INVESTIGATIONS TRINITAIRES (19) – ALLIANCE DIFFÉRENTIELLE (Alliance cosmique).
Résumé : Après avoir regardé les premières formes de l’alliance et leurs évolutions extensives dans la Bible (de Moïse vers Abraham), c’est-à-dire en sens inverse du temps, arrêtons-nous sur l’alliance cosmique que propose le récit du Déluge. Elle introduira au concept d’alliance différentielle qui sous-tend nos investigations.
–Investigations trinitaires 18 – Alliance différentielle A –
Le Déluge.
L’histoire du Déluge a été intensément figurée, relue, déformée, amusée, caricaturée, chantée… L’analyse du texte biblique mériterait un exposé approfondi afin de dépoussiérer les images qui trottent dans les mentalités. De plus, dans le mouvement d’extension et de recul dans le temps que je propose, j’ai fait l’impasse sur l’épisode mythique de la Tour de Babel qui fait pourtant l’objet de fréquentes méditations personnelles. La Tour de Babel est une histoire qui pose de vraies interrogations concernant la communication et la nécessité de la variété des langues… et plus largement de toutes les formes différentes des langages. De plus la communication est un concept-clé du tourbillon trinitaire et un grand oubli du Credo chrétien. Je lui consacrerai un article à part.
Retournons au texte de la Genèse qui, rappelons-le, est un texte de structure et d’esprit mythologique. Je n’irai pas jusqu’à me moquer de ces pseudo-scientifiques qui cherchent des morceaux de l’Arche de Noé sur le Mont Ararat ou des traces du Déluge dans les couches géologiques. Certes, il y a eu des tsunamis, de graves inondations çà et là, dus à des ouragans, des tremblements de terre, des glissements de terrain, des éruptions volcaniques : ils ont marqué et marquent encore les consciences des rescapés et des témoins. Encore aujourd’hui. Dans les mentalités de religion archaïque, les communautés ritualisent ces déluges en créant des mythes explicatifs : ainsi elles donnent sens à ces événements. Qu’il y ait des faits historiques ou naturels cachés derrière ces mythes est une certitude. Encore faut-il pouvoir les proportionner à leur réalité, et relire la signification qui leur est donnée selon les peuples et les époques. Certains analystes songent à l’impressionnante éruption volcanique qui fit disparaître les Îles de Santorin et qui a sûrement produit des dégâts sur des civilisations méditerranéennes, crétoises, grecques, phéniciennes… et pourquoi pas, assyriennes et babyloniennes – et par voie de conséquence, hébreux. D’autres pensent que la rupture de l’isthme du Bosphore suivi du remplissage de la Mer Noire aurait laissé un souvenir marquant. Mais quand cette rupture s’est-elle produite ? Et a-t-elle été aussi rapide que celle d’un déluge ? Attendons les résultats des scientifiques. Il y a sûrement eu des séismes et autres accidents naturels moins impressionnants dans ces régions qui ont agité les populations. J’ai le souvenir d’un exégète proposant d’expliquer la mystérieuse apparition des « philistins » (des grecs, semble-t-il) sur les côtes de Palestine par une de ces migrations.
Un de mes enseignants autrefois faisait remarquer qu’il n’y a pas de récit de Déluge en Égypte, là où le Nil déborde chaque année et apporte des bienfaits agricoles à la population. En revanche, la Mésopotamie entourée des deux fleuves capricieux que sont le Tigre et l’Euphrate a dû subir de nombreuses inondations catastrophiques. Le récit du Déluge dans l’Épopée de Gilgamesh, épopée mésopotamienne, est une des sources vraisemblables du Récit de la Genèse : on peut imaginer que les élites hébreux exilées à Babylone en aient pris connaissance. Quant à Platon, son mythe de l’Atlantide et du Déluge dans le « Timée », il a été le produit d’une fécondation entre les mythes archaïques qui circulaient et les expériences vécues par les peuples marins de son environnement. Le Déluge est un archétype presque universel. Que les esprits rationalistes ne s’en offusquent pas : je suis bien certain que nombre d’entre eux prennent du plaisir à regarder des films catastrophes ou lisent des romans où l’eau envahit tout, où survit une communauté de rescapés chargée à la fois de conserver les biens culturels du passé et de réfléchir à l’avenir.
