Investigations trinitaires (9) -figures divines : Dieu tendresse.

INVESTIGATIONS TRINITAIRES (9) – Dieu tendresse.

Résumé : figure récente, mais en réalité rattachée à des représentations et parfois des dérives anciennes, l’idée d’un Dieu amour peut être très pernicieuse. Par son anti-intellectualisme et ses techniques de culpabilisation et de chantage, elle trahit en grande partie l’intuition biblique… et elle est menteuse face à nombre de situations de la tragédie humaine.

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Dernière figure du divin, un peu nouvelle, dont on ne sait pas si elle est proche d’un monothéisme fusionnel, d’une forme de panthéisme affectif ou d’une forme dégénérée de polythéisme. Depuis un peu plus d’un siècle, l’apologétique des églises (c’est-à-dire la défense du Christianisme contre les attaques et les dérives, et le discours de conquête), du côté des catholiques romains et des diverses églises de la Réforme, a basculé : elle est passée de la peur et de la menace face à la colère divine à un discours sur « l’amour de Dieu », apparemment plus conforme à l’esprit des Évangiles. La montée de l’athéisme, l’interrogation sur l’existence humaine, la progression des sciences -que ce soit dans le domaine des sciences de la nature ou des sciences herméneutiques, notamment dans la critique littéraire-, le romantisme, la féminisation de plus en plus grande des acteurs de la vie des églises, expliquent en partie ce glissement. Dans l’église catholique, l’influence de Thérèse de Lisieux a été essentielle, même si nombre de ses admirateurs omettent le fait que ses dernières années furent une redoutable épreuve physique et spirituelle. Elle n’est pas la seule, naturellement ; depuis les origines du Christianisme, l’amour divin a été le moteur de nombre de ses meilleurs acteurs et réformateurs, et il me paraît difficile de comprendre le Mystère Trinitaire, objet de ces méditations, sans passer par le sas de l’amour de Dieu.

La question est de savoir ce que l’on met sous le concept d’« amour de Dieu ». Pour rééquilibrer la vision romantique de la jeune carmélite que transmettent ses admirateurs et admiratrices, on peut aussi rappeler l’engagement du pasteur luthérien, Dietrich Bonhoeffer, pendu par les nazis, dont la conscience spirituelle et morale vaut bien celle de Thérèse. À titre personnel, j’aime bien rééquilibrer les bavardages des bonnes âmes sur l’amour de Dieu par le témoignage politique et vivant du pasteur allemand. Que peut l’idée d’amour de Dieu face aux SS ? De fait, la prudence -ou la sagesse- des prélats face aux élans sentimentaux n’est pas impertinente. Même si l’amour de Dieu a inspiré et transformé nombre de grands mystiques, il ne faut pas oublier la nécessaire tension entre les institutions et les spirituels, parfois un peu trop exaltés : elle permet de prévenir les dérives. Amour, oui ; justice, aussi. Et j’ajouterai bien volontiers aussi la raison, au sens traditionnel de la philosophie, à savoir la sagesse.

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Amour de Dieu et dérives

Quelles sont ces dérives, potentielles ou réelles ? La plus innocente est la confusion entre amour divin et vague tendresse affective… Dieu est amour, tendresse, copain-copain, il marche avec nous dans la rue, dans le métro, il frappe à nos portes, il est dans nos cœurs, etc. Cœur, au sens sentimental du terme -style Gala et Point de Vue Images du Monde-, j’entends, pas au sens biblique. Nombre de prédicateurs dans leurs sermons carillonnent les oreilles de leurs fidèles avec leur « Dieu est amoooooouuuur », qui résonne avec leur propre manque affectif et qui racole tous ceux qui sont dans la même situation. Pour être franc, cette représentation divine me fait souvent beaucoup rire, non sans quelque vague-à-l’âme. Mais elle me fait parfois également pleurer et quelquefois, elle me fait peur.

