s’agit du Haut Languedoc et peut-être les prémisses des Grands Causses. Je ne sais pas exactement, car les cartes OSM proposées avec le smartphone ne permettent pas de se faire une idée globale. Il semble que du haut de la colline et par-delà les brumes de Montpellier, la Méditerranée se laisse deviner. Peu de randonneurs passent par ici, ce qui explique que les arbustes, les ronces parfois, les genêts surtout, obstruent et cachent la ligne du sentier.

Soudain, se font entendre des détonations. Y a-t-il des militaires ou des djihadistes qui s’entraînent dans le coin ? Avec un petit appareil numérique que j’ai emmené, en plus du smartphone, je filme les collines tremblantes de pétarades et de déflagrations. Peut-être pourrais-je envoyer à un journaliste, en mal de voyage en Afghanistan ou en Éthiopie, les vidéos pour illustrer, assis dans un canapé, un article sur les réseaux sociaux ou une émission sur une chaîne de télévision pas trop regardante ? « Écoutez, je suis proche de la ligne de front. Derrière la colline, les forces loyales au Régime combattent les rebelles ! ». Il me semble avoir vu une scène semblable dans un film de Jean Yanne, autrefois ! Une habitante m’expliquera plus tard qu’il s’agit d’un club de tir. Bien. kartsSurveillons quand même les balles perdues. Un peu plus loin, un nouveau tintamarre se fait entendre. Cette fois, il s’agit d’un circuit de karting. Comme ça. Au milieu de la garrigue. Les grillons et les oiseaux ne semblent par dérangés par le vacarme. Le spectacle, vu depuis le sentier, est sympathique à regarder. Les petits bolides foncent, accélèrent, freinent à un rythme impressionnant. Ils rappellent nos jouets d’enfance, les « circuits 24 », comme ils étaient nommés, où des petites voitures de courses filaient sur des rails sans qu’on n’arrive à les contrôler. Pas de comparaison possible avec la tranquillité du Camino. Cependant il faut bien marcher plusieurs kilomètres pour ne plus les entendre.

*

Sur le Plateau, les indications du GR sont hasardeuses. Un vrai jeu de devinette. De nombreux chemins croisent le Camino. Après avoir traversé une route goudronnée, je m’engage sur un chemin, en face, qui ne m’inquiète pas. Il ressemble à tous les sentiers habituels du Camino. Toutefois, au bout de deux à trois kilomètres, je m’interroge : plus de balises. Le sentier dévie plein Nord-Est. Non ce n’est pas possible. Je suis trop engagé pour retourner en arrière. Il doit bien y avoir moyen de croiser une route qui se dirige vers l’Ouest, quitte à ajouter quelques kilomètres de plus. J’ai prévu de m’arrêter à Montarnaud. Dans mon entêtement, dès qu’une ouverture se présente vers la gauche, je l’emprunte. Pas de chance. Je continue à m’illusionner. Il y a un hameau, là-bas, plein ouest. Et si je tentais de le rejoindre ? Je bifurque par un petit passage pour chèvres ou sangliers vers la gauche, au milieu d’un terrain marécageux, et je me retrouve, après quelques centaines de mètres, face à un ruisseau. Aïe ! Tant pis ! À force d’acrobaties et avec l’aide des branches d’arbres et des béquilles, je le franchis, j’escalade l’autre berge et j’entre dans un vignoble. Il doit bien y avoir un accès automobile vers ces vignes, pensais-je ! En effet. Voici une route de terre qui se rend… à Grabels ! Quant au hameau de l’Ouest, il s’est volatilisé derrière les arbres. Retour au point de départ ! J’ai bien dû tourner en rond une dizaine de kilomètres. Il est 18 heures. Je téléphone à Montarnaud pour réserver un hébergement. La route départementale retrouvée, je pars en auto-stop. Successivement, deux automobiles m’emmènent à Montarnaud. Seize kilomètres de marche, d’après le podomètre du smartphone, dont cinq ou six en trop ! J’échoue chez une délicieuse grand-mère qui ouvre son logis aux marcheurs de Compostelle, à l’entrée du village. Un allemand, un suisse et une azerbaïdjannaise (ou azeri, me dit-elle) m’attendent. L’allemand va faire des courses et me prépare un succulent repas. Il me raconte ses difficultés : alcoolique, divorcé, problèmes respiratoires, vertiges… Cet homme triste et timide semble vouloir se dissoudre sur le Camino.