Retour au texte de la Genèse. Tout d’abord, et telle est ma lecture immédiate, il s’agit d’un texte humoristique, ou du moins de « second degré ». Il n’est pas traité d’une manière dramatique comme l’est le récit mésopotamien de Gilgamesh. Une fois de plus, il démontre, comme souvent dans la Bible, que le souterrain entre le tragique et le comique est plus large et fréquenté qu’on ne le croit dans l’espace biblique. Nous sommes d’accord : l’idée d’un anéantissement de toute vie, sauf les poissons et les quelques survivants cachés dans une Arche, parce que le Dieu Créateur trouve que les hommes sont méchants, s’en afflige et décide d’exterminer tous les humains, semble bien peu moral. De plus, ce Dieu en profite pour anéantir aussi le bétail, les animaux sauvages, les reptiles, les oiseaux, qui sont pourtant bien innocents dans l’affaire ! Théodicée fort contestable, pas seulement à nos yeux ! N’importe qui, même à l’époque des rédacteurs de ces pages de la Genèse, aurait estimé qu’une vision d’un tel créateur lunatique est assez saugrenue, voire carrément burlesque. Nous sommes loin des pages que j’ai écrites sur Job et la tragédie de la souffrance innocente. Le genre littéraire et le style de l’écriture du Déluge restent très divertissants. Ceci explique les plaisanteries et chansons écrites autour de cet épisode. Pour approfondir le message, il importe par conséquent de se pencher sur ce récit avec un peu plus d’attention.
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La Bible, ouvrage second.
Ici j’infère une courte glose, plus importante qu’elle ne paraît. Si, comme je l’ai rappelé dans l’article précédent, les mythes perdent leur valeur rationnelle à travers la raison, le sens de l’histoire, leur perte s’est aussi accompagnée d’une hypertrophie de la morale. Dans la mythologie, les humains sont manipulés par le Destin, par des puissances divines, par des êtres surnaturels. Cette représentation imaginent ces hommes, sauf à des échelles réduites, comme des êtres pas véritablement responsables de leurs malheurs. Avec l’émergence d’un sens de l’histoire dont les femmes et les hommes sont les gestionnaires et les répondants, l’éthique et la morale recouvrent la tragédie de l’existence. J’ai déjà évoqué ce problème dans le chapitre consacré au Livre de Job. Là où carrément elles deviennent envahissantes, voire totalitaires, c’est lorsque les théologies et les religions en font leur fond de commerce : le schéma chrétien Création-Péché-Mort-Rédemption, par exemple, où le poids est excessivement mis sur le péché et la responsabilité humaine dans le mal, est une catastrophe… et on peut comprendre les tentatives des philosophes et artistes, notamment allemands, d’essayer de nous sortir de ce schéma. On songe à Nietzsche ou Schopenhauer… On peut aussi revenir sur le débat houleux entre Voltaire et Rousseau à propos du tremblement de terre de Lisbonne, qui a déjà été évoqué dans un article précédent.
De mon point de vue, la Bible est donc à lire non comme un récit originel, mais comme un livre second, un livre de réponse. Réponse et responsabilité marchent ensemble, rappelons-le. Oui, bien sûr, elle traite de l’origine, mais avec un recul réfléchi, détaché et parfois humoristique. Ceci permet de faire passer la pilule de la responsabilité des hommes dans leur malheur. Le Récit du Déluge en est un exemple : ce récit est une sorte de vaste farce, tout en fondant une autre facette du sens. S’il se termine par la belle image d’une alliance cosmique, l’arc-en-ciel après la pluie, c’est aussi pour appeler les hommes à leur responsabilité. Responsabilité moins écrasante qu’on le pense, puisque cette aventure est assurée de la promesse d’un Dieu itinérant qui ne les condamnera plus jamais. L’alliance est la rencontre de deux responsabilités, celles des hommes et celle de Dieu, sur fond de questionnement, et parfois de tragédie naturelle.