Cette approche de l’amour sentimental et tendre, copain-copain, élevé au niveau du divin, est à la source de manipulations d’une grande perversité, dans les communautés chrétiennes, notamment : bien des catholiques, milieu que je connais trop bien, n’osent revendiquer ou dénoncer les injustices, les abus de pouvoir, les mensonges, les culpabilisations, les aliénations dans leur Église, au nom de la charité et de l’amour de Dieu. Paul de Tarse en a ajouté des tonnes à travers des catalogues de bons sentiments qu’il expose souvent dans ses épîtres : dans d’autres contextes, je précise. Combien de fois est-il évoqué pour ne pas faire de vagues ou scandaliser ! Au nom de l’amour de Dieu et de la charité chrétienne, des prêtres, des évêques, des responsables de communautés, manipulent et exploitent nombre de croyants de bonne volonté, piégés par le sentimentalisme sacralisé. Un de mes neveux a dénoncé le chantage à l’amour de Dieu pratiqué par certaines communautés chrétiennes pour « guérir » des femmes et des hommes qui ne sont pas normatifs des « bonnes pratiques sexuelles ». Du comique au tragique, le chemin est plus court qu’il ne le paraît !…. Je ne me moque pas de ceux qui ont colportée ces représentations durant les dernières décennies, que l’on trouve dans les communautés chaudes. Ils sont eux-mêmes les victimes. Mais les vraies victimes ne doivent pas être oubliées.

Des membres d’autres communautés abordent les passants, les croquantes et les croquants, en leur proposant le Salut au nom de l’amour de Dieu, et en distillant un discours de culpabilité à celui qui refuse cet amour. En d’autres termes, venez dans ma paroisse, dans ma secte, dans ma confrérie bien chaleureuse : vous y trouverez le salut et la connaissance d’un Dieu qui vous aime, qui est proche de vous et qui vous fusionnera dans ses bras brûlants de tendresse… Mais, discours caché, malheur à vous si vous ne venez pas !

Au sein même des églises, l’exploitation et le chantage au nom de la charité chrétienne sont presque établis comme norme. J’en parle de connaissance et d’expérience. Nombre de femmes et d’hommes, généreux, se voient confier des contrats de travail à temps partiel qui camouflent de véritables corvées plus qu’à temps plein. Avec des salaires de misère. Et ceci n’est pas spécifique au monde du travail. Dans le domaine du bénévolat, les mêmes pratiques sont utilisées, toujours au nom de l’amour de Dieu… et de la culpabilité bien appuyée si on a le malheur de contester. D’ailleurs la contestation, voire la colère, sont des atteintes à l’harmonie. « Tu n’as pas l’esprit de l’évangile, tu manques de charité chrétienne », entend-on dans nombre de communautés lorsque vous élevez la voix contre de flagrantes injustices, des perversions ou des manques de reconnaissance. Combien d’états dépressifs, de soumissions infantiles, de personnes fracassées, voit-on dans ces lieux ! Et dans l’Église Catholique Romaine, l’organisation hiérarchique encourage, cachée, ces pratiques : surtout ne pas remettre en cause la structure donnée par Dieu lui-même. Ben voyons ! Curieusement, ce que je dénonçais dans la figure du Dieu des Prophètes réapparaît ici sous une forme différente : la moralisation des prophètes est passée de la dénonciation des pratiques morales des princes à celle des individus qui ne rentrent pas dans le rang, c’est-à-dire charitables, au mauvais sens du terme, et quelque peu infantilisés (comportez vous comme des enfants, pour entrer dans le Royaume !).

On peut comprendre le besoin de tendresse dans un monde qui apparaît dur et violent. Il n’est pas spécifique au monde chrétien, et il prend parfois des formes beaucoup plus acides. Je pense qu’en partie, les révolutions hippies et soixante-huitardes relèvent d’un même besoin inconscient de tendresse : qu’il soit une conséquence, par opposition, des guerres des décennies précédentes ou contemporaines, des totalitarismes et de la Shoah, de la machine industrielle et de la peur atomique, ou un effet de la puissance de la rationalisation de la pensée, les révolutions de ces années-là, plus que vivantes aujourd’hui, répondent en écho au glissement vécu dans les églises chrétiennes. Tendresse, liberté et colère… camouflées parfois derrière d’apparentes pensées à prétention philosophique et politique. Sans verser dans le complotisme, il m’arrive de m’interroger pour savoir à qui le crime profite : le libéralisme économique, qui nie toute raison et toute vérité objective, pour encourager la consommation et culpabiliser les non productifs et non consommateurs, est en partie l’enfant de ce besoin de sentiment. L’enfant ou le parent ? Qu’on soit clair, je ne prétends pas avoir raison sur ce plan, ni même proposer d’alternative.

