Compostelle – Chemin d’Arles (4) : pentes et côtes

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Mai 2016, Saint-Gervais

Après Saint-Guilhem-le-désert, l’expérience personnelle du Chemin d’Arles est celle des contrastes. Le plus évident est naturel et objectif : les sentiers montent et descendent sur des dénivelés de plus en plus montagneux et parfois escarpés. Les chemins alternent entre routes goudronnées et sentes caillouteuses et pierreuses. En cette saison, Mai 2016, la pluie pénétrante et froide succède à des chaleurs qui, en pleine journée, s’avèrent pénibles, surtout dans les côtes. Le vent violent, la Tramontane la plupart du temps, agresse le marcheur par surprise au détour d’un bois ou d’un flanc de montagne. L’image du Midi ensoleillé et clair ne correspond pas aux conditions que j’ai vécues. Des marcheurs expérimentés m’ont avoué que le Chemin d’Arles était le plus difficile de tous ceux qu’ils avaient expérimentés. Je veux bien le croire.

Le contraste se retrouve aussi dans les conversations avec les pèlerins. Il y a peu de monde sur le Chemin d’Arles en cette saison. Un hébergeur m’a expliqué qu’il y a exactement dix fois moins de monde que sur la Via Podiensis, la Voie du Puy-en-Velay. En dépit de ma lente avancée, je revois durant cinq jours le même groupe de pèlerins. Sauf une journée où je suis seul. Comment cela se fait-il ? Ce sont les bonnes opportunités du Chemin.

2016-05-18-stguilhem-stjean_dlb05pAu départ de Saint-Guilhem-le-désert, sachant qu’il fallait attaquer une paroi de montagne, je me suis levé tôt, avant tout le monde et je suis parti vers six heures du matin. Chats et chiens ont prévenu tout le haut du bourg de mon départ. Les chiens surtout. La pente, après six heures du matin, avant le lever du jour, semble facile, bien qu’impressionnante. Un bon repos permet d’affronter les difficultés avec aisance. Parfois le sentier de cailloux est à flanc de côteau au-dessus du vide, à gauche surtout, et la paroi montagneuse est de l’autre côté. Celui qui est sujet au vertige n’a pas avantage à se promener par ici. J’imagine un temps pluvieux, des rus dégringolant de la montagne et des pierres glissantes… Pas rassurant pour l’imagination. Par chance, à l’heure où je chemine sur le haut des falaises, la météo est belle. Le Soleil me gratifie d’un magnifique lever. Ombres et lumières se révèlent et se projettent sur les parois.

L’après-midi, la météo se gâte. Après une longue descente confortable au début, acrobatique à la fin, depuis les sommets qui dominent Saint-Guilhem vers le village de Montpeyroux, la route remonte. La pluie arrive. Le GR fait des détours inutiles dans les villages. Le sac de pique-nique, mal fixé, tombe du sac-à-dos… Je ne m’en aperçois pas, jusqu’à ce qu’un marcheur, rapide avouons-le, me rattrape et me le rende à l’entrée d’un des villages. Le large sentier grimpe… La pluie redouble d’intensité et les ruisseaux coulent sur le chemin. Ne pouvant plus marcher tant le moignon me brûle, phénomène fréquent par temps d’humidité, je m’assieds sous la pèlerine près d’un arbre, en attendant que les trombes d’eau de l’averse s’apaisent. J’enlève la prothèse et les brûlures du moignon se calment.2016-05-18-stguilhem-stjean_dlb19p Enfoui sous la pèlerine, je me sens à l’abri, sans inquiétude. La pluie diminue et je repars au milieu des arbustes dégoulinants. La journée se termine dans la soirée par une longue descente glissante, au milieu des bois, vers Saint-Jean-de-la-Blaquière. Des sangliers et des marcassins surgissent des fourrées, traversent le sentier de plus en plus étroit, mais, emmitouflé sous la pèlerine ruisselante, je ne suis pas parvenu à saisir le smartphone, et donc à les enfermer dans la boîte numérique photographique.