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L’eau, le nom et l’Eden.
Avant analyse liée à notre thème, notons le petit parfum écologique de ce récit, à ne pas contourner : il présente la solidarité de tout le genre humain avec le reste du monde vivant, poissons exceptés. Si ce Dieu exterminateur avait voulu punir la méchanceté humaine, il se serait contenté de détruire les humains à travers je ne sais quel feu céleste, comme dans l’épisode de Sodome et Gomorrhe raconté plus tard dans la Genèse. Au passage, chacun remarquera que dans l’épisode de Sodome, il y a aussi des rescapés, Loth, sa famille et ses serviteurs, équivalents à Noé, sa famille et les couples sauvés dans l’Arche. Le récit de Sodome et Gomorrhe se situe dans le cadre d’une religiosité personnelle, alors que celui du Déluge se place dans une ambiance plus vaste, écologique, voire cosmique. Gardons en mémoire l’extension du drame aux dimensions de l’univers.
L’histoire du Déluge doit être lue sous l’angle d’une « dé-création », voire d’une inversion de ce qu’est une naissance. Les eaux du ciel et les eaux d’en bas se rassemblent, exactement dans le sens inverse de la Création originelle du premier chapitre de la Genèse. La rupture des eaux aux origines évoque également la naissance d’un enfant. Les eaux qui se referment en haut et en bas dans le Déluge est le contraire de la naissance. Le thème de la naissance et de la domination de la terre sur les eaux est un thème récurrent du monde biblique : Moïse fend la Mer en deux, Josué fend également le Jourdain en deux, Ézéchiel voit de l’eau partout autour du Temple de Jérusalem, Jésus domine les eaux en marchant sur le lac, Paul survit à plusieurs naufrages. Sans oublier l’extraordinaire Psaume 103 qui raconte en une poésie sans égale le surgissement du Monde à travers les eaux. Décidément, les hébreux, puis les juifs, n’aiment pas beaucoup l’eau ! Le baptême de Jean-Baptiste, puis le baptême chrétien, reprennent ce thème de la sortie de l’eau pour donner un sens à la vie et à la résurrection. Glose distrayante : je trouve drôle qu’en physique moderne, les représentations de la cosmologie reposent sur des équations de la mécanique des fluides… L’Univers, ses amas de galaxies et ses énergies de formes diverses, est envisagée comme un fleuve tourbillonnant. Ce n’est pas moi qui l’invente : Lucrèce l’écrivait déjà, et le philosophe Michel Serres en a fait la trame d’une de ses ouvrages majeurs. Fin de la glose qui n’a aucune intention apologétique.
Je ne m’attarderai pas non plus sur les deux mots hébreux qui désigne « Dieu » dans le récit du Déluge : ELOHIM d’une part, le Tétragramme יהוה que j’appelle ADONAÏ d’autre part. En gros, le Dieu qui s’afflige, se repend, se parle à lui-même, est plutôt ADONAÏ. Celui qui mène la danse préparatoire au Déluge, la construction de l’Arche, les ordres donnés à Noé, puis qui extermine le monde, est ELOHIM, le Dieu du Panthéon, le ALLAH des musulmans. Le jeu des deux noms hébreux, selon la trame du récit ou peut-être de deux récits entremêlés, mériterait lui aussi une longue étude à part qui perturberait l’axe théologique que je poursuis. Gardons-le dans mon « intervalle d’incertitude » indiqué dans la méthodologie que j’ai proposée. Pour l’information, il existe de nombreux autres mots pour désigner Dieu dans l’espace biblique, ce qui interdit toute essentialisation hâtive, dans la ligne de l’interdit de l’idolâtrie.