Bien différents sont le suisse et surtout sa compagne, la jeune azeri, femme absolument splendide. Lui est chercheur au CERN. Elle, musulmane, athée, très cultivée, est aussi une scientifique. Elle me partage sa vision cosmique de l’univers et de la conscience… et aussi son étonnement de voir un handicapé marcher sur le Chemin de Compostelle. Nous continuons un riche échange philosophique le lendemain matin, autour d’un café et de croissants (qu’ils m’offrent parce que je n’ai plus assez d’argent liquide), dans un salon de thé. Je suis impressionné par l’intelligence de cette femme. Que dire d’autre de la variété des marcheurs !

La grand-mère nous a signalé qu’aujourd’hui dimanche, le village de Montarnaud fête les taureaux. Pourquoi ne pas en profiter ! C’est la Pentecôte, la fête des tentes et du nomadisme, la fête de l’Esprit. Je me rends à la messe. À ma grande surprise, je ne m’ennuie pas un instant. L’église grouille d’enfants, de jeunes parents et des habituelles têtes blanches. Une vieille dame me fait visiter les recoins de la bâtisse et découvrir une jolie Vierge en bois de la Renaissance, classée. Ce n’est pas trop ma tasse de thé, mais je reconnais l’habilité des artistes. À la sortie de l’église, j’aperçois les rues barrées par de grandes grilles métalliques : des taureaux vont être lâchés dans le bourg. Une dame m’explique qu’ici, on ne tue pas les taureaux. Bientôt des cavaliers, vêtus en habits folkloriques locaux, défilent dans les rues avec autorité et virilité. Enfin virilité : discutable, car au milieu des cavaliers, parade un petit bout de chou, une petite fille d’une dizaine d’années, fièrement montée sur un cheval blanc tacheté.

Courage, fuyons !

Courage, fuyons !

Les taureaux arrivent, scrupuleusement encadrés et surveillés par les cavaliers. Des jeunes gens se jettent sur eux pour essayer de les renverser et se précipitent sur un promontoire ou derrière les grilles dès que l’animal s’énerve. Ils y parviennent une seule fois. À plusieurs reprises, les taureaux échappent à leurs gardiens et s’enfuient dans les rues, poursuivis au galop par les cavaliers. Mettez-vous à la place de ces malheureux bovidés ! Ne préféreraient-ils pas paître tranquillement dans les garrigues et courser une vache de temps en temps, plutôt que de tourner en rond au milieu du vacarme des sabots et des cris et applaudissements de la foule… à moins d’être des taureaux artistes et avides de renommée !

Je reste dans le village pour manger des hamburgers et des frites. Puis retour dans le silence et la tranquillité de la nature. Sur une route goudronnée qui descend quelques kilomètres après Montarnaud, sous la chaleur de l’après-midi, trois marcheuses me croisent en sens inverse. Au même moment, un cycliste épuisé nous aborde : il est au bord du malaise, n’a plus rien à boire et est en hypoglycémie. Nous le réconfortons, nous lui offrons de quoi boire et de quoi se restaurer. Le pauvre doit encore pédaler plusieurs dizaines de kilomètres pour rejoindre sa voiture. Les paysages sont de plus en plus sauvages. À la sortie du village de La Boissière, un large chemin, pierreux et tout droit s’enfonce au milieu de belles collines couvertes de résineux et de broussailles. Près d’un lac, un pêcheur me raconte sa vie. J’ai du mal à le décrocher.