Un à un, les rares pèlerins de la veille m’ont dépassé depuis bien longtemps durant la journée. Ils m’attendent, assez inquiets m’ont-ils avoué, dans le gîte municipal de Saint-Jean-de-la-Blaquière. Cette journée de plus de douze heures de marche a été une des plus longues que j’ai connues sur le Camino. Près de vingt-six kilomètres et quarante-trois mille pas, d’après le podomètre du smartphone. Le soir, je dors avec un groupe de trois marcheurs déjà croisés au Carmel de Saint-Guilhem-le-désert et avec qui j’ai cheminé quelques kilomètres du côté de Montpeyroux. L’accueil du gîte de Saint-Jean-de-la-Blaquière est cordial… dans un climat humide. Se sont joints à nous trois pèlerins que j’aurais le bonheur de connaître plus abondamment. Par chance, je vais sommeiller, seul, dans une chambre à deux lits, surélevée par un petit escalier de deux ou trois marches, sans portes, entourés d’épais murs. Lieu très réconfortant, je ne sais dire pourquoi. Étrange, cette sensation de paix dans des hébergements anciens ! Tous ensemble, nous allons partager le repas dans l’unique petite pizzeria du village. Le restaurateur, habitué au passage des marcheurs de Compostelle, est aux petits soins pour nous. Je savoure la chaleur humaine du Chemin.

Le lendemain matin, la pluie est toujours là. Se succèdent averses et petites bruines. Plutôt que partir par le sentier du GR sur lequel je soupçonne des flaques et de la gadoue, je pars résolument sur la route goudronnée qui mène à Lodève, la prochaine étape. Par bonheur, il y a peu de passage de voitures. L’humeur est bonne. Au bout d’une dizaine de kilomètres, le Soleil revient par intermittence. Un grand carrefour qui accède par un côté à une autoroute, celle du Pont de Millau sans doute, propose une petite route qui monte en direction du GR. D’après la carte, elle doit le croiser en haut des monts. La petite route grimpe en lacets et traverse un terrain uranifère­ : tout un territoire entouré de clôtures élevées appartient à AREVA. Plusieurs hectares couverts de panneaux solaires apparaissent depuis une courbe vers le sommet de la longue côte. Mais la route longe également une vaste cuvette où le Département de l’Hérault aménage un site de collecte de déchets. De nombreux oiseaux, des mouettes semble-t-il, le frôlent, s’y posent, puis tournoient en rond à tour de rôle.

2016-05-19-stjean_dlb-lodeve14pTrès peu de véhicules empruntent cette route. Deux lieux opposés de notre société de production et de consommation (source d’énergie et collecte des restes) sont camouflés en un site où peu de monde soupçonne leur existence. Nulle part, je n’ai aperçu d’indications. Vus du sommet de la colline où je m’arrête pour grignoter, tandis que les Monts du Haut-Languedoc dessinent l’horizon, ils ne choquent pas trop. Mais je m’amuse et je m’interroge sur le fait que de tels lieux extrêmes sont tapis dans l’ombre, comme s’il fallait les cacher. Je pense de plus en plus en termes organiques : les déchets du corps sont éliminés dans les toilettes, à l’abri des regards. De même, les détritus et les rebuts de la consommation et de la production. À l’autre extrémité de la chaîne, les sources d’énergie du corps ne sont visibles, ni dans l’air, ni dans nos assiettes. Ainsi semble-t-il en être de l’organisation sociale et économique… et écologique. Cela dit, je n’envie pas les régions ou les nations où tous les déchets sont mêlés au reste de la ville et de la vie sociale. Même chose d’autres époques de nos nations. Ici, l’alliance paradoxale entre la source d’énergie (uranium, panneaux solaires) et l’autre extrémité de la chaîne (résidus ménagers et industriels) dans un admirable paysage de montagnes couvertes de forêts et de fleurs locales, a quelque chose d’à la fois extravagant et inconvenant : ingrédients contrastés qui poussent à l’imagination. Bon, sans doute, suis-je en train de délirer ?