En revanche, il y a un point qui à la fois m’amuse et m’inquiète, surtout en nos temps de montée des religions et de courants de pensée de plus en plus violents, incultes et intolérants. Durant toute la préparation du Déluge, la construction de l’arche et l’organisation stratégique de la survie des espèces, Noé ne pipe pas un mot. Pire encore, le texte biblique répète plusieurs fois : « Noé exécuta tout ce que Dieu (ELOHIM) lui avait ordonné. » Le petit « religieux » soumis, complètement insensible au destin de ses congénères et des êtres vivants, obtempère sans états d’âme aux injonctions de son Dieu. Le mot « religieux » qui indique une « relation » n’a ici pas beaucoup de sens. Noé est tout le contraire d’Abraham qui tente de sauver coûte que coûte les habitants de Sodome et Gomorrhe. Un exégète m’a fait remarquer qu’au Chapitre 7, verset 16, le texte dit : ‹ ADONAÏ ferma la porte sur lui ». Sur lui ? non pas sur l’Arche, mais sur Noé ! Le texte hébreu semble même exprimer l’idée que ce « Dieu » claque la porte sur Noé. En d’autres termes : « tu fais chier ! T’est vraiment un C.. stupide et lâche, malgré tout ton génie organisateur ! ». Bref, il n’y a pas un chouïa de communication entre ADONAÏ et Noé. Dans le cadre d’une méditation sur la Trinité qui est toute communication, ce silence et cette servilité du célèbre patriarche sont éloquents. Désormais la destinée, la fatalité du Déluge peut s’abattre sur l’humanité et sur l’écosphère : « après moi, le Déluge ! ». Le premier à pouvoir colporter ce slogan est Noé lui-même. Il n’y pense peut-être même pas. Il ne pense pas. Il suit un programme sans penser à sa signification. C’est un ingénieur, pas un religieux. Tout l’inverse, ai-je écrit d’Abraham, de Moïse, de David, de Jérémie, de Jésus ! Caïn lui-même, le criminel, dans un texte antérieur de la Genèse, avait rétabli un contrat avec son Dieu après son crime.
Le personnage de Noé n’a pas tellement grandi après le Déluge. Même s’il construit un autel à ADONAÏ qui semble l’agréer, cela ne l’empêche pas de se saouler (pourquoi pas, après tout) et de se laisser aller du point de vue de la pudeur et de la nudité, ce qui renvoie étrangement à l’Eden, le faux paradis (le mot n’existe pas dans la Bible), où vivaient nus, Adam et Ève. Noé se croit encore en Eden, dans l’imaginaire paradis de l’enfance, du bébé. Pour en rajouter une couche, le premier mot sorti de la bouche du muet et résigné Noé est : « Maudit soit Canaan…! » et on sait, dans l’histoire biblique, tout le racisme caché derrière cette formule. Décidément, Noé est un personnage tout-à-fait inintéressant.
Maintenant, arrêtons-nous sur cette étrange alliance proposée par ELOHIM (et non ADONAÏ) à Noé et à ses descendants : dans le contenu de cette alliance, le texte écrit que crainte et effroi de tous les vivants accompagneront l’histoire des hommes, en dépit de la fécondation et de la multiplication promise de ceux-là à travers la Terre. La tragédie revient, et elle n’est pas seulement le résultat de la corruption antédiluvienne, mais elle est aussi l’effet de l’attitude de Noé. Après tout, ces mots ne font que décrire la réalité telle que nous la vivons. Sans doute, chasse, pèche, massacres et sacrifices d’animaux, préludaient déjà à cette nouvelle période effrayante. Elle est pourtant, comme je l’ai écrit, un vibrant, exigeant et menaçant appel à la responsabilité : les humains devront répondre (responsabilité) du sang de leurs semblables, mais aussi des animaux. L’entrée dans l’histoire, dans le temps, dans le mouvement de l’alliance… et d’une certaine manière, la sortie de l’illusion de l’éternité fataliste et des mythologies, passent par la responsabilité, l’éthique, le justice, sociale et écologique, la vérité. Les écrivains du Récit du Déluge ne peuvent l’abstraire de la Torah et du contrat de liberté et de responsabilité que va représenter l’Alliance cosmique… Sauf que cette fois, elle déborde le cadre personnel de quelques tribus de Palestine ou d’un Peuple qui s’est enfui de la Servitude. Toute la Création est engagée.
