Investigations trinitaires (13) : Pourquoi la Trinité ? (B)

INVESTIGATIONS TRINITAIRES (13) – Pourquoi la Trinité ? -début-.

Résumé : L’article continue les raisons qui m’entraînent dans le tourbillon trinitaire. Ici, je m’arrête sur l’intuition teilhardienne, qui a ouvert la vallée et l’exploration des multiples figures de la création et de la vie. Chacun me pardonnera de glisser quelques noms de penseurs, contrairement à la promesse initiale de ces articles.

Investigations trinitaires 12 – pourquoi la Trinité (début)


Jésuite, scientifique, grand voyageur, Pierre Teilhard de Chardin est né en 1881, en Auvergne, et il est mort en 1955 à New York. L’Auvergne est la région française des volcans et d’une perception sensible de la vie de la Terre. Teilhard (comme tout le monde l’appelle) avait écrit qu’il désirait mourir le long d’une route. Cela ne s’est pas produit, mais j’ai repris son désir à mon compte. En cheminant sur le Camino vers Santiago de Compostela, boitillant sur ma jambe artificielle, souvent seul, parfois mais rarement accompagné, je me suis vu terminer ici mon aventure humaine. Non sans quelque enthousiasme coloré de vertige. Comment Pierre Teilhard de Chardin m’a-t-il accompagné sur le chemin du mystère trinitaire ? L’ami Pierre m’a permis, lorsque j’étais adolescent, de découvrir et d’intérioriser le fait que l’Univers est une immense genèse, une vaste dérive au sein duquel émergent, dans un petit coin isolé, notre Terre, la vie et la conscience. Une genèse de l’Esprit ? Peut-être. Un petit coin isolé ? Cela est de moins en moins sûr, comme je l’ai écrit dans un article précédent.

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Teilhard, Darwin, hasard et contingence.

Ici, je désire lever un probable doute chez le lecteur qui a entendu parler de Teilhard : en aucune manière, je vais laisser dire, comme certains l’ont affirmé sans la lire, que la pensée teilhardienne est un nouveau naturalisme teinté de panthéisme… ou inversement. La vaste dérive de l’Univers n’a rien d’une programmation surnaturelle ou naturelle, du point de vue phénoménologique où elle se situe. Le « hasard », les ruptures et l’imprévisibilité y ont leur mot à dire. Pas de souci : un des génies, au sens ingénieur du mot, de l’évolution de la vie est d’avoir su apprivoiser, voire utiliser l’aléatoire, le hasard pour se structurer dans des formes nouvelles et de plus en plus performantes. Darwin et ses successeurs l’ont démontré, il n’y a pas à revenir sur ce point, d’un point de vue scientifique et phénoménologique. La vie use du hasard du point de vue des mutations et des développements locaux, mais aussi du point de vue de son unité -la biosphère-.

A fortiori, la conscience suit le même chemin, de manière peut-être plus douloureuse et risquée. Immense chemin de croix de l’Esprit, écrit Hegel sous un angle plus philosophique que le jésuite. Sous la perspective de la genèse de de la conscience, il est possible de lire la préhistoire, puis l’histoire comme un combat, une dialectique, une domestication permanente face à l’imprévisible et l’aveuglement des forces naturelles. L’histoire humaine est celle des événements subis, revus, relus et dominés par les rites religieux et les techniques agricoles et artisanales, puis par la raison politique et la méditation philosophique, enfin par les sciences et la technologie, tout autant qu’au sein des évolutions infra-structurelles et super-structurelles. L’appropriation du hasard et de l’événement passent par le langage, la pensée, la communication, la technologie, la constitution de droits et de coutumes -sous l’angle religieux, philosophique ou politique-. Il n’y a pas de réalité sans incertitude, ni d’évolution de la conscience sans incertitude surmontée.

