Martha Argerich

Quand j’avais vingt et un ans, un jeune professeur de piano du conservatoire de Nantes m’avait pris en amitié et avait proposé de me donner des cours gratuitement chez lui, les lundis soir. Il s’appelait Jean-Louis. J’ai appris le piano seul et sa proposition était la bienvenue. Pendant plus d’un an, tous les soirs, je me rendais dans sa maison, centre ville, et nous restions parfois plusieurs heures à jouer, déchiffrer des partitions et parler de musique. Reconnaissance qui faisait suite à une rencontre précédente avec un autre pianiste, à Saint-Hilaire-du-Touvet où j’ai passé des semaines de convalescence, après des années de maladie. Ce pianiste, atteint de tuberculose, avait été élève de Samson François et ami personnel de Pierre Barbizet. Grand honneur pour moi ! Pendant des jours, le pianiste des montagnes a essayé de corriger mes défauts et mes naïvetés.

Or le jeune pianiste nantais, Jean-Louis, parlait régulièrement de la « Grande Martha », faisant allusion à Martha Argerich, alors âgée de 35 ans environ. Il en était fou dingue. Je n’ai jamais pris la peine d’acheter des enregistrements de la pianiste argentine dans ces années-là, mais la passion de mon ami de Nantes m’est toujours restée présente. À cette époque, je possédais l’intégrale des oeuvres de Chopin, dans diverses interprétations, depuis la pianiste sud américaine Guiomar Novaes (qui fut mon premier disque) jusqu’au polonais Tamas Vasary, en passant par Alfred Cortot pour qui j’ai toujours eu une immense admiration. J’avais également acheté l’intégrale des oeuvres de Ravel, dans plusieurs interprétations et avec quelques préférences : celles de Pascal Rogé notamment, et celle d’une pianiste de Nice du nom de Monique Haas. J’avais aussi l’intégrale de Debussy par Walter Gieseking, qu’aujourd’hui je n’aime plus, de nombreuses oeuvres de Rachmaninov, de Scriabine, de Prokoviev (en particulier les concertos par Michel Beroff que je trouve presque inégalables), d’Albeniz, de Bartok (avec Gesa Anda et avec Zoltan Kocsis) et quelques autres oeuvres pianistiques plus spécifiques des grands classiques allemands, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms.

Mais aucun enregistrement de Martha Argerich. J’étais plutôt attiré par Maurizio Pollini ou Vladimir Horowitz, puis un peu plus tard par Sviatoslav Richter.

Et puis j’ai fini par découvrir la grande Martha qu’aimait tant mon ami de Nantes. D’écoutes en enregistrements, d’emprunts dans des médiathèques et sur internet, ma discographie de Martha Argerich s’est enrichie au point qu’elle représente la part la plus importante de tous les pianistes que je possède. Ceux qui n’ont jamais entendu parler de la pianiste argentine peuvent aller lire son portrait sur wikipédia, par exemple, et suivre les pistes proposées.

Aujourd’hui, je n’hésite plus à le penser et à le dire : Martha Argerich est la plus grande pianiste de notre temps. Et en plus d’être une pianiste hors du commun, elle fut extraordinairement belle dans sa jeunesse : moins au sens plastique du terme que du point de vue de la sensualité et de la féminité.martha-argerich (jeune) Difficile de résister. Si, si, j’ai le droit de le dire et de le penser. Un pianiste n’est pas seulement quelqu’un à écouter, c’est aussi quelqu’un à voir… et quand Martha Argerich joue, c’est tout le corps et tous les sens qui jouent. On l’a lu et entendu, la belle pianiste argentine a quelque chose d’un fauve, d’un animal… propos que je trouve à la limite de la misogynie. Pour ma part, je trouve qu’elle symbolise aussi l’esprit pianistique comme je l’imagine : une capacité des mains, des bras et de tout le corps à inscrire l’essence musicale dans l’être. Même aujourd’hui, je la trouve encore séduisante…

Il y a quelques jours, j’entendais, lors d’une émission  sur France Musique, un animateur dire qu’elle est la plus grande pianiste d’aujourd’hui. Un autre animateur a répondu qu’il ne prenait pas beaucoup de risque en affirmant cela. Pour ma part, aujourd’hui je la considère non seulement comme « la » plus grande pianiste, mais comme plus grande encore que les pianistes homme. Je ne vois aucun équivalent. Pollini que j’aime beaucoup me paraît plus froid, trop pianiste pour être complètement musique. J’ai aimé Horowitz par exemple, mais Horowitz était parfois « trop » Horowitz. Même chose chez Glenn Gould que je finis par trouver insupportable. Parmi les pianistes vivants, j’ai du mal à en trouver un qui émerge. Martha Argerich, elle, est Martha Argerich, sa griffe est reconnaissable entre mille, mais elle n’est pas plus, pas moins que Martha Argerich… Elle est totalement elle-même.

Quand Martha Argerich joue, elle est capable de passer de la virtuosité la plus diabolique à la sensibilité musicale la plus subtile en quelques secondes, tout en gardant une unité dramatique qui recouvre l’ensemble. C’est hallucinant ! C’est exactement comme cela, dans ma petite philosophie de papillon, que je comprends la vie et la liberté de l’esprit. Passer d’un extrême à l’autre tout en étant totalement maître de soi et de son éclat… de telle sorte que personne ne s’en aperçoive. Tout est maîtrisé et cependant, en l’écoutant, tout est passion, tout est vie !