*

2016-05-19-stjean_dlb-lodeve24pLa descente vers Lodève n’est pas désagréable. La cité se dévoile progressivement du milieu d’une clairière surgie des bois qui s’élargit en prairie, puis le long d’une paroi qui fait belvédère. De magnifiques arbustes de fleurs illuminent les rochers. L’entrée en ville est triste et décevante. Pauvreté d’une cité ouvrière un peu abandonnée, sans doute. Trois des pèlerins de la veille occupent le gîte que j’ai choisi. Il est situé à l’intérieur d’une maison privée, confortable et agréable. Seul souci lorsqu’on est fatigué en fin de journée, les boutiques pour acheter les courses nécessaires au repas du soir sont éloignées. C’est une constante du Chemin d’Arles bien moins fréquenté que la Via Podiensis (Chemin du Puy). Les villages et villes ne sont pas articulés sur les exigences du Camino.

Lodève est une ville encaissée dont, comme je l’ai écrit, l’apparence est celle d’une cité ouvrière du passé appauvrie par la modernité. Je ne sais quoi en penser. Elle n’est pas suffisamment mise en valeur sous le Causse du Larzac, au milieu des montagnes du Haut-Hérault. Le lendemain matin, mes compagnons du Chemin sont silencieusement partis sans que je ne les entende. Je suis resté bavarder avec l’hôtesse qui a préparé un abondant petit déjeuner impossible à terminer. j’en profite pour remplir la besace de pain, de fruits et d’un morceau de fromage.

Au milieu des chênes verts, le chemin qui quitte Lodève est une nouvelle grimpette longue de onze kilomètres. Elle n’est pas difficile, et même assez agréable. Le vent souffle avec densité et fraîcheur, ce qui atténue les effets du Soleil revenu après deux jours de pluie. Arrivé au sommet en début d’après-midi, je m’allonge pour une longue sieste, dans le vent, face à un panorama étendu sur les monts du Haut Languedoc. On voit jusqu’au Larzac et on devine vaguement la Méditerranée, loin là-bas… à moins que ce ne soit un effet de brume ? 2016-05-20-lodeve-eoliennes18pPuis le chemin repart au milieu des genêts jaune vif qui me dépassent bien souvent. Au cours de la marche, j’écoute quelques instants un peu de musique de Bartok sous les écouteurs du smartphone. Un serpent se chauffe au Soleil et semble dérangé par mon passage. Je tente de le filmer : il n’est pas très gros. Une vipère sans doute ou une petite couleuvre. Elle n’est pas très vive, comme si elle sortait, groggy, d’un rêve agréable. Son ondulation ressemble à la marche d’un ivrogne.

Le chemin rejoint une route goudronnée dangereuse. Il n’y a aucun dégagement pour les piétons et la pente est dure : certaines automobilistes, des habitués sans doute, y descendent à vive allure. Puis la route se dédouble. Celle indiquée pour le GR grimpe en direction d’une ligne de collines où sont posées quelques éoliennes. Heureusement elle est moins passante et mieux dégagée. La présence des éoliennes est trompeuse : ce n’est pas la première fois. On les croit proches, mais elles sont à plusieurs kilomètres.

Au cours de la montée, une panique me saisit : où est passé le smartphone ? J’ai l’habitude de le glisser dans une poche du short fermée par un zip le long de la cuisse. Il n’y est plus ! Où l’ai-je perdu ? Quand j’ai taquiné le serpent et tenté de le photographier ? Vite, je redescends plusieurs centaines de mètres sur la route goudronnée …. lorsque je prends conscience que j’écoutais de la musique au milieu des genêts. Le smartphone est bêtement installé dans la poche supérieure de la chemise ! Quelle stupidité ! Ce petit incident qui m’a fait perdre près d’une demi-heure me plonge dans un état mitigé : on peut rire de la méprise, mais je m’interroge sur l’absence de connexion entre deux lieux de mon cerveau : inquiétude liée à l’habitude de placer le smartphone en un lieu bien déterminé, bonheur d’écouter de la musique avec le smartphone rangé dans la poche de la chemise. Les deux moments n’ont pas communiqué. La mésaventure est comique à la relecture… mais la fatigue née du retour en arrière et de la redescente va avoir des conséquences. Et puis, je constate une fois de plus chez moi l’absence de liaison entre le cerveau droit (celui des perceptions globales et artistiques) et le cerveau gauche (celui de l’analyse, de la pensée et du langage). Aliénation qui m’a souvent joué des tours dans mon aventure intellectuelle et professionnelle. Les interactions entre les deux aires du cerveau font partie de mes axes de méditation.