Le déni du hasard, de l’incertitude, du risque, est malheureusement une constante de nombre d’axes de la pensée et des expressions sentimentales, notamment depuis les rêves du « Progrès » dans la philosophie des Lumières, le Romantisme et le scientisme du Dix-Neuvième Siècle. L’Antiquité philosophique, peuplée de finalités faciles, n’était pas non plus à l’aise avec le hasard, à l’exception des atomistes ou d’un poète comme Lucrèce. Comme physicien, j’expliquais à mes étudiants l’importance du calcul d’incertitude qui rend réel l’abstraction des équations et des expérimentations de laboratoire (où on élimine tout risque d’erreur pour l’efficacité des mesures et des calculs). Ce point est important, puisque la tentation de voir des finalités et des causalités immédiates partout semble être une pathologie constante de l’âme humaine : que ce soit dans le domaine religieux bien sûr (Dieu ou le panthéon des divinités a tout prévu), dans les domaines métaphysiques et scientifiques où l’on croit maîtriser la réalité à travers des abstractions et la multiplication de principes et de causes, les humains cherchent à éliminer l’événement, l’imprévu.

L’abstraction et la causalité ne sont jamais que des projections spatiales, géométriques même, d’un temps que l’on nie ou dont on veut éliminer les ruptures et les discontinuités. Or, répétons-le, que ce soit par les techniques et les sciences, par la médecine, par les arts et la littérature, par les rites et les éthiques religieuses, par l’organisation politique, sociale et juridique, l’aventure humaine peut être conçue comme l’apprivoisement du hasard, pour le meilleur et pour le pire : le meilleur, puisque cet apprivoisement réconforte nos peurs et développe notre espace de liberté ; le pire, car il « shunte » l’espace entre nos représentations, le réel et la contingence du temps. Or le hasard, l’imprévisibilité, l’événementiel rendent les choses réelles, et la prise en compte du hasard rend nos représentations plus vraies.

Même si Pierre Teilhard de Chardin semble privilégier les continuités dans les processus évolutifs, il n’oublie jamais les mutations et les nœuds où çà et là, une bifurcation se produit. Bifurcation qui n’est jamais gage de réussite, mais qui globalement ou statistiquement, produit du nouveau : Pierre Teilhard de Chardin est darwinien, qu’on le veuille ou non, même s’il essaie de déborder Darwin par dessus quand il réfléchit sur l’aventure humaine. Ainsi le monde apparaît dans sa contingence : telle ou telle figure, telle ou telle espèce, telle ou telle civilisation, aurait pu ne jamais exister. Ce dernier point est valide non seulement pour le grouillement des êtres sur la petite Planète Terre égarée dans la banlieue d’une galaxie quelconque au milieu de cent millions de galaxies recensées dans notre « Cosmogenèse », mais sans doute pour d’autres noosphères de l’Univers, voire au-delà de notre univers sensible et connaissable.

Toutefois, même si les êtres de notre univers, moi compris, auraient pu ne jamais exister ou prendre d’autres chemins et d’autres formes d’existence, ceux-ci ou ceux-là existent concrètement : par conséquent, l’idée d’une loi de dérive générale vers plus de conscience, vers plus de complexité, vers plus de capacité d’action et de créativité de la vie, repose sur du solide et du bon sens. Dans l’article sur la possibilité d’autres mondes, j’ai mis l’accent sur le principe cosmologique qui postule qu’il y a la même matière, la même énergie et les mêmes lois dans tout l’univers et toutes les directions. Ici, je mets plutôt l’accent sur la dimension ontologique : ce monde existe tel qu’il est, il est donc pertinent d’estimer que la loi d’évolution est inscrite dans son être en soi, même si l’événement et son dynamisme potentiel ont leur mot à dire. Ce dernier point est une de mes convictions : la créativité, la variété, l’enrichissement des fonctions, le « buissonnement » (concept teilhardien) des formes et des phyla (rameaux évolutifs) de la réalité naturelle et historique reposent sur le tissu complexe des événements du monde qui se croisent, même aléatoirement… plus encore que par la combinaison des structures élémentaires entre elles.