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En milieu d’après-midi, non loin du village d’Aniane, deux automobilistes dans une vieille voiture break bâchée, proposent de me prendre. J’accepte et je me retrouve recroquevillé à l’arrière, en compagnie d’un chien pas très rassuré par ma présence. Ils m’emmènent à Aniane, puis me conduisent vers une chapelle abandonnée qui fut, paraît-il, le point de départ de la vie apostolique de Saint-Benoît-d’Aniane. Il faudra que je me renseigne sur ce saint. Mais ici, à Saint-Guilhem-le-désert où j’écris, je n’ai pas accès au réseau. Les deux chauffeurs m’invitent à planter la tente ici. Cependant, j’ai encore envie de marcher et quelques jeunes semblent fumer des choses bizarres près de la chapelle. Je n’éprouve pas le désir d’être ennuyé cette nuit. Les deux automobilistes me conduisent alors à la sortie du bourg d’Aniane. Ils habitent tout près. Ils sont agriculteurs.

Le GR est malheureusement assez loin vers la droite. Je marche le long d’une route départementale dangereuse. Elle est envahie de nombreuses voitures qui roulent à grande vitesse, certainement pour retourner à Montpellier à la fin du week-end. Je décide de quitter le périlleux et étroit bord de route et je pars perpendiculairement à travers des vignes, afin de rejoindre le Camino. Un vrai plaisir alors que le Soleil bascule derrière les montagnes et que tous les reliefs cachés par la lumière se révèlent. PontDiableVers 19 heures, j’atteins le « Pont du Diable », bel ouvrage médiéval et photogénique à l’entrée des Gorges de l’Hérault. Il est marqué : interdit de camper. Tant mieux. Je vais jouer à cache-cache avec le garde-champètre et planter la tente sous des arbres, en surplomb de la rivière avec une vue imprenable sur le Pont du Diable. Un de ses démons, Méphisto ou Belzébuth, ont dû rôder la nuit, parce que j’ai mal dormi. Mais il était aidé par le froid qui a réussi par passer à travers les fibres du sac de couchage.

*

Le matin, le ciel est radieux. Deux jours de Soleil après plusieurs journées de pluie et de vent. Saint-Guilhem-le-Désert est proche, à quelques kilomètres. Mais je suis fatigué. Je vais mettre plus de trois heures pour joindre le célèbre village. Il faut dire que la route qui y mène longe les Gorges de l’Hérault. Le spectacle des eaux tumultueuses invite à souvent s’arrêter pour les contempler et les écouter. Elles rappellent, à petite échelle, les impressionnantes Gorges du Yang-Tsé-Kiang que mon épouse, mon fils et moi, avons longées sur plusieurs dizaines de kilomètres il y a deux ans : une des plus belles balades de notre vie qui s’ancre à jamais dans la mémoire.

Beige et bleu, Yang Tsé et Hérault

Beige et bleu, Yang Tsé et Hérault… Pourquoi pas ?

Quand je parviens à Saint-Guilhem-le-Désert, il est déjà onze heures passées. Je monte boire un café sur la place centrale, Place de la Liberté, sous l’immense platane qui offre de l’ombre à des dizaines de touristes. J’écris tranquillement. Quand arrive l’heure de manger, je constate que les prix sont trop élevés pour ma bourse. Tant pis. Je loge dans le petit Carmel, « Rue du bout du Monde » (quel beau nom !), dans le haut du village. La jeune carmélite qui m’accueille est de mauvaise humeur. Je rase les murs. Il a dû se passer quelque incident ou je ne sais quelle dispute dans la matinée. Je redescends dans le village et je remarque un petit panneau qui indique un salon de thé où il est possible de manger des tartes et des salades, vers une rue parallèle à la rue principale, et moins passante. Voilà quelques escaliers, j’accède dans une petite cour et je m’installe sur une jolie terrasse ombragée, la vue sur les parois des montagnes proches.