J’y vois quand même de l’humour : Noé n’est qu’un pantin insignifiant, le décalage entre le style narratif détaché et l’ampleur du cataclysme est énorme, sans compter l’invraisemblance d’une humanité qui serait apparue à partir d’une petite famille de rescapés… ce dernier point n’ayant sans doute pas échappé aux rédacteurs du Récit.
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Extension vers l’alliance différentielle.
Une alliance qui commence avec celle d’un personnage, puis d’un peuple avec son Dieu, et qui continue pour devenir une alliance avec tout le cosmos, révèle plusieurs points : on pourrait les concentrer sur deux axes. D’une part, la création est conçue comme une alliance. D’autre part, le Dieu révélé ainsi, est essentiellement (j’insiste sur ce mot) un Dieu d’alliance : ce n’est pas quelque chose d’accidentel, et le lecteur attentif y verra une des sources importantes de nos investigations trinitaires. J’ajoute toutefois une chose : l’alliance n’est pas seulement une affaire extrinsèque et contractuelle entre deux êtres ou deux entités autonomes et conscientes, mais elle est intime et universelle jusque dans les plus insignifiantes réalités créées et « incréées ».
Mon intuition est la suivante : chaque réalité qui entre dans l’existence est double. D’une part, elle est une présence au monde, à son environnement et à la totalité de ses perceptions ; d’autre part, elle est en relation avec l’être initial, Dieu si l’on veut. En ce qui concerne la réalité de l’être intime de Dieu, c’est une autre affaire et elle est plus spéculative. Je ne m’y aventurerai que prudemment. La relation est active : elle ancre ce qu’on pourrait appeler l’histoire de l’existence au monde dans une mémoire divine. Point très important. Elle est aussi réceptive, passive, dans la mesure où elle reçoit cette existence de cette essence première. Elle n’est pas seulement explicite comme celle d’un contrat ou d’une parole échangée, comme indiqué précédemment, elle est universelle et implicite jusque dans les plus petites réalités, même fugitives. Elle l’est dans la mesure où chaque événement de l’histoire du monde est recueillie au sein de la mémoire divine. J’insiste. L’intuition proposée ici me vient de ce mot du Christ Jésus qui affirme que pas un brin d’herbe ne sera perdu. Je songe également au mot de l’Évangile de Jean où Jésus affirme : « Quand je serai élevé de Terre, j’attirerai Tout à moi ». La liturgie trahit cette parole en la traduisant : j’attirerai tous les hommes à moi, ce qui est inexact dans le texte grec. Il s’agit bien de toutes choses. On comprend la peur du paganisme de la part de petits théologiens pusillanimes qui craignent la divinisation de la nature ; Ce n’est plus d’actualité ! En revanche, l’Évangile de Jean commence par un prologue qui lie toute existence à la Parole divine (Logos), retraduite en latin par l’expression Verbe divin (c’est-à-dire la Parole en acte) : « Tout fut par Lui, et sans Lui, rien ne fut ». Bref, toute existence est reliée au Logos divin… et j’ajoute, à la mémoire divine.