Dans la pensée teilhardienne, appelons-là organique et globale (statistiquement parlant), le concept de « vie » est fondamental. Il parle de la « prévie » pour désigner les formes et les énergies matérielles, de la vie bien sûr pour les formes et phyla biologiques, de « survie » pour désigner l’aventure de la conscience humaine. La conscience est à la fois une émergence et une rupture : elle est une émergence dans la mesure où elle est le produit de l’évolution de la vie et qu’elle ne pourrait exister sans elle ; elle est une rupture, dans la mesure où son évolution recouvre l’évolution naturelle, et qu’elle constitue une entité autonome que Pierre Teilhard de Chardin appelle la « Noosphère ». Son œuvre majeure consiste à repérer globalement les lignes de fond de la « Noogenèse », terme qui lui est propre, par-delà les accidents de parcours. Sur notre Planète Terre, il voit, au sens visionnaire du terme, se profiler une unité dans un maximum de conscience, et ajoute-t-il d’amour, qu’il appelle le « Point Oméga ». Et là, il introduit le concept de l’Esprit. Bon, dans le contexte actuel des crises, économiques, politiques, pandémiques, cette vision optimiste peut sembler risquée. Le rôle des disciples de Pierre Teilhard de Chardin est de tempérer et d’affiner cette vision, de l’infirmer dans les détails et de la confirmer dans son ensemble. Elle n’est pas utopique. Elle donne simplement l’impression d’être un peu précipitée dans ses grandes lignes : mais chacun n’a qu’une vie et un temps limité ! Qu’écrirait-il aujourd’hui, au sein des crises récurrentes actuelles, lui qui a connu les tranchées de la Première Guerre Mondiale et l’exil au cours de la Seconde !

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Esprit, Trinité, pensée teilhardienne et quelques autres par-delà…

Bon, jusqu’ici, le mystère trinitaire n’a pas été évoqué. Teilhard n’évoque pas ou peu la Trinité dans ses écrits. Souvent je m’en suis ému. Marquée par la tradition chrétienne et catholique de son temps, par le pivot théologique et spirituel centré sur « l’eucharistie », présence active et explicite du Milieu Divin, l’intuition teilhardienne s’est polarisée sur la figure du Christ. Non pas tellement le Jésus historique, situé dans un espace, un temps et une société particulière, mais le Christ de l’eschatologie et des derniers temps, celui de Paul de Tarse, de Jean l’Évangéliste, celui qui récapitule l’histoire humaine et l’histoire cosmique des actions et des passions. N’oublions pas que Pierre Teilhard de Chardin est prêtre et jésuite, c’est-à-dire « compagnon de Jésus ». Bien. On peut être d’accord ou non, apprécier ou non, nuancer ou non, critiquer comme on veut. Mais cette vaste fresque est quasi sans égale dans notre modernité… et elle rejoint des visions que l’on trouve dans la Patristique (les premiers théologiens des églises chrétiennes), dans la Kabbale juive, voire dans des philosophies médiévales, avec en surplus la coloration de palettes scientifiques et la conscience des infinis potentiels de l’Univers, l’infiniment grand, l’infiniment petit et l’infiniment complexe. Le tribunal kantien n’a pas beaucoup de prises sur la vision teilhardienne, en raison d’une épistémologie solide exprimée dans son œuvre majeure : « Le Phénomène Humain ». J’ai longuement travaillé sur cette question dans les années 1990 et 2000.