Un jeune homme m’aborde. Il désire, dit-il, des « renseignements sur le pays ». En réalité, son interrogation cache d’autres intentions. Il a vu mon équipement, ma jambe artificielle, et il a deviné sans difficulté qu’il était en présence d’un pèlerin de Compostelle un peu inhabituel. Fausse devinette, du reste, car tous les pèlerins de Compostelle, à quelques rares exceptions, sont inhabituels. Il me pose la question piège et fatale : « est-ce que vous faites ce chemin pour des raisons spirituelles ? ». Je suis aussitôt méfiant. Mais mon jeune interlocuteur a un regard transparent, un prénom d’ange biblique et une parole lumineuse. Je l’invite à me tutoyer. Je l’appellerais « Uriel », du nom de l’ange de la Création dans l’Oratorio du même nom, de Haydn. Sa femme et ses enfants sont assis patiemment à une autre table. Il commande une salade et une bière, et je décide de choisir les mêmes. Me voici dans la position du sage, du prophète, du danseur Zarathoustra comme évoqué dans l’article précédent, enfin bref… de celui qui, quoique éclopé, écoute, conseille… mais avec un contenu différent du célèbre personnage nietzchéen. Lentement, je lui propose de penser l’esprit ou l’Esprit, non comme une entité, ou pire une sorte de vapeur ou d’ectoplasme immatériel, mais comme une relation vivante ; de penser la spiritualité non comme une fuite de la matière et du monde, mais bien au contraire comme une puissance dynamique qui transforme la matière, l’activité organique, l’évolution naturelle, l’histoire et les œuvres humaines, vers plus d’être et de vie… jusque dans les passions et les diminutions. Mieux encore, penser la matière comme une figure, une position et un moment nécessaire de la vie de l’Esprit. Un peu de Hegel, un peu de Teilhard et de Whitehead, quoi ! Et beaucoup de Nicolas ! Nous discutons sur le « Soi » et le décentrement du « Soi » pour découvrir l’infinie richesse des interactions dans le réel, dans la nature, dans le corps, dans la vie sociale. Mon intention est de ne pas le laisser se faire piéger par le dualisme ou par je ne sais quelle gnose.

Uriel confie être membre d’une église évangélique. Je lui raconte que je lis la Bible tous les jours, ou presque tous les jours, et que plus je progresse, plus je la découvre comme un lieu humain. Un lieu d’alliance avec tout ce que l’humanité draîne de grand et de misérable. C’est parce qu’elle est parole d’homme qu’elle est Parole de Dieu. Elle parle de l’homme de l’intérieur de lui-même et non jetée de l’extérieur par révélation prophétique, comme le sont d’autres ouvrages dits « inspirés ». Uriel n’a pas l’air choqué. Même s’il y a du prophétisme dans le monde biblique, il s’agit de personnages et de situations circonscrites dans l’espace et le temps dont la valeur universelle est sujette à débat. Bien d’autres perspectives apparaissent et toutes disent quelque-chose de l’homme, que ce soit du sublime, du tragique, du comique parfois, du pervers et de l’abominable aussi.eglisestguilhem « Et Dieu là-dedans ? » m’interroge-t-il. Je reprends ce que j’ai déjà exprimé par ailleurs sur ce blog : de quoi parle-t-on sous le nom de Dieu, quelles figures statiques, monarchiques, magiques, se cachent sous les qualificatifs et les définitions, quel profit ou quelle sécurité y cherche-t-on. Le mot « foi » ne fait plus partie de mon vocabulaire depuis mon Camino de l’an passé, et surtout la « foi en l’existence de Dieu » : il est ridicule de faire dépendre une existence d’une confession de foi subjective -ou même intersubjective-. Je me méfie de l’essentialisme. Cela fait plusieurs siècles que les philosophes ont dénoncé cette imposture. En revanche, pourquoi ne pas penser non en terme de foi, mais en terme de « confiance », c’est-à-dire une « foi en alliance », une « inter-foi » si on pouvait créer le mot, une réciprocité. L’expérience et la parole vraie échangée sont plus importantes que les idées et les théories. Tout cela pour dire qu’au bout et au coeur du chemin de vie, se cachent la prière et la confiance, même dans l’obscurité et l’inconnaissance. Pas besoin de confession de foi pour cela. Le doute, la colère, l’incompréhension, le discernement pour agir, pour penser ou pour créer, la paix, la contemplation et l’écoute silencieuse en font partie. Même pas besoin de religion. Bref, concentré de ce que j’ai déjà écrit ailleurs, ici et là. Peut-être prendrais-je le temps de développer ces points dans d’autres articles ?