Les progrès des sciences et des techniques, médicales par exemple, permettent à des personnes fragiles de demeurer vivantes et actives. Ceux des médias, eux, universalisent les périls à l’échelle de la Planète, périls sur lesquels les individus n’ont pas de prise. La démocratie donne la parole à tous, mais les idéologies et les tigres et les renards des partis la confisquent ou la déforment. Déferlement de phénomènes incontrôlables, de sentiments contradictoires, d’émotions et donc de frustrations. L’aspiration à plus de tendresse est légitime et certainement nécessaire à notre époque. Mais elle ne justifie pas le prosélytisme, les chantages ou les discours de culpabilisation destinés à attirer ou conserver les ouailles, et encore moins l’utilisation de cette aspiration pour inculquer des dogmes et des théories morales sans critique, sans recul. La prédication du Dieu Amour s’accompagne presque systématiquement, dans les communautés chaudes, d’un anti-intellectualisme destiné à flatter les plus faibles. Cela est inquiétant. De plus, il encourage un certain conservatisme qui se satisfait des structures existantes, mentales et institutionnelles.

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Retour aux sources

Il faut revenir aux sources bibliques. De quoi parlent-elles, à propos d’amour de Dieu. Déjà les mots grecs pour désigner l’amour sont multiples : il y a « eros », l’amour lié au désir ; « agapé », l’amour don et sans condition vers l’autre, le différent (et souvent assimilé à la « charité » chrétienne) ; « philia », l’amour de fidélité, l’amitié si on veut ; « storgé », l’amour maternel et familial. Derrière les mots grecs, il y a des mots hébreux et araméens. En hébreu, le mot utilisé pour amour de Dieu est fréquemment « hesed », que les commentateurs ont précipitamment comparé à l’agapé grecque, sous l’influence des Septante. Admettons. Il existe aussi le mot « Alabah », plus neutre et plus universel, et parfois plus significatif de l’amour de soi. Il est aussi parfois utilisé pour désigner l’amour d’Adonaï pour son peuple. Dans la langue française, quel équivalent entre l’amour du chocolat, l’amour de Chloé pour Daphnis, l’amour du pouvoir. En anglais, on distingue Love and Like… Et donc l’amour de Dieu, quel est-il ? Par ailleurs, de fait, le mot « Dieu », au sens grec, latin ou philosophique, n’existe pas en hébreu. Il prend de multiples formes, et le célèbre tétragramme, je le traduis par Adonaï, comme le disent les juifs et également par conviction.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, l’amour de Dieu n’est pas un concept inventé par le Christ Jésus. Il est densément présent dans la Torah, les Prophètes, les Livres historiques et la Sagesse biblique. Dans nos mentalités contemporaines, l’amour trouve son lieu d’action et de passion dans le « cœur », au sens figuré du terme, par opposition à la raison dont le siège est la tête, le cerveau. Or, le cœur au sens biblique est également lié à l’amour, mais il est plus proche d’une idée de principe vivant d’intelligence, d’action et de création, que de celle de sentiment romantique, de tendresse et de la mièvrerie qui l’accompagne. L’Adonaï de la Bible crée des mondes, des espaces et des histoires nouvelles, remet debout les personnes abattues ou déprimées, donne les moyens et les outils pour lutter contre les maux et les souffrances. Parfois, avec autorité et quelque préférence, lit-on dans les textes… ce qui pose question sur les différents choix qui semblent promouvoir des élections arbitraires.