Admettons l’apparente absence formalisée de la vie trinitaire dans l’œuvre teilhardienne. Les philosophes des derniers siècles s’en était tant moqué, et les théologiens répétaient tant des vieilleries post scolastiques incompréhensibles qu’écrire sur la Trinité passait pour vieillotte. L’œcuménisme et la prise en compte de la méditation de l’Orient chrétien, le retour des icônes, celle de Rublev par exemple, n’étaient pas encore d’actualité. En revanche, dans le contenu de sa pensée, Pierre Teilhard de Chardin donne une telle consistance à l’épopée de la vie, puis celle de la conscience et de la socialisation humaine, qu’elle rend présente la réalité concrète de l’Esprit. Le mot « Esprit » est loin d’être absent de sa pensée et complète sa vision religieuse axée sur le Christ.

Cependant, avec le recul, je conteste la réduction teilhardienne et derrière lui, dualiste, du concept d’Esprit comme opposition à la Matière. En dépit de son attachement à l’Évolution (avec un grand E, comme souvent il l’écrit), du vaste glissement de l’une vers l’autre, à travers la Cosmogenèse, La biogenèse et la Noogenèse, il semble que le jésuite ne soit pas libéré du dualisme Esprit-Matière, cet espèce de fantôme diabolique insinué dans nos mentalités occidentales. À titre personnel, il m’a fallu chasser ce spectre. Hegel, plus fondamentalement trinitaire que Teilhard, m’y a aidé : ce dernier, quoique non religieux, affirme sans retenue que tout est Esprit, sans essentialiser ni la matière, ni l’esprit. Il est vrai que Hegel ignore l’évolution biologique et zoologique, et encore plus l’immense geste cosmique, et qu’il réduit sa phénoménologie de l’Esprit à la dialectique entre conscience et conscience de soi et à celle de l’histoire. Mais au moins, il débarrasse la pensée des vieilleries substantialistes et met le poids sur l’Esprit comme sujet. Tout autant que Hegel, bien qu’il soit peu trinitaire, je dois au mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, la rupture des amarres dualistes : le réel ontologique n’est pas dans la matière, ni dans l’esprit, ni dans les éléments, mais il est plus certainement dans les relations, dans les événements (entités ou occasions actuelles, écrit-il) et dans les processus. Processus locaux et globaux. De ce point de vue, la cosmologie et l’ontologie de Whitehead sont plus proches de notre représentation contemporaine de la réalité que celle de Pierre Teilhard de Chardin. Ce dernier n’a pas eu l’opportunité de confronter sa vision à des universitaires dans un cadre plus institutionnel, et c’est dommage.

En dépit de sa maladresse métaphysique, le jésuite m’a fait découvrir la consistance du temps, de l’épaisseur de la durée, de la créativité du réel… que les pensées cartésiennes, newtoniennes et kantiennes avaient anéanties : le temps réduit à l’espace des horloges et subordonné à la mesure de la géométrie. Doit-on rappeler le célèbre « Démon de Laplace » qui, connaissant les positions, les vitesses et les potentialités énergétiques de l’Univers, s’estime capable de reconstruire tout le passé et de prévoir tout l’avenir. Le pendant théologique de Laplace est Leibniz, lorsqu’il imagine un Dieu programmateur qui calcule tout dans un système d’équations initiales. Non, ces représentations ont vécu, même si certaines de leurs idées continuent à circuler aujourd’hui. Un ami, médecin et cardiologue, m’a un jour résumé en quelques mots : nous sommes le produit de trois paramètres, celui de notre nature (physique, biologique, génétique, générique, sexuelle), celui de notre conditionnement social et historique (éducation, langue, statut social) et … celui des événements imprévus de la vie. Chacun pensera que c’est évident. Malheureusement le troisième paramètre est très souvent absent des optiques philosophiques, scientifiques et même théologiques. À partir de ces déterminations, chaque personne, chaque communauté, chaque société oriente des choix et tente de les mettre en œuvre. La question de la liberté des êtres en fonction de leur conditionnement fera l’objet d’un chapitre ultérieur. Il démontrera aussi ce que peut signifier la liberté dans le tourbillon trinitaire.