C’est cela que j’appelle « alliance différentielle », au sens quasi mathématique du terme. Pourquoi différentielle ? Parce que la moindre vibration de la moindre particule ou de la moindre ondulation perturbe et transforme la relation de cette entité infime au divin, à l’être primordial, et s’inscrit dans la mémoire du divin. Je sais : bien des religieux hurleront en disant que Dieu est éternel et n’est pas changé par l’histoire humaine. Ils ont tort : d’une part, l’opposition entre éternité et temps est une opposition qui relève d’une conception obsolète du temps et de l’espace (il y a eu la relativité et les quantas depuis !) ; d’autre part, dans la mesure où ils acceptent qu’il y ait un Dieu créateur, ils doivent aussi accepter que ce Dieu s’engage dans l’espace-temps-mémoire de cette création. Sinon, il n’est qu’un manipulateur de pantins. J’ai suffisamment stigmatisé ces figures divines dans mes premiers articles : n’y revenons pas. Certaines traditions spirituelles juives n’ont pas hésité à penser que la présence divine s’est même enfouie et cachée au cœur de sa création, au point de disparaître et de se mettre elle-même en danger. Voir par exemple la Kabbale lurianique, la réflexion de Gershom Scholem ou encore le petit fascicule de Hans Jonas sur le concept de Dieu après Auschwitz. Dieu disparaît, se dissout dans sa création. Je n’en suis pas encore là, mais je trouve que cette vision est très suggestive et performative. Sans aller jusqu’à cet extrême, je pose l’hypothèse sérieuse que tout est en alliance avec l’Être divin, où qu’Il soit, même la plus petite entité de l’Univers, même l’ensemble de l’Univers entier. Tout est relié, depuis l’étant le plus insignifiant jusqu’aux êtres les plus conscients et subjectifs, humains bien sûr ou pourquoi pas, d’autres créatures intelligentes de l’Espace-Temps cosmique, voire au sein d’autres continuums spatio-temporels au-delà de nos perceptions et représentations. Chaque histoire, temporalité, extensité ou intensité, entre dans l’épopée créatrice divine et dans le Tourbillon trinitaire.
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Alliance différentielle, liberté et réponse.
La position et perspective des êtres conscients, libres et responsables, est singulière dans ce tableau. Pourquoi ? Parce que d’une certaine manière, et dans des conditions particulières, elle est à l’égale de Dieu, du Dieu en tant que sujet qui parle et qui s’expose dans l’espace-temps, dans l’histoire, bien sûr. Elle est singulière parce qu’elle est susceptible de mettre en échec le dessein divin. Sur notre Planète Terre, la femme ou l’homme a la capacité de refuser et de rompre cette alliance, même si le corps qui appartient à la nature ne le peut pas. Le refus et la rupture peuvent toucher l’humanité dans son ensemble ou une grande partie d’elle-même. La tradition rabbinique n’a-t-elle pas envisagée l’effondrement de trente-six mondes avant le nôtre et le cri divin : « pourvu que celui-ci tienne ! ». L’histoire du Déluge inspire cette thèse. Ceci pourrait justifier (au conditionnel) ce que dès les textes évangéliques, on conçoit comme la Géhenne ou l’Enfer : un lieu où l’esprit rejette son propre corps. Bien des malades psychologiques connaissent cet enfer. Rien à voir, qu’on m’en excuse, avec la responsabilité humaine dans cette rupture, mais gardons-la en arrière plan pour la méditation trinitaire. À titre personnel, si l’existence d’un enfer est possible, l’existence réelle d’êtres éternellement damnés me paraît plus relever de la petitesse d’esprit de penseurs mesquins que de la générosité divine : qui pourrait résister à la splendeur de la création et par delà elle, à l’incandescente lumière divine et trinitaire ? Je renvoie à ma méditation sur le Livre de Job. La possibilité de l’existence d’un enfer n’est valable que dans la mesure où l’on conçoit la liberté comme un simple « non » absolu, universel et éternel, ce que j’ai du mal à croire ! C’est de l’abstraction ou de la mythologie ! Certes, combien d’injustices, de souffrance, de mensonge poussent chacun à se révolter, à vouloir crier « non » à l’existence, « non » à nos conditionnements et contraintes, « non » à un Dieu extérieur qui écrase le monde de son arbitraire, un Dieu que l’on voudrait mort et enterré, tant son sadisme est éloquent, tant ses zélateurs sont destructeurs… et il est vrai aussi que l’histoire humaine est parsemée d’abominations qui donnent maintes raisons à vouloir mourir, se suicider et entraîner le monde entier dans un refus de l’existence : mais peut-être est-ce aussi l’attitude de Noé ? Après moi, autour de moi, en moi, le Déluge. Arrêtons-la trop de théologie fiction.