Nous parlons aussi longuement de paternité et du rôle du père dans une société marquée de plus en plus par un mauvais naturalisme. Fondamentalement, une mère sait de qui est son enfant. Pas besoin de le dire, si ce n’est pour consoler et câliner. Un père, lui, ne sait pas et il est obligé de faire confiance à la parole vraie de la mère. Naissance de la parole et ancrage de la filiation dans le social et la culture, via la parole donnée. On retrouve toujours les mêmes ingrédients. Uriel me présente sa femme et ses enfants. Il me raconte qu’il est chef d’une entreprise qu’il a créée, et qu’il a déjà embauché plusieurs personnes. Il attribue sa réussite à « Dieu », ce qui me laisse assez réservé. Mais pourquoi pas, si sa réussite permet des embauches et la création de richesses et de services. Je suis admiratif. Je suis surpris de la clarté de la conversation, des idées partagées, des images utilisées, de nos questions et de nos réponses mutuelles, de nos silences aussi. J’ai des difficultés à les exprimer ici, par écrit, parce qu’Uriel s’exprimait avec beaucoup de sensibilité. Uriel reste plus de deux heures avec moi. Il avait prévu une sortie en vélo, mais notre partage l’a dissuadé. Il finit par me quitter rapidement, un peu comme un souffle qui passe et disparaît. Je reste assis quelques minutes. Lorsque je retourne au bar pour payer l’addition, le responsable du restaurant me dit : « non, c’est déjà réglé ! ». « Qui ? », demandais-je sans trop d’incertitude. « Le jeune homme présent avec sa femme et ses enfants, et qui est resté à parler avec vous ! ». Souffle angélique. Bonne chance à toi, Uriel et à ton épouse C… et tes enfants.

*

eglisesaintguilhemAprès ce très étonnant partage, je visite Saint-Guilhem, puis je me cache pour un long temps de silence dans la grande église monastique qui domine le bourg de toute sa masse. Ensuite je retourne au Carmel où je suis le seul pèlerin. Un dortoir pour moi tout seul. Une carmélite vient bavarder en passant. Je l’interroge pour savoir ce qu’est devenue la communauté charismatique de la Théophanie, installée dans le village, que j’avais eu le bonheur de fréquenter dans les années 80. Volatilisée, explique-t-elle. Le responsable, le « berger » comme on l’appelle, qui avait fondé et dirigé cette communauté, était devenu un gourou. À la suite d’une « inspiration divine » (entre guillemets), il a abandonné la Théophanie et est parti s’installer sous d’autres cieux… ensoleillés, si j’ai bien compris. La communauté, laissée à elle-même, s’est dispersée et dissoute. Certains ont mal vécu cette explosion. Telle est la version de la carmélite dont je n’ai pu vérifier la véracité. Cette conversation me laisse rêveur. Dans les années 80, j’ai fréquenté plusieurs de ces communautés dites « charismatiques », partagé entre deux sentiments : celui, joyeux, de lieux un peu post-soixante-huitards où les personnes riaient, chantaient, s’aimaient -ou du moins se chérissaient- ; celui, prudent voire inquiet, de lieux où la parole n’était pas libre, où les questionnements existentiels étaient noyés dans une phraséologie pseudo-spirituelle, nébuleuse, syncrétique et racoleuse. Il n’y a pas d’amour sans parole vraie, parfois douloureuse.