Ce sont les imprévus, les surprises, les déviations qui singularisent chacun -même deux jumeaux se différencient- et qui font apparaître de vraies nouveautés, de même que la dynamique rend réelles les idéalités de la cinématique ou des mathématiques. Soyons clairs : nous sommes dans le domaine du risque, rien n’est automatique. Les rencontres aléatoires ne sont pas fécondes en soi, elles conduisent aussi à la mort. Mais le temps, la durée, les imprévisibilités, le risque de l’existence, les jeux de la vie et de la mort, à l’échelle globale et statistique, reprennent de la consistance ontologique – contre le matérialisme et contre l’idée de programmation ou de prédestination.

La gravité du temps et de l’imprévisible correspond à ce qui pourrait être dit de la représentation de l’Esprit dans l’espace biblique. Pierre Teilhard de Chardin a articulé et unifié sa pensée autour de sa vision du Christ cosmique et de la convergence de l’aventure de la Noosphère vers ce qu’il a appelé le « Point Oméga ». Le Point Oméga concentre en lui toutes les oppositions apparentes de la réalité et se présente comme un lieu de retournement et de bascule vers un « au-delà » divin, où toutes choses (matérielles comprises) seront « consumées » dans l’Amour. Admettons : que le lecteur se souvienne de ce que j’ai écrit sur l’amour divin et les ambigüités de cette expression. Mais ce vaste mouvement peut être lu, et je l’ai souvent lu ainsi, comme présence et œuvre de l’Esprit. Ainsi l’Esprit n’est plus présenté comme une sorte de substance face à une autre substance qui serait la matière, mais comme un formidable moteur caché, une énergie qui pousse les êtres, les entités actuelles, vers leur réalisation définitive, vers un accomplissement, vers une participation à plus vaste que soi. Ce vaste process n’a rien d’une programmation, comme serait celle d’un informaticien qui programme un logiciel, mais un lieu et temps de rencontres, de fécondations, de luttes, de dialectiques, d’imprévisibilités, et naturellement… de création.

Il est possible que des lecteurs estiment que je place trop de poids sur l’événement et l’imprévisible. Dans un article méthodologique, je montrerai comment la dynamique est beaucoup plus réelle que la statique. Cela dit, lorsqu’on marche sur un chemin, comme par exemple je l’ai vécu sur le Camino et sur divers sentiers, le repos est essentiel : il permet au corps de retrouver du calme, et à la conscience de relire ce qui a été vécu. Mais le repos éternel, c’est la mort. Des représentations philosophiques et théologiques purement statiques qui nient le temps, la créativité et l’imprévisible, sont soumises à la dégradation. La démonstration de ce fait est simple. J’en ai déjà parlé et j’y reviendrai. Après le repos, naturel et réconfortant, la quête doit repartir. Et c’est exactement là que je situe une des qualités de l’Esprit au sein de la vie trinitaire.

L’Esprit, au sens biblique, est imprévisible. Il est à la fois analogue au vent, et au féminin… indépendamment, qu’on me le pardonne, des clichés qui sont projetés sur les textes bibliques. Ce point sera repris plus loin, mais dans un cadre différentiel. L’Esprit, comme le vent, souffle où Il veut, prend les formes qu’Il veut, détourne les causalités, transfigure et recrée des êtres décomposés. Il conçoit, aux deux sens du terme : concepts et conception de la vie. Il ressuscite même, dans un célèbre récit du prophète Ézéchiel. « Le Souffle d’Élohim plane sur les eaux » : telle est l’arrière plan sur lequel la Parole, le Logos si on veut, la Torah diront certains, donne corps aux multiples êtres naturels et divins, cosmiques ou vivants, au fur et à mesure que s’y conjugue ce souffle divin. Le monde ne surgit pas d’une chute à partir d’un panthéon idéal où se programment toutes les destinées, ni des mains d’un artisan céleste qui bâtit des êtres selon sa fantaisie imaginaire. Non, il survient et procède d’une création permanente et de plus en plus riche de structures qui se complexifient, d’organismes qui s’autonomisent, se différencient et se fécondent, de consciences qui se libèrent, qui créent les outils de cette libération, se socialisent et s’unifient librement. Pour quelle finalité ? Là, mille prudences s’imposent.