La liberté n’est pas seulement la capacité de dire « non ». L’alliance librement consentie par Abraham, par Moïse et les hébreux, un peu contrainte par Noé, relue et revue par les chrétiens dans le mystère pascal et ce qu’ils appellent la nouvelle alliance dans le Christ (qui prolonge et étend au sein du divin les autres alliances), est d’une autre nature et d’un autre degré en même temps. Cette liberté regarde le monde créé et le Dieu créateur avec confiance et ouverture, voire avec beauté (au sens hébreu du mot TOV dans la Genèse), elle passe par la capacité d’être « comme » Dieu, à son image. Il s’agit du degré de liberté où l’esprit apprend à connaître ses conditionnements et ses contraintes pour agir sur elles et les diviniser (je prends ce dernier mot au sens teilhardien de la divinisation des activités et des passivités). Je suis co-créateur, parfois créateur tout court. Les capacités qui me sont offertes d’imaginer, de penser, d’agir, d’inventer, je les utilise comme « réponse ». Elles étendent ma liberté au-delà de mes contraintes : une telle liberté utilise ces contraintes pour se dilater, pour « être plus ». C’est une liberté spirituelle, dans la mesure où elle accepte que mon être ne se réduise pas à des déterminismes matériels, organiques ou sociaux. Du reste, l’alliance proposée à Moïse et au Peuple hébreu se complète par un contrat éthique et un appel à la responsabilité : toute l’activité humaine prend sens et élargit la liberté au-delà du simple choix mental et adolescent « oui ou non », dans les limites de ce qui pourrait tuer la vie et l’existence (signification profonde de la Torah, à mon sens). Sommes-nous sortis ici de l’hypothèse de l’alliance différentielle ? Non, pas tant que cela. Elle offre en effet aux plus petits, plus fragiles, aux plus meurtris, aux plus cassés par la vie, la possibilité de vivre une alliance créatrice avec un Dieu qui est toute communication et alliance, à travers de tous petits gestes… et pas seulement à des grands hommes (ou femmes), saints, maîtres, sages, savants, ou je ne sais quoi encore.
Enfin, au-delà de cet autre niveau de liberté, celui de connaître et d’agir sur ses conditionnements, il y a la liberté de se donner soi-même dans l’amour pour permettre à l’autre, pour permettre au monde, pour permettre à Dieu (eh oui !) d’exister par delà leur essence : mais là, nous entrons dans le cœur du tourbillon trinitaire lui-même et je réserve cette réflexion pour d’autres articles.
Naturellement, je ne suis pas idiot : ceci n’est possible que dans l’espace limité, quoique vaste, de nos capacités d’action, de passion et de réception… Il y aura toujours un espace au-delà de ces limites sur lequel nous n’avons pas la capacité d’agir. Pour proposer une analogie qui peut être aussi un exemple, jamais un humain ne pourra voyager, ni même agir, sur une étoile dans une galaxie située à un milliard d’années-lumière… même si les astrophysiciens peuvent en connaître la constitution, la structure, les énergies et évolutions. Autre analogie, jamais un être humain, voire un dictateur, ne pourra atteindre le tréfonds de l’âme humaine, et même s’il y parvient par des moyens techniques pour des individus, y arrivera-t-il pour une nation, pour un peuple ? L’histoire récente montre qu’il préférera le génocide ! Bien triste, je sais. Bref, on peut connaître beaucoup de choses et on en connaîtra de plus en plus, d’un point de vue cognitif, d’un point de vue technique, d’un point de vue éthique et politique, mais on ne pourra jamais agir sur tout. C’est en cela que nous sommes dans cet espace de liberté et d’action « à l’égal ce Dieu ». Et la connaissance ? Et l’imagination ? Il existe aussi un espace que notre entendement et notre raison ne peuvent connaître, ne peuvent même imaginer. Un célèbre philosophe prussien en quatre lettres qui commencent par un K et qui finissent par un T a mis en garde contre les rêves métaphysiques : il parle avec les limites de son époque qui elle-même était limitée. Mais même si les limites savantes de son temps ont été brisées, le tribunal kantien reste un garde fou. Du point de vue de la connaissance, j’entends, pas du point de vue de l’alliance divine. Il est du même ordre que l’interdit de l’idolâtrie nécessaire pour ouvrir le champ de l’histoire… mais je ne voudrais pas m’étendre de nouveau sur ce thème déjà traité dans mes investigations. Les limites au-delà desquelles nous ne pouvons ni connaître, ni agir, échappent à notre liberté.