L’une de ces communautés, « le Lion de Juda », devenu « Les Béatitudes », que je côtoyais de temps en temps, a fait l’objet de déchaînements médiatiques, fondés ou non, il y a quelques années. Des conflits de pouvoir ont dévoilé les manipulations et illusions des uns et des autres. Le pianiste, que j’appréciais beaucoup et qui s’étonnait des pièces de Debussy et d’Albeniz que je travaillais à l’époque, s’est révélé mêlé à de sombres affaires de pédophilie. J’ai également le souvenir de plusieurs membres, me voyant lire du Bachelard, qui me harcelaient en affirmant que je lisais des œuvres du Diable ! Bachelard de mêche avec le Diable ? Diable, diable ! Je veux bien aller en enfer pour fréquenter des poètes philosophes comme lui ! Inversement, du côté de la Théophanie cette fois, j’ai le souvenir de l’admirable témoignage d’un espagnol sur sa vie conjugale, au milieu d’un parterre de séminaristes paralysés de gêne et de silence. Cela se passait à l’Institut Catholique de Toulouse. Un spectacle tragi-comique très étonnant et révélateur de ténébreux secrets… du côté de la sexualité de ces jeunes futurs prêtres.

Autant avouer que l’échange avec la carmélite m’a laissé dans une étrange perplexité…, mais sans troubler ma sérénité. La religieuse était courroucée de l’histoire de la Théophanie, mais aussi mélancolique, pour ne pas dire déprimée : « nous n’avons plus de jeunes, plus de vocations ! » Eh oui, ma brave sœur, le Monde a changé. Nous avons quitté la Chrétienté, l’ère théologique et religieuse, en dépit des turbulences mortifères actuelles. Mais faut-il s’en désespérer ? Sûrement pas. La question de la vérité, du sens, de Dieu, n’appartient pas d’abord aux religions, aux rituels, aux clergés, leurs œuvres et leurs pompes, même si leurs bibliothèques ont beaucoup de visions ajustées et de pensées précieuses. Même si l’histoire et les mots imprègnent notre mémoire. À partir du moment où la notion de religion a quitté l’espace des catégories de la conscience pour devenir un objet d’études, elle est dépassée. Ou plus exactement recouverte. Elle s’intègre dans la mémoire historique et comme couche intérieure de la Noosphère. Les sacrements des églises et les rituels des religions n’ont aucun sens s’ils ne sont pas au service des hommes, de leur créativité, de l’éthique, du politique, des sciences et des arts… et j’ajoute aujourd’hui, de la vie des écosystèmes. Après tout, il suffit de lire les Évangiles : le Christ Jésus indique et démontre par sa vie la sortie de la religion, la libération vis à vis des clergés et des rites, pour permettre à l’homme de creuser et d’expérimenter, avec l’épaisseur du temps et de la matière, sa vocation divine. Pour le meilleur et pour le pire, oui oui, je le sais. L’émergence de la liberté est un risque.

Montagnes derrière le Carmel

Montagnes derrière le Carmel

Je reste deux jours à Saint-Guilhem-le-Désert. Le moignon est douloureux et abîmé. Le corps a besoin de repos et de sommeil. Le cirque des montagnes qui encerclent la belle cité attire le marcheur tenté par les paysages sauvages. Il mérite bien un temps d’arrêt et de contemplation. Attendons demain et profitons de l’instant et de l’espace présents. Ce soir, quelques pèlerins se sont annoncés.

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NOUVEAU : mon récit de Compostelle (en deux parties), publié fin Juin 2016.
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