Oui, en effet, dans le mouvement de l’action de la Parole dans les rafales de l’Esprit, il y a une dimension omise : l’unification et la convergence au sein de ce buissonnement en éventail, en feu d’artifice, sur la Planète Terre. Et sans doute ailleurs, partout où émergent des noosphères. L’unification n’est pas une fusion, une disparition des différences au sein de la pensée teilhardienne, mais une réunification organique et dynamique où chaque entité s’épanouit et, selon l’expression difficilement traduisible de Whitehead, trouve sa « satisfaction », son achèvement et sa réalisation dans quelque chose de plus vaste que soi. « L’Union différencie », écrivait Teilhard dans une de ses formules clés, apparemment contradictoire : ceci n’est compréhensible que dans une vision qui n’entre pas dans les canons d’une logique binaire finie. Ce n’est que dans l’infini que l’addition et la multiplication ne changent pas la nature. Un infini qui n’est pas potentiel ou arithmétique, mais spirituel et organique : l’image de la lumière du Soleil qui compose et qui révèle les couleurs de la nature et de la vie peut offrir une mini analogie, si le spécialiste de l’optique ne me tracasse pas sur la réalité physique de la lumière. La métaphore du tourbillon qui structure les énergies en une spirale organisée et plus complexe que les courants qui l’animent, est encore plus dense dans ma petite tête de lépidosophe.

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Conclusion : entre sources et océan.

La vaste synthèse teilhardienne a ouvert les portes de la vallée que j’entrevoyais dans l’article précédent, celle qui fait éclater la relation duale Dieu-Monde ou Dieu-Homme envisagée sous un angle statique, idéale, dogmatique ou nihiliste. Mais pour avancer au-delà de l’intuition du jésuite, il m’a fallu creuser dans des pensées plus originales et parfois plus ésotériques, comme par exemple dans les géniales intuitions des kabbalistes espagnols, lues par Gershom Scholem, Hans Jonas et quelques autres, ou dans d’autres perspectives antiques, médiévales, classiques ou contemporaines, religieuses ou athées, gnostiques ou agnostiques, philosophiques ou théologiques, dans un esprit transdisciplinaire et parfois impertinent, voire transgressif, mais le plus possible vigilant d’un point de vue épistémologique.

Je ne vais pas étaler sur une carte les méandres des rivières qui mènent au fleuve de ma navigation et aux plongées dans la vallée, entre rapides, gorges, lacs paisibles et deltas marécageux vers le mystère de la Trinité. Et puis, il y a les retours en arrière, les doutes et les réparations de l’esquif sur lequel je rame ou me laisse porter par le courant. Tous ces méandres ont animé ma quête et mon aspiration à participer à la vie trinitaire, à désirer me jeter dans l’océan divin aux infinis mouvements et multiples visages insaisissables. Sur la surface et dans le fond. Là où les horizons et la vue se perdent, mais offrent l’occasion d’étonnements. Cette navigation et ces plongées se sont accompagnées d’un combat, de peurs intériorisées et d’un détachement progressif de mon ego et de son besoin d’être rassuré, religieusement, physiquement et philosophiquement. La libération de l’esprit, de l’Esprit, est une lutte, un corps à corps, parfois difficile et obscur, parfois caressant et fécondant. Malgré tout, pas grand chose aujourd’hui ne m’empêchera d’entrevoir, derrière les apparences, le formidable tourbillon créateur de la vie trinitaire dans lequel les êtres sont entraînés. Même meurtri, Jacob traverse la rivière.

Prochain article : Trinité, navigations dans l’histoire

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