Reste-t-il des raisons valables pour à nouveau crier ce « non absolu » ? Je ne sais pas, je ne le crois pas. Je ne vois pas l’intérêt de rejeter un espace qui nous est a priori inconnu. De plus, je pense que nombre de maux et de catastrophes personnels et sociaux sont la conséquence de souffrances que l’on ne peut juger à l’aune politique, juridique ou éthique.
NB. Que le lecteur n’en infère pas une quelconque justification des abominations de l’histoire, SVP ! J’ai expliqué ailleurs ma réserve, voire mon agacement, à l’égard de certains chrétiens qui excusent tout, sous prétexte qu’on ne peut pas juger le fond des cœurs. Ne confondons pas les niveaux : ici je ne suis pas à un niveau politique ou moral, mais à un niveau existentiel et théologique. D’ailleurs le Droit sait bien que tout jugement a des limites, puisque tout criminel, même le plus effroyable, a le droit d’être défendu par un avocat. Quant au pardon, c’est une affaire divine. Nous sommes bien limités dans ce domaine. Justice et pardon sont nécessaires, mais restons prudents : ils sont distincts. J’arrête là avant d’être entraîné sur des pentes glissantes !
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Revenons donc à notre alliance différentielle. Il s’agit d’une hypothèse destinée à donner sens à l’existence, accomplie ou inachevée, de tous les êtres. Plus exactement, elle propose de donner sens à l’existence réelle et potentielle de tous les êtres. Non seulement ils existent ou ont existé en actualité dans notre univers spatio-temporel, dans d’autres univers, non seulement ils existent en puissance, comme « objets éternels et abstraits », comme dirait le philosophe et mathématicien Alfred North Whitehead, mais encore ils sont en relation étendue et différentielle avec l’être initial, primordial que l’on peut appeler Dieu… Ce Dieu est Trinité vivante, Il est en soi relation, communication, liberté et source essentielle d’existence. Dans mon raisonnement, il y a quelque chose de faux si je donne l’impression que la source initiale est extérieure à l’existence du monde. L’extérieur est une forme seconde qui permet la position de la réponse et d’une liberté responsable. Il n’est pas premier. Quant à l’histoire elle-même différentielle et intégrale de cette alliance différentielle, posons que chaque monade, chaque entité (selon la perspective de chacun) passe de sujet actif et réceptif à un statut d’objet progressivement de plus en plus vivant au sein de la mémoire divine. J’oserai même écrire : au sein de la Vie Trinitaire. Il s’agit du reste d’un phénomène existant et fondateur de vie à notre échelle. Le montrer serait long, je m’en excuse, mais l’évolution de la vie, des espèces, des mutations et des capacités organiques, enrichie par les essais et erreurs de l’aventure, le montrerait aisément (d’un point de vue analogique).
Mais il ne faut pas s’arrêter là : en entrant par l’alliance différentielle dans la mémoire divine, tous les êtres créés s’engouffrent dans la danse divine, celle du Tourbillon Trinitaire, celle de la grande spirale de Vie et d’Esprit.
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