Je peux donner quelques exemples : il y a quelques jours, en voiture, j’allume France Musique et je capte le second mouvement, l’adagio du Concerto en sol de Ravel en cours de route. « Putain », je me dis, « qui est-ce qui joue aussi bien ? « . C’était étonnant, je ne l’avais jamais entendu si bien interprété. L’adagio du Concerto de Ravel est très simple, techniquement parlant, à jouer : même moi, je le connais par coeur. A priori, on peut penser qu’un virtuose le traverse comme on franchit une prairie de fleurs au printemps, avec une certaine condescendance amusée et désinvolte. Eh non ! Qui pouvait bien être ce pianiste aussi exceptionnel, capable de jouer cet adagio comme si je ne l’avais jamais entendu auparavant, capable de le traduire avec une telle intelligence et une telle finesse, sans aucun mépris ? La sentence tombe : Martha Argerich ! Aucune précipitation, aucun effet au-delà de cette musique pure, et pourtant interprétation complètement personnelle, communicative, sans froideur. J’aurais dit flamboyante, mais de la flambeur d’un palais ou d’un jardin enchanté. Elle m’a tellement subjugué, que les jours suivants, je n’ai pas arrêté de rejouer l’adagio sans parvenir à reproduire l’infime musicalité de ce que j’avais entendu.

martha-argerich (piano)Il y a quelque temps, j’entends une interview de la Grande Martha, complètement insensée pour un pianiste médiocre comme je le suis : elle expliquait travailler des heures et des jours, avant un concert, le concerto en La de Schumann qui, techniquement, n’est pas tellement difficile -du moins en apparence- ; et à côté de cela, elle estimait que Prokoviev semble avoir écrit ses concertos pour elle, et qu’elle baigne dedans avec une immense facilité : pour ceux qui ne le savent pas, les concertos de Prokoviev sont extrêmement difficiles à jouer, pour ne pas dire injouables ! Les oeuvres de Prokoviev servent souvent dans les concours de piano aux jeunes pianistes pour en foutre plein la vue au jury (qui ne s’y laisse pas prendre). Et bien, Martha Argerich, elle, les trouve simples… tandis qu’elle estime que le Concerto de Schumann mérite un travail dense et sans concession. Et elle racontait cela avec franchise, sans frimer.

Il y a quelques jours, une amie pianiste et moi-même, nous écoutions et regardions sur YouTube le Premier Concerto pour piano de Tchaikovsky, joué par Martha Argerich jeune, avec l’orchestre de la Suisse Romande dirigé par Charles Dutoit (qui fut son époux pendant 5 ans – quelle chance !). Le mari de mon amie, pas très musicien, nous a  rejoint et il s’est assis avec nous, complètement fasciné ! Mon amie m’a alors expliqué que Martha Argerich n’avait pas besoin de travailler des heures, comme le font tant de pianistes besogneux et finalement excellents. Différence entre l’excellence et le génie. Elle aurait la musique et le piano dans sa nature même ! Je n’ai pas vérifié. C’est vraisemblable, vu le côté fantasque du personnage qu’on pourrait croire ne jamais se prendre au sérieux et qui, autrefois, organisait sa carrière avec la décontraction qu’induit le détachement par rapport à son image -et surtout par rapport aux codes des milieux de musique classique- : concerts annulés, changements de programme au dernier moment, etc.

Martha Argerich n’est pas « une grande dame du piano », comme on dit parfois des femmes pianistes qui traversent plusieurs générations. Pas à mes yeux, en tout cas. Elle n’est ni Marguerite Long (dont j’ai lu un ouvrage passionnant sur Ravel), ni Brigitte Engerer, décédée l’an passé, ni Clara Haskil et bien d’autres. Je n’aime pas cette expression : elle fait académique, pédagogue, maternelle… Elle n’est pas réductible à une institution ou à une qualité.

Si elle a quand même un petit côté "lionne", même âgée.

Si ! Même âgée, elle a un petit côté « lionne ».

À plus de 70 ans, Martha Argerich a gardé une fougue et une vitalité qui font sortir la musique du plus profond des entrailles. Quand elle joue un concerto par exemple, elle n’accompagne pas l’orchestre, elle le tire et le pousse, elle le bouscule, au point que je comprends que des chefs d’orchestre aient, paraît-il, du mal à la suivre et à la tenir. On ne peut la domestiquer.

Je m’émerveille que l’humanité soit capable de produire des artistes de ce calibre de temps en temps… pas trop pour qu’on ne se lasse jamais de les attendre. Aujourd’hui, je n’ai aucun doute : la Grande Martha de mon ami de Nantes est une figure et une lumière qui démontrent qu’on n’a pas de raison de désespérer du genre humain.

Bon, si certains désirent contempler Martha Argerich dans son génie, ils peuvent se rendre sur YouTube, par exemple pour le Troisième Concerto de Prokoviev qu’elle joue avec Le London Philharmonic Orchestra, dirigé par André Prévin, ou Le Concerto en Sol de Ravel avec Claudio Abbado (en 1969) : ce n’est sans doute pas l’interprétation que j’ai entendue sur France Musique, mais elle ressemble beaucoup. Il est passionnant aussi de la voir et de l’écouter dans le concerto de Schumann, récemment. De nombreuses autres vidéos sont présentes sur le net. Profitez-en.

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3 réponses à Martha Argerich

  1. Willem Boone dit :

    Attention, Tamas Vasary n’est pas polonais, mais hongrois!!

  2. Willem Boone dit :

    Attention, Tamas Vasary n’est pas polonais, mais hongrois!

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