On remarquera toutefois que Adonaï ne choisit pas toujours les favoris de nos représentations : le petit dernier de la famille, le proscrit, l’enfant, le berger exclu des rites de la communauté, etc. L’amour « biblique » d’Adonaï laisse parfois les gens seuls, seuls avec eux-mêmes ou seuls face à l’ennemi, apparemment abandonnés. On pense à la figure du Christ, naturellement, mais aussi à Abraham, à Jacob, à Joseph, à Moïse, à Élie, à Jérémie, à David et combien d’autres ! Quant à l’histoire post biblique, dans combien de spiritualités, à commencer par celle du Carmel que j’évoquais, montre-t-on la terrible épreuve d’une nuit des sens, ou pire, une nuit de l’esprit. Drôle d’amour de Dieu ! Du moins dans le sens de l’amour tendre, sentimental et romantique. Je ne critique pas le Dieu amour en soi, loin de là : encore faudrait-il savoir ce qui est signifié sous le mot « amour » tout autant que sous le concept de « Dieu » que je balaie depuis le début de ces pages. Le concept d’amour de Dieu pose autant de questions, si ce n’est plus, qu’il n’en résout.

L’amour de Dieu, du moins tel qu’on peut le pressentir dans l’univers biblique, n’a donc pas grand chose à voir avec ces torrents de sentimentalité et de tendresse niaise et abêtissante. Allez parler de la tendresse, de câlins et de gentillesse à des islamistes, à des SS ou même simplement dans des conseils d’administration d’entreprise ou des conseils de ministres (Mille excuses aux entrepreneurs et aux politiques !). Le concept d’amour mériterait de très longs développements, je le reconnais, et le lecteur me pardonnera de telles caricatures. Disons simplement qu’il d’abord être perçu avant toute chose comme énergie créatrice de vie et d’humanité. Comme esprit de vie et d’humanité. L’amour divin redresse, remet debout les personnes courbées, riches et pauvres, faibles et fortes, coupables ou non, inspirées ou non, surtout quand elles sont abattues par l’adversité. Il engage dans des combats, fait prendre des risques, pour plus de générosité et de reconnaissance… Reconnaissance personnelle, sociale, politique, humaine. Il libère la parole et l’esprit. Bref, il est source de créativité et de process de développement. S’il est parfois consolant et fusionnel, ce n’est que pour des moments de vraie souffrance, de défaite, de dépression, de face à face à la mort. Certains discours affectés et affectifs sur l’évangile du Christ Jésus servent de caution à toute cette niaiserie, en raison de l’appel à l’amour de Dieu et du prochain. Or, tel qu’on le lit dans les évangiles officiels, si Jésus fait preuve parfois de tendresse envers ses amis, il agit plutôt dans le sens de la reconnaissance et du don de la parole aux petits, de la libération des exploités et des prisonniers, dans le sens de la contestation parfois violente des institutions religieuses et politiques, de la fécondation des intelligences et non de la conservation de dogmes ou de rites établis, et naturellement dans le don de soi totalement risqué de sa vie et de son esprit pour libérer de la mort et du mal…

Pour terminer cette dernière figure, celle de l’amour-tendresse et gentillesse affective et gélatineuse élevés au niveau du divin et sacralisé, je dirai simplement qu’elle est entropique -et donc mortifère- : son anti-intellectualisme, son oubli de la justice et son refus du réel dans sa dureté conduisent au flou total sur les concepts dont on parle, sa régression affective détruit la créativité humaine, son colportage conforte les traditionalismes et les conservatismes les plus réactionnaires. Dans un univers en évolution et en fécondité permanente, qui n’avance pas recule. Pardonnez cette dernière proposition simpliste.

Investigations trinitaires 09 : théismes face à Job

Récit d'un unijambiste
sur le Chemin de Compostelle
106 jours de marche, à 2 Km/h
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- Difficultés et joies de la marche d'un handicapé physique -
Tome 1 : Voie du Puy (Édition Nicorazon)Tome 2 : Espagne (Éditions Lepère)

 

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