La route devient de plus en plus raide jusqu’à ce qu’on arrive au niveau des éoliennes. Puis elle s’aplanit. Il est plus de dix-sept heures, à plus de sept kilomètres du prochain gîte. Trop loin pour espérer l’atteindre ce soir. Je décide de planter la tente. Mais pas moyen de trouver un terrain plat le long de la route. Je sors de la route et m’enfonde dans de hautes herbes en essayant de me rapprocher d’une des éoliennes où il devrait y avoir des surfaces horizontales. 2016-05-21-eoliennes-servies03pNon loin d’une éolienne dont les ailes tournent au ralenti, je commets l’erreur de planter la tente sur un herbage fourni et légèrement pentu, estimant naïvement que le tapis d’herbes amortira la déclivité. Mauvais choix. Toute la nuit, au cours du sommeil, je dégringole en bas de la tente et je me réveille. Quand le lendemain, je me lève puis pars pour rejoindre le gîte sept kilomètres en bas de la montagne, je suis très fatigué. Le sentier est pierreux et ajoute des handicaps. Très lentement, je chemine tandis que des cailloux roulent sous les sandales et des pierres apparentes me font trébucher.

Enfin, en début d’après-midi, je parviens au gîte qui est situé dans un petit village qui forme un promontoire et qu’il faut courageusement escalader sur des rochers glissants. Son nom est Joncels. On y accède en effet par une ancienne voie romaine sur laquelle des cours d’eau ruissellent et rendent les dalles humides. À l’entrée du village, une voie ferrée traverse la voie romaine. Étonnant. Le propriétaire du gîte m’expliquera que Joncels est un vieux bourg, mais qu’il est aussi situé sur un bassin minier. De nombreux mineurs habitaient le coin et accédaient aux mines par le train.

Joncels

Joncels

Le gîte donc et ses propriétaires ! Le gîte est magnifique. Il est situé dans un ancien monastère. Des escaliers escarpés y accèdent. Les dortoirs, la cuisine et les salles de bain sont tout en haut. Le propriétaire, appelons-le Didier, me sert une bonne bière et de quoi me restaurer : pain, saucisson, crudités et fruits. Je lui explique mes dernières péripéties. Il m’explique que mes compagnons marcheurs de ces derniers jours se sont souciés et lui ont parlé de moi, puisqu’ils me précédaient de quelques heures. Mais nous n’avons pas le même rythme et les mêmes capacités. Didier me propose alors de m’emmener en voiture au gîte suivant, là où vont dormir les pèlerins. Un ange de plus. J’accepte. Il semble ravi de me rendre service et de circuler sur ces routes de montagne. Nous nous arrêtons quelques minutes au Bousquet d’Orb pour quelques courses. Je décide d’acheter un couscous pour les compagnons que je vais retrouver ce soir. Tout au long de la route, Didier raconte la vie économique et sociale de la région, les frilosités et jalousies des élus, des maires et conseillers municipaux, l’audace d’un entrepreneur qui a transformé le village d’Avène en bourg dynamique et touristique, l’histoire des mines de charbon abandonnées aujourd’hui.

Parvenus à Serviès, village du gîte où doivent arriver les autres marcheurs, je m’installe. Il est étroit, sombre, ancien, mais chaleureux. Didier et moi, nous nous séparons avec cordialité. Un peu plus tard, arrivent les six compagnons de Saint-Jean-de-la-Blaquière. Ils sont très étonnés de me voir. La soirée se termine par un grand repas partagé, beaucoup de rires, du vin, des pâtes, mon couscous amoureusement préparé, de la charcuterie, des fromages, des desserts, autour d’un crépitement de feu dans une vaste cheminée aussi large que la pièce. Le bonheur du Camino…


NOUVEAU : mon récit de Compostelle (en deux parties), publié fin Juin 2016.
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